Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

samedi 25 avril 2020

Extension du domaine de la lutte ~~~~ Michel Houellebecq

 



Je n'aime pas ce monde. Décidément, je ne l'aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m'écœure ; l'informatique me fait vomir. Tout mon travail d'informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ça n'a aucun sens. Pour parler franchement, c'est même plutôt négatif ; un encombrement inutile pour les neurones. Ce monde a besoin de tout, sauf d'informations supplémentaires.


Je viens de terminer mon cinquième Houellebecq : Extension du domaine de la lutte. Je suis maintenant confronté à une question essentielle, existentielle même : est-ce que je me fous en l'air tout de suite ou bien est-ce que j'attends encore un peu ?

Je vais déjà terminer cette chronique. On verra bien après.

Car pour vous filer le bourdon, ce bouquin est sur le podium. On ne connaîtrait pas l'avenir littéraire de notre trublion de la littérature moderne, on se ferait du souci quant au lendemain du point final de cet ouvrage paru en 1994. Notre auteur controversé a confié dans cet ouvrage son mal être à un informaticien de 32 ans. Il est dans une phase d'exploration des abysses de la déprime. Il faut dire qu'il n'a pas son remède favori sous la main pour soulager ses crises. Rupture de stock : cela fait en effet deux ans qu'il n'a pas eu de relation sexuelle. Faut comprendre aussi.

la religion d'abord, la psychanalyse ensuite

Conscient quand même de la faillite qui le guette, il tente de trouver de l'aide auprès de spécialistes patentés, à contre cœur à vrai dire tant il n'a eu de cesse de les vouer l'un et l'autre aux gémonies : la religion d'abord, la psychanalyse ensuite. Cela donne lieu au passage à quelques paragraphes en forme d'exécution sommaire : "Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient impropre à tout usage." Que dire des hommes ? Il en fera l'expérience. Mais on ne pourra pas lui reprocher d'avoir négligé tous les expédients officiels pour tenter de s'en sortir.

Son recours à la religion se fera par le biais d'un de ses amis d'enfance devenu prêtre. Mauvaise pioche. Ce dernier est lui-même en dépression. La dernière fidèle qui fréquentait son église a été euthanasiée par le corps médical qui la jugeait en trop mauvais état pour être récupérée. Et tout le monde s'en fout.

De guerre lasse dans sa solitude il se rabat en pis-aller vers la faculté. de psy en psy, son parcours de santé remet alors son destin entre les mains d'une psychologue. Une aubaine ? Faut voir. Bien que peu avenante il juge ses charmes acceptables au regard du niveau de déconfiture qu'il a atteint. En bonne thérapeute elle tente de le faire parler. C'est son job. Il saisit l'opportunité et lui tend alors la perche – ne voyez aucune métaphore libidineuse dans cette expression – afin de lui faire entrevoir que le seul remède capable de lutter contre son mal est celui du rapprochement des corps. La praticienne des consciences qui a bien perçu le message subliminal lui fait comprendre en retour que son rôle est de prescrire, et non d'administrer. Elle cède sans plus de discours savant la place à un collègue masculin. Retour à la case départ. On n'est pas sorti du marasme.

passée l'adolescence, la vie n'est plus qu'une préparation à la mort

On retrouve avec cet ouvrage les lignes de forces qui sous-tendent les caractères dans l'ensemble de l'œuvre de MH. On connaît trop bien leur désespoir de voir le corps se flétrir et désintéresser les seules qui pourraient regonfler le sujet – pas d'allégorie licencieuse non plus - celles forcément jeunes et jolies dont ils convoitent les faveurs. Mais à 32 ans notre informaticien est précoce dans le dégoût de la vie. A ses yeux, passée l'adolescence, la vie n'est plus qu'une préparation à la mort. le sexe étant à son idée un autre système de différenciation sociale, alternatif à l'argent, mais autant générateur d'inégalités. Et dans ce domaine, il est dans la catégorie des pauvres.

Cet ouvrage, au demeurant parmi les plus courts de ceux qu'aura produits notre auteur parvenu en cette année de confinement, est aussi à mon sens l'un des plus forts dans la désillusion, la noirceur de la fresque qu'il dresse de notre société : "Je n'aime pas ce monde. Décidément, je ne l'aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte", fait-il dire à son informaticien.

