"Nous sommes tous doubles. Tout le monde l'est. Chacun
possède un côté obscur" affirmait Daphné du Maurier dans une lettre
qu'elle adressait à l'assistante de son mari traversant une période de
dépression. C'est cette dualité aux visages multiples que Tatiana de Rosnay
explore et nous dévoile dans Manderley for ever, la biographie qu'elle consacre
à la célèbre écrivaine britannique. Elle nous fera découvrir au passage qu'une
part de cette dualité trouve son origine dans quelque lointaine ascendance
française. Son sujet est un personnage foncièrement captivant et Tatiana de
Rosnay ne lui fait rien perdre de sa séduction, loin de là. Et pourtant …
Et pourtant, "les écrivains devraient être lus, et jamais vus ni
entendus", disait elle-même Daphné du Maurier. Voilà de quoi refroidir les
admirateurs. Voilà de quoi décevoir ceux d'entre eux venus à la grille de
Menabilly, le manoir qu'elle avait investi pour être le théâtre de sa vie,
solliciter une dédicace qu'ils n'ont pas obtenue. Toujours en quête de solitude,
aux comportements en trompe l'œil de la vie en société, Daphné du Maurier
préférait l'intimité des relations choisies.
Avec ce magnifique ouvrage, et s'il le fallait encore, Tatiana de Rosnay nous
prouve qu'on ne devient pas écrivain, qu'on naît écrivain. Cet art est comme
toute autre discipline mettant en jeu la sensibilité, le moi profond, il est
inscrit dans la complexion de la personne. Ce qu'Alain Cadéo traduira en
qualifiant l'écrivain d'antenne, propre à capter ce qui traverse l'air au-dessus
de sa personne et que d'autres ne peuvent appréhender. L'inconscient reçoit, le
conscient transmet. Et Joël Diker de compléter, dans son entretien avec la
revue Lire d'avril, en affirmant qu'il n'y a pas d'école pour devenir écrivain.
Il n'y a donc pas de formation pour écrire ces "make-believe", terme
qui, concédons-le à nos amis anglo-saxons, a un degré de suggestion plus fort
que notre fiction qui quant à elle connote l'inventé.
Daphné du Maurier est une écrivaine dont je ne connaissais que le nom. Je n'ai lu
aucun de ses ouvrages. Cette biographie signée Tatiana de Rosnay m'a imposé
d'inscrire dans mon pense-bête de Babelio, l'ouvrage qui aura été à la fois la
bénédiction de sa vie et son calvaire, tant le succès dont il a été gratifié
fut immense et donc inégalable : Rebecca.
Inutile de redire ici ce qui a séduit Tatiana de Rosnay pour s'arrêter sur ce
personnage. Plutôt donner envie de lire Manderley for ever. Je me bornerai à
citer ce qui m'a interloqué chez ce personnage. Avec en tout premier lieu ce regret
d'être née fille. Cette confusion des genres qui a conditionné sa vie de femme,
de mère, au point de préférer son fils à ses filles, influencé ses affinités et
si fortement ses écrits, jusqu'à se complaire dans l'usage de la première
personne dans ses romans quand le "je" était masculin.
Autre motif de fascination est ce besoin essentiel, vital pour Daphné, nous
fait comprendre Tatiana de Rosnay, qu'était celui d'écrire. C'était sa
respiration. Sa liberté. Besoin irrépressible et obsessionnel qu'elle plaçait au-dessus
de tout. Et dont elle comprit toutefois un peu tard à quel point cette frénésie
de solitude nécessaire à la matérialisation de son inspiration a été
préjudiciable à l'harmonie de son ménage, autant que l'a été la carrière de
militaire de haut rang de son époux.
Et enfin, pour ne retenir que quelques points parmi tant d'autres, ce coup de cœur
insensé pour le manoir dont elle n'a jamais été que locataire : Menabilly. Coup
de cœur qui a duré tout le temps qu'elle a occupé cette demeure en Cornouaille
avec sa famille et qui a été, en contrepartie logique, un véritable crève-cœur
lorsqu'elle a dû le restituer à son propriétaire. Rarement il a été donné de
voir une personne déplacer les montagnes, déployer des trésors de persuasion
pour faire sienne une demeure avec la pleine conscience du terme du bail.
Magnifique ouvrage que ce Manderley for ever qui effleure le jardin secret
d'une personne fascinante parce que déroutante. Un personnage tout sauf
conventionnel. Condition sine qua none pour devenir un écrivain à succès à n'en
plus douter.
Daphné du Maurier, un haut pouvoir de séduction confiné dans le huis clos de
ses "infusions", mot code qu'elle utilisait pour traduire le
cheminement de l'inspiration vers la main de l'écrivain, du transcendé vers
l'accessible au lecteur.