Après Grossir le ciel et Plateau, Né d'aucune femme est mon
troisième Frank Bouysse. A la lecture de Plateau, je lui avais reproché de
mettre mon vocabulaire à l'épreuve. Il faut dire qu'il n'y était pas allé de
main morte en employant mots et expressions qui feraient un carnage dans un
quizz sur Babelio. Je laisse aux forts en thème le soin de jauger leur niveau à
la lecture d'un florilège que j'avais souligné dans mon intervention sur
Babelio. J'en profitais pour mettre en garde l'auteur contre le piège de la
sophistication.
Avec Né d'aucune femme, il a tenu compte de mon conseil. Il est revenu à un
parler que l'on comprend d'autant mieux qu'il malmène allègrement notre sacro-sainte
vieille grammaire, comme on se plaît à le faire dans nos conversations de tous
les jours. Un parler que nos instituteurs, pas encore professeurs des écoles,
se sont évertués à tenter de dégraisser de ses idiomes et autres tournures
exotico-argotiques. Mais avec cet ouvrage, Franck Bouysse nous offre une autre
forme de mise à l'épreuve.
Cette fois, noir c'est noir, il n'y a plus d'espoir.
Ce vers extrait d'une chanson bien connue de notre rocker national récemment
disparu va comme un gant à cet ouvrage. J'ai failli craquer. Il n'y a vraiment
plus d'espoir. On a franchi un cap dans la déprime. J'ai failli ne pas aller au
bout tellement la marteau-thérapie du malheur y est allée fort pour écraser
toute velléité de voir émerger le moindre petit bonheur.
Mais quand il n'y a plus d'espoir, on se prend toujours à espérer. On est comme
ça. On ne veut pas croire qu'il n'y ait plus d'espoir. Et espérer quand il n'y
a plus d'espoir, ça s'appelle croire au miracle. C'est pour cela que je suis
allé au bout du tunnel. Et seuls ceux qui y sont allés aussi savent s'il y a de
la lumière au bout du tunnel. Cet ouvrage, c'est comme le boyau du malheur dans
lequel on rampe en quête d'air pur, qui se rétrécit au fur et à mesure de la
progression, jusqu'à étouffer son lecteur dans l'enfermement d'une solitude
oppressante. Claustrophobie mentale.
La victime sur laquelle Frank Bouysse s'acharne avec son style en forme de
flagellation s'appelle Rose. Elle a été vendue par son père à un riche
propriétaire en mal de descendance. Rose vivra un martyre. Elle nous dit dans
les cahiers qu'elle rédige, pour témoigner de son calvaire à la postérité, et
exister enfin, ne pas savoir trouver les mots pour exprimer son désarroi. Frank
Bouysse le fait pour elle. Il le fait si bien qu'on voudrait lui tendre la main
à Rose. C'est pour cela qu'on va jusqu'au bout. On veut savoir si les cahiers
que Rose a pu faire parvenir à un prêtre seront sa seule échappatoire à la
spirale de la négation de la personne dans laquelle il a enfermé sa victime.
Aux constantes que l'on retrouve dans ces trois ouvrages de Frank Bouysse - un
ancrage dans le monde rural, des personnages rustiques au point d'en devenir
associables, un acharnement du sort sur un héros qui devient victime de son
auteur, et un épilogue qui reste à deviner, ouverture incertaine vers l'espoir,
quand même - à ces constantes on ajoutera dans ce dernier ouvrage, Né d'aucune
femme, une cruauté froide qui glace le sang.
Un roman qui m'a fait marquer une hésitation en son milieu quant à le terminer.
Je suis quand même allé au bout.