Il n'en reste pas moins que le talent est là. Ironie, humour caustique, éclectisme de la pensée, acuité dans l'observation du monde, se coalisent pour pointer du doigt le leurre dans lequel se fourvoient ceux qui fondent leur bonheur sur le pouvoir d'achat. J'ai beaucoup aimé ces ouvertures sur ce verbiage professionnel qui ne dit plus rien à qui que ce soit tant il a sombré dans l'abstraction. Ils peuvent divaguer en tables rondes, de toute façon c'est le solitaire sur son clavier qui fera le job et tout le monde se pliera à ce que ses algorithmes auront circonscrit dans le domaine du possible.

le doigt sur la détente

Avec Houellebecq, il n'y aucun recours. Chaque être humain est un esquif de désespoir à la dérive sur l'océan de l'indifférence. Il y a certes une échappatoire, une distraction à la spirale de la perdition, mais elle est trop dépendante de lois insidieuses qui gèrent attirance et répulsion des contraires. Et pour notre informaticien la force de répulsion le propulse hors du monde, dans le trou noir de l'amertume. Il en fait son leitmotiv, le doigt sur la détente.

vendredi 24 avril 2020

Premier de cordée ~~~~ Roger Frison-Roche

 



J'avais reporté la lecture de ce livre sine die, selon l'expression consacrée. Le confinement a eu raison de cette procrastination de fait. Je ne peux que m'en féliciter en refermant Premier de cordée.

Que craignais-je inconsciemment pour laisser dormir cet ouvrage que l'on m'avait donné il y a de nombreuses années ? J'avais à n'en pas douter peur de sombrer dans l'alanguissement contemplatif à la lecture de longues tirades descriptives de paysages de montagne. Sombre préjugé, démenti une fois de plus. J'ai eu droit à une aventure humaine étonnante de réalisme, et de laquelle émerge une passion immodérée des guides de haute montagne pour le grandiose théâtre d'exercice de leur métier.

"Pauvres petits d'hommes aux prises avec la plus inhumaine des montagnes."

De cette comparaison mise dans la bouche de l'un d'entre eux par Frison-Roche naît le plus grand respect pour le milieu naturel auquel ils ont fait le choix de se confronter au quotidien. Et les plus aguerris sont ceux qui font preuve de la plus grande humilité vis-à-vis des géants qui tutoient les nuages. A force de se confronter aux dangers de leurs abrupts, de risquer chute, gelure et foudroiement, les guides prennent dès leur premiers pas sur les sentiers rocailleux conscience de l'arrogance qu'il y a à faire se mesurer l'éphémère et insignifiante vie humaine à la majesté minérale intemporelle. Au-delà de la déontologie qu'ils adoptent en accrochant l'insigne rond des guides sur leur tunique, ils deviennent les détenteurs d'une sagesse que leur enseigne la cohabitation permanente avec le danger.

Bien sûr, qui n'a jamais chaussé les crampons devra faire des efforts d'imagination sous la plume de Frison-Roche pour apprécier l'acrobatique, pieds et mains engourdis par le froid, le vertigineux suspendu à la corde ou encore le spectaculaire des panoramas des toits du monde, mais au-delà de cet exercice il sera conquis par le talent avec lequel il met en évidence les valeurs humaines de la corporation. Elles sont à la dimension de la majesté des éléments qu'ils bravent au quotidien. Belle leçon d'humilité que celle de petit d'homme lorsqu'il lève les yeux vers le sommet convoité. Leçon qui devrait s'appliquer plus souvent, dans bien d'autres circonstances.

Il y a aussi une belle histoire d'amour pour rappeler que le montagnard n'en est pas moins homme. Mais celle qui aura conquis le coeur d'un guide devra se faire à l'attente angoissée du retour de son héros. Elle devra se faire à l'idée de partager son coeur avec ce monstre minéral car rien ne pourra le faire renoncer à l'appel des cimes enneigées.


mercredi 15 avril 2020

Coule la seine~~~~Fred Vargas

 



Dans les commissariats il ne se passe pas que des histoires longues et compliquées à résoudre qui pourraient donner lieu à l'écriture de romans. Il y a aussi le tout-venant. Des histoires qu'un limier comme Adamsberg résout en quelques cogitations de son cerveau de flic à qui on ne la fait pas. Avec l'intuition et le sens de l'humain qu'on lui connaît, à défaut de rester lettre morte sur la main courante, ces histoires-là peuvent avantageusement donner matière à l'écriture de quelques nouvelles, que Fred Vargas livre à notre divertissement.

