Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 31 janvier 2017

Le royaume ~~~~ Emmanuel Carrère

 



Avec des "si" on ne met pas seulement Paris en bouteille, on peut donner dans l'uchronie. Cette pratique consiste à refaire l'histoire sur la base de variantes hypothétiques. Elle est aussi appelée, moins pompeusement, histoire alternative.
Aussi, sur ce registre et dans le sujet qui fonde son ouvrage, le Royaume, Emmanuel Carrère peut-il extrapoler : si Jésus n'avait été mis en croix dans sa trente-troisième année, mais était parti de sa belle mort, le grand âge venu, le christianisme aurait-il vu le jour ? Hypothèse pour une histoire alternative du christianisme qui celle-ci tournerait court.

Si le christianisme est devenu ce qu'il est aujourd'hui, vingt siècles plus tard, c'est bien aux apôtres et disciples de Jésus qu'on le doit, parmi lesquels Paul et Luc qu'Emmanuel Carrère à choisis pour centrer le sujet de ce qu'il qualifie d'enquête sur la naissance du christianisme.

Cet ouvrage était fait pour moi. Il l'a été et le sera pour d'autres encore à n'en pas douter, mais pour ce qui me concerne, je me le suis approprié avec le plus vif intérêt. Même s'il est tellement fouillé et documenté que le souci du détail finit par provoquer quelques longueurs et redites. Mais peut-on reprocher à un auteur de vouloir aller au fond des choses dans son argumentation ?
Dans la formulation d'hypothèses aussi. Car, comme le dit Emmanuel Carrère, les certitudes que l'on a de cette époque sont, par la force du temps mais pas seulement, nécessairement clairsemées. De grands blancs ont ainsi laissé le champ libre à l'imagination de qui aura voulu faire valoir sa propre conviction. Conviction qui sera le plus souvent travestie en vérité. Mais vérité n'est pas exactitude. Ce n'est pas Marguerite Yourcenar qui le démentira.

Une religion, fût-elle l'une des trois qualifiée, sans doute abusivement, de religion du Livre, n'est jamais qu'une secte qui a réussi. L'audience de l'une ou l'autre, reposant sur la croyance qu'elle parvient à ancrer dans l'esprit de ses adeptes, est à mettre au crédit de ses prêcheurs, de leur charisme, de leur force de persuasion. L'enquête d'Emmanuel Carrère cherche à décortiquer ce mécanisme qui a fait le succès du christianisme. Ce processus qui fait qu'un gourou devient Dieu sur terre.

La démarche est d'autant plus intéressante, nous confie-t-il dans la première partie de son ouvrage, qu'agnostique au moment où il l'écrit, il avait été gagné par la foi quinze ans plus tôt. Elle avait envahi son esprit comme la maladie le corps, par contagion. Devenu sceptique depuis, il a pu s'autoriser une confrontation de la vision des choses. L'approche métaphysique versus l'approche historique, réputée plus objective, quoi que... Il avoue même, dans quelques entretiens de promotion de son ouvrage, avoir pris dans sa posture rationaliste des positions de nature à choquer le croyant qu'il avait été. Et donc ceux qui le sont aujourd'hui. Ces derniers pourront l'être d'ailleurs à la seule vulgarité des styles et vocabulaires de certains passages. Et plus surement encore à la relation des prédilections sexuelles de leur auteur. L'effet était recherché. Pour être du domaine du mystique, la religion n'en est pas moins affaire d'hommes. Pour preuve, les glorieux temps, sans doute bénis, de l'apogée du christianisme, au cours desquels, fort de leur monopole, les plus hauts dignitaires de l'Eglise qu'il faut alors écrire avec une majuscule, n'ont pas été les derniers à amasser de grandes richesses bien terrestres celles-là et se vautrer dans d'autres voluptés tout aussi dénuées de spiritualité, tout en prêchant pauvreté et abstinence. Les Cathares en leur temps qui avaient bien perçu l'écueil ont très vite été disqualifiés, affublés d'hérésie et éradiqués. Dans la paix du Seigneur bien entendu.

Emmanuel Carrère a réalisé un travail énorme pour venir à bout de son ouvrage. En partant d'ailleurs d'une vingtaine de cahiers de notes qu'il avait remplis du temps de sa phase mystique. Le célèbre historien Paul Veyne, plusieurs fois cités dans l'ouvrage, a été le premier à le reconnaître. L'auteur du Royaume essaie de faire la part des choses entre le reconnu historiquement par tous et les interprétations des mêmes, comblant ainsi les vides chacun à sa façon, selon sa conviction. Le résultat étant que ce que "l'un affirme, certains le trouvent lumineux, et lorsque d'autres affirment le contraire, certains autres le trouvent tout aussi lumineux."