Connaissance des auteurs
- ACCUEIL
- Albert Camus
- Antoine de Saint-Exupéry
- Alexandra Lapierre
- Christian Bobin
- Daphné du Maurier
- Dominique Bona
- Emmanuel Carrère
- Fernando Pessoa
- Franck Thilliez
- Haruki Murakami
- Hélène Bonafous-Murat
- Gilbert Sinoué
- George Orwell
- Jane Austen
- Joseph Kessel
- Joyce Carol Oates
- Jean-Christophe Rufin
- Marguerite Yourcenar
- Mario Vargas Llosa
- Michel Houellebecq
- Milan Kundera
- Philippe Labro
- Pierre Loti
- René Frégni
- Romain Gary
- Stefan Zweig
- Sylvain Tesson
- Yukio Mishima
Ouvrages par genre
vendredi 31 mai 2019
Né d'aucune femme ~~~~ Franck Bouysse
vendredi 17 mai 2019
Brûlant secret ~~~~ Stefan Zweig
Stefan Zweig n'a pas son pareil pour l'analyse des sentiments humains. Avec lui, la culpabilité est souvent au centre de la palette. Et la psychologie enfantine au coeur de Brûlant secret. J'ai toutefois bien peur que l'exercice n'ait été périlleux pour lui. Il a eu du mal à placer son personnage entre innocence et maturité.
Mais je me ravise à cette
réflexion, en replaçant cette nouvelle dans le contexte de la première moitié
du XXème siècle. Les enfants n'étaient pas en ce temps nourris dès le plus
jeune âge des choses de la sexualité tel qu'ils le sont de nos jours avec tous
les supports à portée de main. Leur raisonnement avait en revanche plus de
consistance. Pour ceux en tout cas qui avaient les moyens de recevoir une
éducation digne de ce nom, comme c'est le cas du jeune Edgard dans cet ouvrage.
C'est un contexte que connaît bien Stefan Zweig. Il n'a pas été lésé par une
naissance indigente de ce point de vue.
Il n'en reste pas moins que c'est
du Stefan Zweig, avec son analyse méticuleuse du mécanisme mental de la personne,
traduite dans une construction tout aussi perfectionniste de son ouvrage.
Surtout lorsque celle-ci est articulée en chapitres titrés qui séquencent la
démarche. Cela tient du diagnostic clinique.
Reste la profondeur de l'analyse
de l'observateur indiscret de la nature humaine qu'il est. Et puis le style
onctueux comme toujours.
jeudi 16 mai 2019
Citadelle ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry
"Car j'ai vu trop souvent la pitié s'égarer." Ce
sont les premiers mots de cet ouvrage qui se présente comme le recueil des
méditations De Saint-Exupéry.
Si l'on en juge par le nombre d'occurrence de la conjonction "car"
dans cet essai, on ne doute plus de l'intention de Saint-Exupéry d'accumuler,
dans ce qui n'est alors qu'un fouillis de réflexions, les arguments qui
viendront étayer une démonstration. Elle reste certes à structurer mais on a déjà
compris qu'il s'agit de mettre en garde la plus turbulente des créatures de
Dieu, contre sa propension à se perdre en futilités.
"Si tu veux comprendre les hommes, commence par ne jamais les
écouter."
Saint-Exupéry ne
croirait-il en l'homme que parce qu'il est créature de Dieu ? Il manifeste à
l'égard de celle-ci un humanisme forcené mais exigeant. Avec ses
interpellations laissées à la postérité, il n'a de cesse de la stimuler pour
tenter de canaliser ses intentions vers le chemin de la raison. Une raison
empreinte de foi religieuse, même si parfois le doute gagne du terrain.
"…il n'est rien qui soit tien car tu mourras." Comportement
d'appropriation, d'avilissement contre lequel il ne cache pas son aversion
allant jusqu'à parler de pourrissement et qu'il sent de nature à détourner son
semblable de sa vocation originelle : bâtir l'humanité.
Bâtir. Une obsession chez lui. Empire, temple, cathédrale, dont on ne sait ce
qu'ils embrassent, mais tout est symbole dans une cascade de métaphores en
lesquelles émerge un idéal de vie. Elle est un éternel chantier et chaque jour
est une naissance. Chaque pierre devrait être une preuve de l'aptitude de
l'homme à faire de cette vie un édifice d'humanité dont la clé de voute serait
l'amour de son prochain.