Coule la Seine est un petit recueil de trois nouvelles qui, lorsqu'elles mettent Adamsberg aux prises avec des SDF, la gouaille et le détachement qu'on leur connaît avec ce qui importe au reste du monde, donnent lieu à des joutes désopilantes entre ces derniers et le foutu flicard qu'il reste à leur yeux.

Sur les bords de Seine, avec un Adamsberg au mieux de sa forme, j'ai oublié pendant une heure les contraintes du confinement. Génial.


dimanche 12 avril 2020

La femme à venir ~~~~ Christian Bobin

 



Avec La femme à venirChristian Bobin nous livre un texte chaotique comme il en a le secret, servi par le style qu'on lui connaît, fait de phrases très courtes qu'il scande, qu'il assène à la cadence d'une troupe en marche vers une destination qui pour le coup nous est difficile à entrevoir.

De la naissance de l'enfant à la naissance de l'amour, l'amour à l'épreuve de la vie. Encore faut-il le reconnaître, le mériter cet amour, celui qui permet d'accéder à "la douceur de la vie bienheureuse."

Pour une fois je n'ai pas été charmé par cette prose poétique qui m'a semblé trop martelée par son rythme entêtant.


Manderley for ever ~~~~ Tatiana de Rosnay

 


"Nous sommes tous doubles. Tout le monde l'est. Chacun possède un côté obscur" affirmait Daphné du Maurier dans une lettre qu'elle adressait à l'assistante de son mari traversant une période de dépression. C'est cette dualité aux visages multiples que Tatiana de Rosnay explore et nous dévoile dans Manderley for ever, la biographie qu'elle consacre à la célèbre écrivaine britannique. Elle nous fera découvrir au passage qu'une part de cette dualité trouve son origine dans quelque lointaine ascendance française. Son sujet est un personnage foncièrement captivant et Tatiana de Rosnay ne lui fait rien perdre de sa séduction, loin de là. Et pourtant …

Et pourtant, "les écrivains devraient être lus, et jamais vus ni entendus", disait elle-même Daphné du Maurier. Voilà de quoi refroidir les admirateurs. Voilà de quoi décevoir ceux d'entre eux venus à la grille de Menabilly, le manoir qu'elle avait investi pour être le théâtre de sa vie, solliciter une dédicace qu'ils n'ont pas obtenue. Toujours en quête de solitude, aux comportements en trompe l'œil de la vie en société, Daphné du Maurier préférait l'intimité des relations choisies.

Avec ce magnifique ouvrage, et s'il le fallait encore, Tatiana de Rosnay nous prouve qu'on ne devient pas écrivain, qu'on naît écrivain. Cet art est comme toute autre discipline mettant en jeu la sensibilité, le moi profond, il est inscrit dans la complexion de la personne. Ce qu'Alain Cadéo traduira en qualifiant l'écrivain d'antenne, propre à capter ce qui traverse l'air au-dessus de sa personne et que d'autres ne peuvent appréhender. L'inconscient reçoit, le conscient transmet. Et Joël Diker de compléter, dans son entretien avec la revue Lire d'avril, en affirmant qu'il n'y a pas d'école pour devenir écrivain. Il n'y a donc pas de formation pour écrire ces "make-believe", terme qui, concédons-le à nos amis anglo-saxons, a un degré de suggestion plus fort que notre fiction qui quant à elle connote l'inventé.

Daphné du Maurier est une écrivaine dont je ne connaissais que le nom. Je n'ai lu aucun de ses ouvrages. Cette biographie signée Tatiana de Rosnay m'a imposé d'inscrire dans mon pense-bête de Babelio, l'ouvrage qui aura été à la fois la bénédiction de sa vie et son calvaire, tant le succès dont il a été gratifié fut immense et donc inégalable : Rebecca.

