Pourquoi relire La Peste tant
d'années après une première lecture ?
Je pourrais dire simplement que
c'est parce que j'ai grandi depuis. Que cette lecture qui avait été prescrite à
l'époque s'est imposée d'elle-même aujourd'hui. L'auteur qui rebutait autrefois
par l'austérité de sa pensée me serait devenu fréquentable. Rien d'affriolant
en effet, en ce naguère de première lecture, dans les lignes du prix Nobel pour
un esprit juvénile qui ne rêvait que de frivolités. La complexion de
l'adolescence est porteuse de tellement d'utopies, de fantasmes qu'elle verse à
contre cœur aux questions existentielles. Privilège de la jeunesse, Dieu merci
!
Mais le voilà donc qui sort du
bois celui-là, au travers de cette expression de l'inconscient populaire.
Inconscient il faut vraiment l'être pour le remercier. Camus s'en garde bien,
lui qui n'a de cesse de lui reprocher son silence, l'état de perplexité dans
lequel il nous abandonne, au point de rejoindre Nietzche lorsqu'il annonce que
Dieu est mort.
J'ai donc relu La Peste. Edition
Folio, acquisition 1973 ticket de caisse faisant foi, abandonné en marque-page.
Entre des pages désormais jaunies. Des pages au grammage lourd, on avait cure
des forêts en ce temps-là où l'on n'avait pas encore pris la mesure du trou
dans la couche d'ozone.
Depuis cette date, encore lisible
sur le ticket de caisse, j'ai eu l'occasion de faire plus ample connaissance
avec l'homme révolté au travers de ses autres œuvres, dont celle éponyme. J'ai
acquis désormais la certitude de bénéficier à propos de cet ouvrage d'un
éclairage que ne m'avait pas autorisé mes dissipations adolescentes.
Qui a dit qu'on ne relisait
jamais le même livre sous la même couverture ? Cette nouvelle lecture m'a donc
autorisé un regard neuf sur l'œuvre. Elle m'a permis de dénicher le philosophe
derrière le romancier. De décoder les travers et les tourments dont il
s'inspire pour crier sa révolte. Quand il a pris la plume pour écrire cet
ouvrage, il sortait tout juste de cette peste affublée d'un qualificatif de
couleur sombre, qui pour le coup exonère le divin de toute responsabilité quant
à son origine : la peste brune. Une peste d'origine bien humaine celle-là.
Comme s'il ne suffisait pas des fléaux naturels pour précipiter l'homme vers
son échéance ultime. Les analogies se dévoilent alors. Dans cet huis-clos à
l'échelle d'une ville, on identifie toutes les postures de l'homme assiégé par l’adversité
: la peur, l'individualisme, la lâcheté, la révolte, la superstition, mais
aussi le courage et l'abnégation, plus rares. Les résistants de la première
heure et ceux qui rejoignent le camp des vainqueurs sur le tard.
Celle nouvelle lecture m'a aussi
fait donner de l'importance au plaidoyer de son auteur contre la peine de mort.
Lorsque Tarrou découvre la raison pour laquelle son père, avocat général à la
cour d'assise, part certains jours avant l'aube pour se rendre à son travail.
Les jours où tombe le couperet.
Plus anecdotiquement, elle m'a fait relever à la page 60 de cette même édition,
l'allusion faite à cet autre roman de Camus lorsque les cancans diffusent les
faits divers et évoque l'assassinat d'un arabe sur une plage.
examen clinique de l'âme humaine
La Peste est la chronique froide
d'un observateur dont on apprend en épilogue les qualités et rapports aux faits
relatés. C'est un examen clinique de l'âme humaine en butte à
l'incompréhensible de sa condition. Crédos de l'humaniste dans son œuvre, les
cycles de la révolte et de l'absurde se fondent en un vortex de perdition
qu'aucune philosophie ne parvient à alléger du poids de la question restée sans
réponse : quelle intention supérieure derrière tout ça ?
La Peste fait partie de ces
ouvrages dont on ne se sépare pas. Même quand on pèche par insouciance
juvénile, on comprend quand même que les mots simples qui le peuplent expriment
une pensée lourde, à valeur intemporelle. Il n'est point question d'effet de
mode avec pareille œuvre. A conserver donc, pour une autre lecture dont on sait
déjà qu'elle sera différente.