"Mélancolique j'étais car je me tourmentai à propos des hommes"
Saint-Exupéry est
de ces êtres rares qui ont une distance avec leurs semblables au point d'en
ressentir de la solitude. Solitude de celui qui prêche dans le désert. Aux
antipodes d'un Camus qui se révolte contre l'absurdité de la vie et le silence
de Dieu, il loue la vie et justifie le mystère de Dieu. "Car je n'avais
point touché Dieu, mais un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu."
Citadelle,
c'est aussi la parole donnée à un père parti trop tôt et qui a cruellement
manqué à la jeunesse du petit Antoine. Cet ouvrage restera comme le plus pur
produit d'un esprit livré à la déception d'un monde trop imparfait.
Foisonnement d'allégories abandonnées en désordre à un avenir qui ne s'est pas
tenu. Et peut-être n'est ce pas plus mal. Car vouloir les rendre accessibles à
ses semblables n'eut-il pas ôté de la spontanéité au geste de l'écrivain et
fait perdre de la hauteur au philosophe.
Citadelle,
c'est aussi la richesse d'une poésie affranchie de la rime. Pensées brutes,
parfois confuses et difficiles à décoder tant elles comptent sur la force de
l'image, sur la candeur de la parabole. Bouillonnement contenu d'une foi en
l'homme chancelante mais toujours sincère, car entretenue vaille que vaille par
une éducation rigoureuse, laquelle refuse de céder du terrain à la facilité.
Le fil directeur de pareil ouvrage existe. C'est l'hymne à la vie. La structure
quant à elle n'existe pas encore lorsque Saint-Exupéry confie
ses pensées à ses carnets.
Celle qui sera inventée par ses éditeurs posthumes répondra à la préoccupation
de préserver un trésor tel qu'il aura été abandonné. Ils chercheront à
perpétuer ce "J'ai besoin d'être" et à mettre en valeur une pensée
humaniste trop tôt engloutie dans les flots de la Méditerranée en 1944. Mais,
ne sommes-nous pas "ensemble passage pour Dieu qui emprunte un instant
notre génération."
samedi 27 avril 2019
Seuls les vivants créent le monde ~~~~ Stefan Zweig
Ce recueil de textes inédits
couvrant la période de la première guerre mondiale est doublement intéressant
pour faire plus ample connaissance avec Stefan Zweig. Appréhender l'évolution
de son style et de ses opinions, l'évolution de l'homme et de l'écrivain.
Le style journalistique enflammé
du témoin des premiers jours de la mobilisation devient très vite plus
emphatique, grandiloquent puis dramatique – comment ne le serait-il pas ? - au
constat des horreurs de la guerre, pour sombrer finalement dans l'exaspération
face à l'impuissance générale à enrayer la machine infernale de la guerre,
broyeuse d'humanité, à mettre un terme à l'inimaginable.
Pour ce qui est des opinions, la
tentation patriotique de 1914 verse rapidement dans le pacifisme, bien avant la
fin de la guerre, dès que Stefan Zweig se sera rendu compte par lui-même de
quelle façon l'esprit fleur au fusil de 1914 s'est transformé en une boucherie
épouvantable. Allant jusqu'à faire l'éloge du défaitisme, à renoncer à toute
victoire tant que ce ne serait pas celle de la fraternité entre les peuples.