Inutile de redire ici ce qui a séduit Tatiana de Rosnay pour s'arrêter sur ce personnage. Plutôt donner envie de lire Manderley for ever. Je me bornerai à citer ce qui m'a interloqué chez ce personnage. Avec en tout premier lieu ce regret d'être née fille. Cette confusion des genres qui a conditionné sa vie de femme, de mère, au point de préférer son fils à ses filles, influencé ses affinités et si fortement ses écrits, jusqu'à se complaire dans l'usage de la première personne dans ses romans quand le "je" était masculin.

Autre motif de fascination est ce besoin essentiel, vital pour Daphné, nous fait comprendre Tatiana de Rosnay, qu'était celui d'écrire. C'était sa respiration. Sa liberté. Besoin irrépressible et obsessionnel qu'elle plaçait au-dessus de tout. Et dont elle comprit toutefois un peu tard à quel point cette frénésie de solitude nécessaire à la matérialisation de son inspiration a été préjudiciable à l'harmonie de son ménage, autant que l'a été la carrière de militaire de haut rang de son époux.

Et enfin, pour ne retenir que quelques points parmi tant d'autres, ce coup de cœur insensé pour le manoir dont elle n'a jamais été que locataire : Menabilly. Coup de cœur qui a duré tout le temps qu'elle a occupé cette demeure en Cornouaille avec sa famille et qui a été, en contrepartie logique, un véritable crève-cœur lorsqu'elle a dû le restituer à son propriétaire. Rarement il a été donné de voir une personne déplacer les montagnes, déployer des trésors de persuasion pour faire sienne une demeure avec la pleine conscience du terme du bail.

Magnifique ouvrage que ce Manderley for ever qui effleure le jardin secret d'une personne fascinante parce que déroutante. Un personnage tout sauf conventionnel. Condition sine qua none pour devenir un écrivain à succès à n'en plus douter.
Daphné du Maurier, un haut pouvoir de séduction confiné dans le huis clos de ses "infusions", mot code qu'elle utilisait pour traduire le cheminement de l'inspiration vers la main de l'écrivain, du transcendé vers l'accessible au lecteur.


lundi 6 avril 2020

La fête au bouc ~~~~ Mario Vargas Llosa

 



A lire un roman historique traitant d'une dictature, il faut s'attendre à y trouver son lot d'atrocités. La fête au bouc ne dément pas le pressentiment. C'est une caractéristique de ce mode de gouvernement. Il en est une autre également que celle du culte de la personnalité. La capitale dominicaine portera le nom de son homme fort pendant les décennies de sa mainmise sur le pays : Ciudad Trurillo. À la République dominicaine ne siéra jamais aussi peu ce statut que sous la férule du tyran.

Cet ouvrage paru en 2000 est un parmi les écrits qui valurent à Mario Vargas Llosa la consécration du Nobel de littérature dix ans plus tard. Avec pareille oeuvre on a toujours la crainte de ne pas être à la hauteur de ce qu'on lit. Pourtant dans le cas présent l'exercice dément l'inquiétude. A croire que le fait de savoir se mettre au niveau de tous ceux qui porteront les yeux sur ses lignes est un critère qui a compté pour attribuer le satisfecit suprême à l'auteur populaire, devenu pour le coup prestigieux. Je me fais le devoir quant à moi de confirmer le plaisir de lecture que m'a procuré cet ouvrage avec un autre de sa main. J'attends avec impatience le conseil avisé des adeptes de Babelio pour orienter mon choix vers le prochain livre de cet auteur sur lequel il ne faut pas faire l'impasse.

Tout dans cet ouvrage est à mes yeux de la plus belle facture. Une construction savante tout d'abord, propre a entretenir l'attention au gré des péripéties et rebondissements. le lecteur averti sur cette époque difficile de la République dominicaine, communément labellisée Ère Trujillo, saura d'emblée que celui qui s'auto gratifiait du statut de Bienfaiteur du pays a été abattu en mai 1961. Tout est affaire de contexte et d'opportunité, les exécuteurs furent d'abord qualifiés de terroristes, de justiciers par la suite.

Belle facture aussi que celle d'une écriture accessible, sans fioriture, terriblement efficace, au vocabulaire parfois cru, quand il s'imposait pour traduire le mépris qu'avaient les tenants du pouvoir envers leurs détracteurs aussi bien qu'envers celles dont ils volaient l'innocence, parfois la puberté à peine venue.

