J’avais un a priori défavorable vis-à-vis de cet ouvrage,
au point de m’être promis de ne pas en faire l’acquisition. Convaincu que
j’étais de succomber au grand déballage en vogue avec son déferlement d’accusations
rétrospectives tous azimuts.
Puis j’ai eu l’occasion de voir la vidéo de l’émission
d’Apostrophe (2 mars 1990 ; lien ci-dessous) au cours de laquelle Bernard
Pivot recevait celui dont Vanessa Springora ne veut plus prononcer le nom et ne
l’appeler que par ses initiales : GM. J’ai été tellement sidéré par la suffisance,
la certitude affichée de son bon droit, le cynisme et l’abjection du personnage
que je me suis reproché mon préjugé (une fois de plus, mais je me soigne, je
lis) et n’ai plus hésité lorsqu’une amie m’a tendu l’ouvrage.
Dans cette vidéo de l’émission de Bernard Pivot j’avais
été à la fois interloqué par la complaisance dont a été l’objet GM de la part du
célèbre animateur et interpelé par le courage dont a fait preuve Denise
Bombardier pour avoir été la seule à apporter la contradiction, à faire état de
la nausée que lui inspirait non seulement le mode de vie du personnage, mais
aussi et surtout la gloire qu’il en tirait et le blanc-seing qui lui était
donné par la communauté littéraire.
Et que dire de mon effarement lorsqu’en fouillant un peu
le sujet, j’ai appris que l’auteur prolifique en matière de récits
autobiographiques inconvenants s’était vu attribuer le Prix Renaudot en 2013. La
censure est un spectre effrayant. Mais entre laisser faire et primer il y a un pas
à ne pas franchir.
Je reste sur la conviction qu’il est fallacieux de juger
une époque avec les codes moraux d’une autre, forcément postérieure. Mais les
années Matzneff, celles de sa gloire éditoriale, ne sont pas si lointaines que
cela et suis encore abasourdi par le fait qu’en 1990, un homme affiche, écrive,
se glorifie de pédophilie, puissent l’assumer au grand jour et, cerise sur le
gâteau, se voit couronné d’un prix littéraire. C’était nier que le talent qu’on
voulait récompenser avait été mis, avec le même succès, au service de la
manipulation d’esprits immatures à des fins condamnables.
Ma réticence à lire l’ouvrage de Vanessa Springora était
en partie due à ma certitude que cette dernière sacrifiait à la tendance
actuelle qui défraye la chronique avec les #metoo, #balancetonporc et autre slogans racoleurs des réseaux
sociaux, histoire d’endosser le costume du moment et ne pas rester sur le bord
du chemin de celles et ceux qui avaient jusqu’alors tu leur mal-être d’avoir
été abusés, en s’en attribuant la culpabilité, comme c’est toujours le cas.
Abusés parce qu’insuffisamment armés pour affronter ceux dont
la sexualité n’est pas l’aboutissement d’une démarche sentimentale, une preuve
d’amour, mais un exutoire à pulsions égoïstes. Méprisant la personne, l’être
sensible, le cœur qui bat dans ce corps dont il se servent comme d’un objet vivant
pour satisfaire leurs bas instincts. Même et surtout si le discours qu’ils
tiennent argumente de sentiments authentiques. Comment peut-on justifier d’authentiques
sentiments pour une personne quand on est un « amoureux » vagabond qui
multiplie les conquêtes à l’infini.
Le début de cette lecture m’a fait penser à la crise
d’une adolescente qui veut faire un pied de nez à l’autorité parentale, quand
elle ne sait que contraindre et non guider. Quels parents d’ailleurs ? Un père
démissionnaire de son rôle du fait de l’entrave à sa liberté qu’est la
paternité. Une mère post soixante-huitarde démissionnaire elle aussi, pour une
autre raison, parce qu’adepte de l’interdit-d’interdire. Plus de jalon, de
repère, de guide, de préparation aux contraintes d’une vie qui en comporte
beaucoup. Résultat : une jeune fille à la dérive, qui se raccrochera à ce
qu’elle croit être une bouée de sauvetage. Parce qu’elle entend le discours,
trouve l’attention qui lui ont fait défaut. Une attention qui s’avérera être l’obsession
de s’abreuver aux charmes d’un corps juvénile. Sous couvert de délicate
initiation, il va de soi, puisque les partenaires de l’âge de la victime ne
peuvent être que de piètres éducateurs.
Et patatras : amour égale sexe. A quatorze ans. Rêves,
imaginaire, espoir, tout cela sombre dans le marigot glauque d’un écrivain au
talent dévoyé lequel ne pense qu’à une chose : satisfaire ses envies dans
un corps qui sert de déversoir à son trop-plein de testostérone. En le
justifiant à la face du monde avec tous les arguments que son talent de
manipulateur lui porte à la bouche. Un homme qui ne cache pas se
« payer » des petits garçons à l’autre bout du monde. Rêve d’amour,
de protection, de sécurité, d’avenir, tout cela à la poubelle des désillusions
pour une jeune fille abandonnée par des géniteurs qui ont oublié d’être des
parents, qu’un enfant c’est le plus noble des devoirs : c’est une personne
à construire.
Au fil de l’ouvrage, le transfert s’est fait dans mon
esprit. Le tort que j’attribuai a priori à l’insouciance de la jeunesse s’est
converti en blâme au manipulateur pervers. C’est la victoire de cet ouvrage. Vanessa
Springora a su me convaincre de la sincérité de ses propos, de la franchise
avec laquelle elle raconte son histoire sans s’exonérer de torts, d’erreurs
qu’elle confesse et dont on comprend qu’elles sont celles d’une enfant solitaire,
en errance affective. Belle proie pour le monde de la perversion.
Ce n’est pas le genre d’ouvrage qui fait plaisir à lire,
mais il mérite d’être lu. Vanessa Springora a su le construire pour faire
comprendre ce que peut être la manipulation, l’abus de faiblesse. Car si pour
beaucoup l’innocence est une bénédiction, pour Matzneff elle est une faille à
exploiter. Pour sa jouissance égoïste. Peu importe qu’il y ait une personne porteuse
de cette innocence.
https://www.youtube.com/watch?v=TjZmJkLdwN8&ab_channel=InaClashTV