A la lecture des ouvrages que
Stefan Zweig publie après la première guerre mondiale, on peut être parfois
blasé de la grandiloquence redondante de son style. On ne s'émeut toutefois pas
de cette emphase lorsqu'il rend hommage dans un chapitre de cet ouvrage à Henri
Barbusse, lequel a publié le Feu - journal d'une escouade, avant même la fin de
la guerre. Cet ouvrage a fait partie, avec Les croix de bois de Roland
Dorgelès, de ceux qui ont forgé ma fascination d'horreur à l'égard de celle
qu'on appelle la Grande guerre. Et Stefan Zweig de répéter en leitmotiv
l'expression de Henri Barbusse qui coupe court à toute dissertation sur la
description de l'horreur :" On ne peut pas se figurer!" Expression
qui a imposé le silence à nombre de rescapés du massacre organisé, lesquels se
sont très vite rendus compte qu'ils ne parviendrait jamais à faire comprendre
ce qu'ils avaient vécu, à ceux de l'arrière, à ceux qui ne l'avaient pas vécu
justement.
A l'occasion d'un séjour qu'il
fait en Galicie, dans laquelle il avait été envoyé en mission en 1915 lorsque
cette région avait été reprise aux Russes, Zweig s'était ému du sort réservé à
ses coreligionnaires juifs. Sans imaginer que vingt ans plus tard il serait
lui-même l'objet de persécution du fait de sa religion.
Autant d'événements qui ont forgé
le pacifisme de l'homme et la volonté farouche de l'écrivain de le faire savoir
et gagner ainsi à sa cause tous ceux qui auront de l'influence en ce monde.
Recueil de textes édifiant pour
comprendre le personnage, l'auteur, l'argumentation de sa pensée d'humaniste
fervent qu'il est devenu, et mesurer son désespoir quand il voit l'Allemagne se
fourvoyer à nouveau dans la tragédie à partir de 1933. Désespoir qui le
conduira au geste fatal que l'on sait en 1942.
jeudi 25 avril 2019
Carthage ~~~~ Joyce Carol Oates
Cressida est intelligente et douée pour les arts. Mais elle
n'appartient pas au canon de la beauté de notre monde moderne sur médiatisé.
Son complexe esthétique l'isole dans un mal-être silencieux qui ne s'exprime
que par son engouement pour M.C. Escher, le dessinateur illusionniste aux
perspectives hallucinantes.
En expert du trompe-l'œil, M.C. Escher enferme le spectateur de ses œuvres
dans un labyrinthe spatial. Lui donnant à la fois l'impression d'apesanteur et
de claustration dans un infini sans issue.
Cressida, l'intelligente, se convainc de désamour quand sa sœur Juliet, la
belle Juliet, goûte au bonheur dans les bras du beau Brett Kincaid. Convaincue
de demeurer incomprise, Cressida souffre et gâche ses talents.
"Il nous est nécessaire d'être farouchement aimé pour exister."
Traumatisme de la guerre, univers carcéral, peine de mort, mal-être d'une
jeunesse harcelée par des images virtuelles mensongères, Joyce Carol Oates
explore les aspects pervers de la société moderne. Elle a fort habilement
construit ce magnifique roman comme un dessin de MC Escher. Un roman à tiroirs
aux perspectives bouchées, digressions et confusion des époques pour gagner son
lecteur au poison de l'enfermement.
Une souffrance sans remède, à moins de provoquer un électrochoc. Cressida
disparaît. Un électrochoc qui pourra toutefois être plus autodestructeur que
salvateur. Sauf à faire appel à la puissance du pardon.
Fabuleux roman à l'étonnant réalisme qui prouve l'immense talent de son
auteure.
vendredi 12 avril 2019
La possibilité d'une île ~~~~ Michel Houellebecq
"Je pense qu'elle va trouver que tu es trop vieux..."Oui c'était ça, j'en fus convaincu dès qu'elle le dit, et la révélation ne me causa aucune surprise, c'était comme l'écho d'un choc sourd, attendu. La différence d'âge était le dernier tabou, l'ultime limite, d'autant plus forte qu'elle restait la dernière, et qu'elle avait remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être vieux.