Belle facture enfin que l'intrigue principale incorporée aux péripéties cauchemardesques d'un régime perverti. Quelle raison ramène cette avocate, newyorkaise d'adoption, en son pays natal après tant d'années de silence ? Sa motivation sera distillée dans l'enchevêtrement des pages sombres d'un quotidien fait de servilité, de peur, d'appropriation et tant d'autres travers propres à ce genre de gouvernement, lequel se flatte d'oeuvrer pour le bien du peuple et de la nation, confondant servir et sévir.

Dans pareil contexte, l'ouvrage de Mario Vargas Llosa comporte les inévitables et insoutenables séances de tortures et assassinats auxquelles furent soumis certains opposants au régime. Les omettre eut été volonté d'occulter la réalité. Un dictateur cherchant toujours quelque part une forme de légitimité du statut qu'il s'est octroyé par la force, Trujillo n'a pas échappé à la règle. Lui qui se vantait de ne rien lire, se goinfrait des flatteries des marionnettes qu'il plaçait aux postes clés du pouvoir jusqu'à s'entendre dire par le président fantoche qu'il manipulait comme les autres qu'il était "pour ce pays l'instrument de l'Être suprême."

La fête au bouc est un ouvrage remarquable. Équilibré, sans longueur superflue, fondé sur un subtil dosage des sentiments n'aspirant ni au voyeurisme ni à la commisération. Il entretient son lecteur dans un crescendo de l'attention que seule la dernière phrase libère, pour verser celui-ci dans le contentement d'avoir lu un excellent ouvrage. Convaincu que la fiction est encore en dessous de la réalité.


mardi 31 mars 2020

Un lieu incertain~~~~Fred Vargas

 



La famille Adamsberg s'agrandit. le célèbre commissaire découvre, 29 ans après, qu'un de ses vagabondages amoureux a porté ses fruits. La rencontre avec ce fils insoupçonné ne se fait toutefois pas vraiment sous les meilleurs auspices, loin s'en faut. Cette progéniture rebelle fait une entrée pour le moins insolite dans la vie de ce "flicard" de père.

Ce dernier a quand même une forte propension à se fourrer dans des guêpiers invraisemblables. En rejoignant ce lieu incertain qui donne son titre à cet ouvrage, il s'initie à la croyance en ces créatures qui s'abreuvent du sang des mortels. Cela restera pour lui un endroit qui lui laissera pour quelques temps encore des sueurs froides dans le dos. Car il s'en tire, en auriez-vous douté ? Il n'est pas le héros récurrent de Fred Vargas pour rien.

Outre le fait d'être doté d'un

e clairvoyance divinatoire qui lui permet de sonder la psychologique de ses interlocuteurs, Adamsberg a dans ses caractéristiques celle d'être un super flic indépendant, limite ingouvernable. Mais c'est toujours pour le bien du service et le succès de la mission. Et s'il faut s'attaquer au gros poisson, Adamsberg sait contourner ses défenses pour le harponner à revers.

Dans un lieu Incertain, il n'hésite pas à se transporter dans des contrées incertaines de l'Europe de l'Est et remonter le temps pour y trouver les racines d'un mal que des légendes ont ancré dans les gênes d'héritiers aux canines proéminentes.

"Vous savez ce que je pense des coïncidences" lui dit son adjoint Danglard. J'ajouterai que point trop n'en faut pour conserver sa crédibilité à l'intrigue. Cela lui impose des pirouettes pour boucler la boucle d'une enquête aux limites de la perdition dans les méandres de la complexité. C'est un peu le reproche que je ferais à cet épisode Adamsbergien. Mais cela reste de bonne facture et distrait fort bien pendant les retraites imposées.


mardi 17 mars 2020

Avec toute ma colère ~~~~ Alexandra Lapierre



C'est le 4ème ouvrage que je lis d'Alexandra Lapierre. Autant j'avais été emballé par les trois premiers, autant celui-ci m'a insufflé un certain malaise. La désagréable impression de m'entremettre dans les joutes assassines qui ont opposé ces deux femmes, mère et fille, héritières de la fortune de la ligne de paquebots Cunard. Fortune qu'elles n'ont fait que dilapider tant en valeur qu'en réputation dans leurs frasques, y compris sexuelles, et la haine qu'elles se sont vouée réciproquement.