Avec Houellebecq appelons un chat un chat, surtout si on fait de préférence allusion à la femelle de l'espèce. Il est certain que si on lit Houellebecq au premier degré on restera au niveau de cette partie de son anatomie qui rime avec citrouille. C'est avec pareille écriture décomplexée, dépouillée de l'adverbe, proche de la langue parlée que Houellebecq a séduit son lectorat. Une écriture affranchie de toute censure, propre à libérer l'homme de la violence et la licence qui bouillonnent au tréfonds de son être. Avec Houellebecq, seul le bonheur est absent du tableau. Comme tabou. Le réalisme sombre dans la déréliction et clame à longueur de pages le malaise existentiel de son héros. Une lecture qui laisse un goût de cendre dans la bouche.
l'accouplement est le seul acte de la vie humaine qui détourne vraiment de l'obsession de la mort.
vendredi 5 avril 2019
Geisha ~~~~ Arthur Golden
J'ai lu cet ouvrage avec avidité. Il s'offre à nous comme le récit des mémoires d'une geisha retraitée, expatriée aux États-Unis à l'heure de ses confidences. Il m'a fait découvrir l'envers d'un pan de décor de la société nippone qui aura pu leurrer l'occidental non averti que je suis. Les geishas sont-elles des femmes artistes, ou bien des courtisanes précieuses qui pratiquent là comme ailleurs le plus vieux métier du monde ?
"Nous ne devenons pas geisha
pour jouir de la vie, mais parce que nous n'avons pas le choix".
Ces propos mis dans la bouche de
Mameha, la grande sœur de Sayuri, au sens de celle qui la prend sous son aile
pour lui apprendre le métier, sont de nature à couper court à toute spéculation
quant à l'élégance d'une culture. Il y a donc aussi derrière le masque de la
poupée le drame de jeunes filles qui ont accédé à ce statut parce que, comme
Sayuri, elles ont été vendues par des parents qui ne pouvaient plus subvenir à
leurs besoins.
L'estampe japonaise, le cliché de
la femme au visage fardé de blanc, enveloppée dans son kimono de soie richement
décoré, aux gestes à la fois gracieux et calculés, fait illusion quant à la
finalité du cérémonial qu'elles ont appris à mettre en scène.
Magnifique roman d'Arthur Golden
qui aborde ici une forme d'asservissement institué en tradition pour des jeunes
filles qui ne deviennent pour le coup plus propriétaire de leur propre corps.
La jeunesse et la beauté sont devenues valeur marchande dans les mains de
tuteurs dont on comprend bien le rôle véritable. La vente de la virginité de
Chyio, devenue Sayuri sous son nom de geisha, sera négociée au plus offrant
pour rembourser le coût de son acquisition et ses frais d'éducation. Il est
clair que dans pareille situation les penchants affectifs d'un cœur tendre ne
pèsent guère plus lourd que le jour où elle a été arrachée à sa famille.
Prise au jeu de l'intérêt
qu'elles suscitent les geishas sont élevées dans un univers de rivalité sans
concession. Une éducation draconienne conditionne la jeune fille, laquelle
n'envisage alors plus pour s'émanciper que de devenir la maîtresse d'un riche
protecteur, un danna, qu'elle cherchera à séduire avec le plus extrême
raffinement dans un climat de concurrence féroce.
L'aspect qui a pu détourner le
spectateur non averti de la réalité moins brillante de cette caste sociale
inscrite dans la tradition japonaise est le côté sophistiqué de l'exercice de
séduction pratiqué par ces femmes. Ce qui reste une forme de prostitution,
certes dirigée vers une élite fortunée, présente un aspect artistique
indéniable dont la finalité est d'éveiller l'imaginaire et porter le désir à
son paroxysme.
Cet ouvrage produit par un
spécialiste de la culture japonaise allie avec grand succès les références
sociétales, culturelles et historiques au drame qu'ont pu vivre certaines
d'entre elles, comme la jeune Chyio héroïne de ce roman. Une fresque picturale
qui n'est pas exempte de sensualité au spectacle de l'effleurement de corps
graciles offerts à la convoitise des puissants. Ces derniers présentés sous un
aspect moins reluisant. Un roman moral à l'esthétique rare qui donne le goût de
sa relecture et de voir le film qui en a été tiré en 2005.
mercredi 27 mars 2019
Le fusil de chasse ~~~~ Yasushi Inoué
Il est des situations qui pèsent sur le cœur au point de ne
pouvoir les aborder de vive voix avec ceux qu'elles impliquent. La lettre
devient alors le moyen de rompre avec la souffrance qu'elles génèrent. Elle
permet à son auteur de s'épancher sans craindre la contradiction, de maîtriser
ses émotions et de rééquilibrer un rapport de force défavorable. La lettre
abolit les inhibitions.
C'est le procédé qu'utilisent trois femmes à l'adresse de Josuke Misugi. Il est
entré dans leur vie comme époux, amant, voire comme intrus, quand il s'agit de
la fille de son amante. Trois lettres, dont une posthume, celle de cette
dernière, afin de mettre en mots ce qui a exacerbé leur sensibilité, en bonheur
ou en chagrin, et n'a pourtant pu franchir leurs lèvres pour divulguer leur
ressenti intime. Josuke a entretenu une relation illégitime avec celle des
trois qui a choisi de quitter ce monde.
Avant de partir, cette dernière, qui déplorait avoir vécu dans le péché, tient
à lui faire la confidence de "son moi profond, son moi véritable". le
temps d'une lecture, elle prolonge ainsi sa vie auprès de lui, consciente que
la relation intime qu'ils entretenaient ne lui avait pas pour autant permis de
dévoiler ce jardin secret où fleurissent les désirs, les rêves, les espoirs, où
prospèrent aussi les remords, les craintes et les peines, plus difficiles à
confesser.
Celles qui ont vécu en marge de cette relation expriment quant à elles le
désenchantement. Elles savent que, mieux que les paroles, la lettre s'imposera
à son destinataire, jusqu'au dernier mot, pour exprimer le préjudice de la
duplicité.
Dans une langue feutrée, ces trois femmes expriment avec douceur l'amertume
pour les unes, l'amour mais aussi le repentir pour l'autre. Convaincues
d'atteindre leur cible par le truchement de la lettre, toutes trois écrivent
avec détermination le fruit de leur pensée. Des arguments soupesés, des propos
modérés dont la portée sera d'autant plus grande pour se faire entendre de leur
destinataire. L'assurance d'être lues leur donne la satisfaction d'être
entendues et de soulager leur conscience. Fût-ce au moment de quitter ce monde.
Des paroles pour le cœur.
"Si je devais vous dire ceci de vive voix, comme cela me serait difficile
! Sans compter ce que ma tentative pourrait avoir de pénible, il me serait sans
doute impossible de vous adresser la parole sans incohérence. Je suis capable,
en ce moment, de m'expliquer uniquement parce que je vous écris."
lundi 18 mars 2019
Le chagrin ~~~~ Lionel Duroy
Pourquoi éprouver le besoin de publier d'une histoire de famille dans son
intimité, quand l'auteur sait que cette intention sera dévastatrice, qu'elle le
projettera dans l'isolement et ira même jusqu'à lui donner des intentions suicidaires.
A la part d'exhibitionnisme ou de dénonciation que d'aucuns seraient tenter de
lui prêter on préfère y substituer l'avidité à renaître qui anime l'intention
tant on est convaincu de sincérité à la lecture de cet ouvrage.
Le chagrin de Lionel Duroy,
publié en 2010, est un livre pour en justifier un autre. Publié en 1990, Priez pour
nous s'est imposé à son auteur pour l'extirper du champ de ruines dans
lequel il a grandi. Ce n'est pas pour rien qu'en séjour dans les Balkans
pendant la guerre de Bosnie en 1993, Lionel Duroy est
fasciné d'horreur à la vue des maisons détruites. Elles étaient des foyers de
vie familiale. Symbole pour lui de ce qui aurait dû être et rester un havre de
sécurité et un sanctuaire d'intimité. Il y fait le rapprochement avec son sort.