On ressort de pareille lecture comme d'un pugilat destructeur. A croire que l'atmosphère nocive qui s'était instaurée entre lady Maud Cunard et sa fille Nancy a suinté entre les lignes de cet ouvrage au point d'en rendre la lecture pénible. Situation peu confortable en effet que de se retrouver entre les deux protagonistes que leur comportement mutuel rend détestables, avec une prime pour Maud Cunard, la mère, qui brille par son cynisme, sa mauvaise foi au service d'un racisme chevillé au corps.

Histoire d'un héritage immérité qui n'aura profité qu'aux opportunistes, ces deux femmes ayant joui grassement des plaisirs de la vie, et ne laissant derrière elles qu'une piètre image. C'est en tout cas l'impression avec laquelle je sors de pareille lecture.

On peut saluer quand même une fois de plus la prouesse d'Alexandra Lapierre et le formidable travail de documentation mis en œuvre pour retracer la vie de ces deux femmes sous la forme du huis clos dévastateur de leur relation intime. le personnage le plus sympathique, tel que le présente Alexandra Lapierre, aura certainement été le musicien de jazz noir américain Henry Crowder, amant de Nancy Cunard. Il aura fait montre d'une grande convenance au regard du mépris raciste dans lequel il a été tenu par l'entourage de la famille, Maud Cunard au premier chef.

mardi 4 février 2020

Mayacumbra ~~~~ Alain Cadéo

 


Un auteur est une antenne, nous dit Alain Cadéo, il capte des ondes destinées à lui seul. Sa force est de savoir les décoder et les rendre accessibles à ceux qui deviendront ses lecteurs.

Mayacumbra est une belle preuve de cette force chez Alain Cadéo. Si comme nous le disait Jean d'Ormesson, c'est le style qui fera vivre une oeuvre, on peut augurer longue vie à celles de cet auteur que je découvre avec Mayacumbra. Il fait à mes yeux partie de ceux qui ont le génie de dire la vie.

Théo, le héros de Mayacumbra, est comme son géniteur, c'est un solitaire qui aime l'humain. Dans ce que cette notion comporte de capacité à aimer. Quand il comprend que la réalisation de l'humain est faite de cupidité, de convoitise, comme c'est trop souvent le cas, alors Théo s'affranchit de cette réussite-là. Il s'éloigne du magma putride de cette société qui l'a vu naître pour aller chercher la vérité ailleurs. Loin, très loin, là où le futile devient essentiel. Il vient blottir son humilité contre le magma tellurique, sur les pentes du volcan Mayacumbra.
L'homme est un archange déchu nous dit encore Alain Cadéo. Théo n'est "pas là pour élaborer un quelconque système philosophique". Il vient puiser sa vérité dans sa confrontation avec la puissance souveraine qui enseigne la vanité des choses. En quête d'innocence originelle, animale. Il n'est de noble en l'homme que sa capacité à aimer. Tout le reste sera fondu dans le creuset du néant.

"Il n'y a que les choses en lesquelles on croit qui existent, tant pis pour ceux qui doutent".

A Mayacumbra, dans le village au pied du Volcan, il y a Lita. Une fleur qui pousse sur le rebus glauque des vices de l'humanité. Théo aime Lita. Mais si elle le gratifie de réciprocité, elle lui fait aussi comprendre qu'amour n'est pas possession. Leur amour sera consommé à dose homéopathique. La seule façon de le faire durer, de le préserver de l'érosion, la seule façon de le magnifier. Lita Justifie tout aux yeux de Théo. Lui passe pour un illuminé aux yeux des autres, surtout quand ils le savent en conversation avec son âne, Ferdinand. Il n'est que son ami Solstice pour le tenir en considération.

À Mayacumbra les légendes ont la vie dure. Vivre sur les pentes du volcan, au-delà de la source, c'est braver le monstre, séjourner dans l'antichambre de l'au-delà. C'est un délire. "Il est fondu ce gosse" en disent ceux du village. Mais Théo n'en a cure. Il sait que sa vérité est là. Il sait que Lita est là, au pied du volcan et que de temps à autres elle vient joindre la chaleur de son corps à celle des entrailles de la terre pour souffler sur les braises du désir.