Dans le
chagrin, Lionel
Duroy explique pourquoi et comment envers et contre tout il devait
faire table rase d'un passé honni. Quelles qu'en soient les conséquences.
Fût-ce au prix de la perte de toute sa famille, père, mère bien sûr, les
artisans du désastre, mais aussi frères et soeurs qui l'ont sommé sans succès
de renoncer à étaler sur la place publique l'indignité de parents qui, au moment
de la parution de son ouvrage salvateur, sont parvenus à l'automne de leur vie.
Perte de son épouse aussi. Désert affectif après la bombe de la révélation. Si
ce n'était deux enfants qu'il faut eux-mêmes protégés du désastre après le
départ de leur mère.
Le chagrin suinte
entre les lignes de cet ouvrage. Le problème avec l'enfance, c'est qu'on en a
qu'une et quand elle est gaspillée, c'est pour la vie. On n'en guérit pas.
L'amertume est ancrée dans la personne. Pas de retour en arrière possible. Mais
peut être une autre force de vie peut-elle faciliter le chemin vers l'avant. Ce
que lui apportera sa deuxième épouse.
Difficile de parler de cet ouvrage sans évoquer cet autre qu'il faut maintenant
lire. Celui qui ouvre la carrière d'écrivain de Lionel Duroy. le
livre à la fois dévastateur et refondateur. le sauvetage commençant par une
déferlante de haine à l'égard de ceux qui ont étouffé le rêve. Ce rêve
nécessaire à tout enfant imaginant son avenir.
mardi 5 mars 2019
D'autres vies que la mienne ~~~~ Emmanuel Carrère
Une mère atteinte d'un cancer vit ses derniers jours. Elle exprime son désespoir d'abandonner ses enfants si jeunes. Le désespoir de les savoir perdre le souvenir de l'amour qu'elle leur porte. Ce à quoi son ami et confident lui rétorque "on ne se souvient pas de nos parents et pourtant ils nous habitent."
Cet ouvrage, dans lequel tout est vrai nous dit Emmanuel Carrère, est un livre contre l'oubli. Mais pas seulement. Il est aussi un livre pour faire connaître sa mère à une petite fille dont elle n'aura pas le souvenir puisque celle-ci meurt dans les premiers mois de sa vie.
A quelques mois d'intervalle, Emmanuel Carrère a été le témoin de deux drames parmi les plus cruels qui puissent atteindre une famille. Des parents qui perdent leur fille unique dans le tsunami de 2003, pour le premier. La longue agonie d'une mère malade laissant trois petites filles, pour le second. Il s'est laissé convaincre d'écrire le calvaire de ces familles ordinaires que rien, comme de juste, ne prédestinait au malheur.
Il décide d'écrire les mots qui traduisent l'horreur. Celle de la première nuit après l'annonce de la nouvelle. La perte de l'enfant pour les uns, l'annonce de la condamnation pour l'autre. L'horreur d'un monde vide de ces êtres chers arrachés à l'amour des leurs. Sans imaginer l'écho que pourrait avoir son ouvrage, sans imaginer que de la cruelle vérité, de la violence des mots naîtra une forme de résilience. Résilience n'est pas oubli, mais le contraire de l'oubli.
Les cellules portent en elles la trace non substantielle de ceux qui nous ont fait. De ceux que l'on a faits. Cette trace invisible à tout examen, c'est le marqueur de l'amour. Diane, la petite dernière qui n'a pas connu sa mère le porte en elle.
Sa nounou, accablée elle aussi par la perte de son mari n'oublie pas non plus. Mais quand elle prend Diane dans ses bras, elle sourit à la vie. Continuer à vivre est mystérieux.
C'est écrit avec le style d'Emmanuel Carrère. Un style dénué d'allégorie, parfois cru et sans faux semblants, mais un style qui fait passer les émotions. C'est très réussi. Et gageons que c'est un ouvrage qui aura son importance pour celle qui n'a pas connu sa mère.