Mayacumbra fait partie de ces ouvrages qui vous absorbent dès les premières phrases. Un auteur nous dit son amour des mots. Il sait dompter leur sauvagerie, les faire évoluer comme dans une chorégraphie, et nous faire comprendre que ce n'est pas leur sens qui compte, mais le ressenti qu'ils véhiculent. Avec Alain Cadéo, les mots peuvent aussi éclairer le paysage d'une drôlerie surprenante. Ils peuvent eux aussi avoir leur coup de folie dans la bouche de l'un ou de l'autre. "Faut jamais faire dans la caisse à chats de la mère Talloche" (page 56).

L'écrivain est un alchimiste qui de la pondération des mots sait faire jaillir l'or de l'imaginaire. "Rien n'est plus fort que d'éprouver dans toutes les nuances ce que l'autre ressent. Quel que soit l'autre, il possède un secret qui est aussi le nôtre."


dimanche 26 janvier 2020

Lutetia ~~~~ Pierre Assouline


 

Quel est ce temps dont Pierre Assouline nous dit qu'il y a eu un avant et un après ? Dans ce roman organisé en trois parties un observateur habitué à disséquer les personnalités nous décrit une société confrontée au drame. le récit colle à l'histoire. Tous les événements y sont vrais. La fiction les recolle bout à bout, leur redonne le liant que les livres d'histoire ont négligé dans leur obsession de la chronologie.

Ces avant, pendant et après sont ceux de la seconde guerre mondiale. Elle est vécue dans cet ouvrage depuis le huis clos de l'hôtel Lutetia par Edouard Kiefer - avec un seul f, car il y en a un autre avec deux f, moins recommandable celui-là. Ce kiefer prénommé Edouard n'avait plus l'âge de partir au front. Mais encore celui d'être dénoncé, et pourquoi pas déporté lui-même. Il n'y avait pas d'âge pour cela. Aussi restait-il sur ses gardes. Il était le détective chargé de la sécurité de l'hôtel. Ancien flic des RG, il était tout désigné pour le poste. La psychologie de ses contemporains fréquentant l'hôtel, ça le connaissait. Il la mettait en fiche. On ne se refait pas du jour au lendemain, même en changeant de costume. Les bons vieux procédés avaient encore leur efficacité à une époque où l'accès aux hôtels ne se faisait pas sans l'ouverture d'une fiche de police.

La vraie nature des gens se dévoilent avec encore plus d'acuité lorsqu'ils sont confrontés à la difficulté, au danger. C'est avec cet oeil d'expert que Pierre Assouline nous fait vivre cette page sombre de l'histoire de l'humanité, car même depuis les coulisses de l'hôtel Lutetia, il est question de la Shoah. Cette finesse dans l'appréciation des comportements, des caractères, cette auscultation des tréfonds de la nature humaine, Edouard Kiefer sait mieux que quiconque s'y adonner. Les masques tombent quand les circonstances donnent libre champ aux jalousies, aux peurs, aux convoitises. Ou tout simplement à l'instinct de survie. Celui-là ne reconnaît plus de personne sur son chemin quand il s'agit de se tirer d'un mauvais pas.

De l'hôtel Lutetia on apprend que, comme tous les grands hôtels parisiens, il a été le théâtre d'une petite parcelle de ce drame à l'échelle mondiale. Il a hébergé l'abwehr, le service de renseignement de l'armée allemande pendant toute la guerre. Il a été au moment de la libération et du retour des déportés, une plateforme d'accueil, d'identification et de réinsertion administrative des rescapés.

Le Lutetia est alors le théâtre de scènes d'attente angoissée, toujours, de retrouvailles, si peu, d'immense chagrin plus souvent lorsque les listes, les témoignages ouvrent la trappe sur le gouffre du désespoir.

D'aucuns pourront trouver le style quelque peu sirupeux. J'y ai trouvé quant à moi le plaisir de retrouver la pureté de notre langue quand elle est mise en oeuvre par un artisan ciseleur du calibre de monsieur Assouline. À cette expertise s'adjoint l'érudition pour faire de cet ouvrage un plaisir de lecture. Belle page de gloire de notre langue à défaut de l'être pour l'histoire de l'humanité. Il y a aussi en filigrane une histoire d'amour à laquelle la pudeur donne ses lettres de noblesse quand les élans sont maîtrisés par les convenances. Une histoire vécue du bout des lèvres, pour ne pas faire tâche dans une atmosphère de tragédie.