L'ouvrage s'organise en trois parties. La première autobiographique, la seconde consacrée à l'apôtre Paul, dont les lettres révèlent une fulgurance, un vrai talent d'écrivain, la troisième centrée sur Luc, médecin grec, non juif, compagnon de Paul et l'un des quatre évangélistes. En rédigeant Les Actes, il est devenu chroniqueur de ce temps. Ses écrits nous content l'histoire de ce groupe de fidèles de la première heure. Mais, les témoins directs disparus, l'histoire de la vie de Jésus s'est aussi et surtout colportée de bouche à oreille, en prenant au fil des siècles cette distance avec la réalité qui a renforcé son aura mystique et fait certitude de ce qui avait pu être inventé par les prêcheurs de tout acabit. Pas toujours au bénéfice de la vérité vraie, loin s'en faut.

Dans notre culture chrétienne, ce terme de secte affecte une connotation de marginalisation. Pourtant, nous dit Emmanuel Carrère, adopter le dogme d'une secte est plus noble que de persister dans celui de la religion qui nous accueilli le jour de notre naissance. Choisir est toujours plus noble que se laisser dicter sa conduite.

L'essentiel est de croire. C'est à partir de là que tout commence, ou selon, tourne court.

Très bel ouvrage qui nous est soumis dans un style moderne dénué des béatitudes et précautions qui auréolent habituellement les thèmes religieux. C'est ouvrage était vraiment fait pour moi.


mardi 17 janvier 2017

L'étranger ~~~~ Albert Camus


Justice est rendue. On n'abat pas un arabe de cinq coups de feu en invoquant la légitime défense, encore moins un coup de soleil, sans en outre en exprimer le moindre remord. Même au temps de l'Algérie française.

Meursault, narrateur-acteur de ce récit nous relate la tranche de sa vie, de sa fin de vie, qui l'a conduit au pied de celle que l'homme rejoint "comme on marche à la rencontre d'une personne" : la guillotine. Quand a contrario la personne qui réside en tout être humain le laisse de marbre.

Les juges ont estimé que la froideur de son tempérament était propice à la préméditation du crime qu'il a commis. Meursault fait preuve de la même insensibilité à l'énoncé du verdict qui le condamne que celle qui l'a engourdi dans ses relations avec son entourage, les femmes de sa vie en particulier : sa mère, qu'il a placée à l'asile puis enterrée sans verser la moindre larme, la douce Marie qui s'est éprise de lui et ne deviendra son épouse que si elle insiste. Côté sentiment, c'est un peu chiche.

Point de révolte chez ce "coeur aveugle". Il ne remet pas en cause la justice des hommes. Il ne peut toutefois se résoudre à la "certitude Insolente" d'une fin décidée. Il s'interroge sur l'utilité d'abréger une vie qui, de toute façon, est promise à s'éteindre d'elle-même. Pourquoi interférer dans le cours des choses ?

Raisonner en pareille circonstance est encore faire preuve de distance avec le cours des choses. C'est être étranger à soi-même. Etranger au monde, étranger à la vie.

Voilà un ouvrage dans lequel le verbe est dépouillé, comme le décor dans lequel se noue le drame, comme la palette sentimentale de ce héros qui n'inspire pas l'empathie. Les phrases sont courtes et sèches. Il en est ainsi de tout le roman. le style est direct et froid comme l'austère mécanique qui enchaîne les événements de la vie. Comme la justice qui condamne.

Meursault n'aura pas su se réchauffer au coeur des hommes, il n'attend rien non plus du secours de l'ambassadeur d'un dieu qu'il ne veut pas connaître. Plus que le drame qui se déroule sous les yeux du lecteur, c'est la part d'inhumain qui habite tout homme, lorsqu'elle le domine, qui surprend. Certains l'évacuent dans la sauvagerie, lui, c'est dans l'indifférence.

Encore Meursault se dit-il à lui-même, puisque personne ne recueille ses confidences, que l'essentiel est de donner une chance au condamné. C'est le peu que l'on percevra de son ressenti. Encore répond-t'il plus à une logique qu'à un trait d'humanité. Aussi, plus qu'un ultime sursaut d'intérêt pour la vie, ne s'agit-il pas de la crainte de l'inconnu ? Au-delà de l'oeuvre du couperet.

Albert Camus lui en a t'il donné une de chance pour qu'il nous relate son histoire, ou le fait-il intervenir d'outre-tombe, pour nous parler de la vie ?


jeudi 12 janvier 2017

Confessions d'un masque ~~~~ Yukio Mishima


 

Aussi loin que remontent ses souvenirs, Kochan, jeune japonais des années 40 et narrateur de Confession d'un masque, tente de comprendre quel germe implanté au fond de lui-même, quelle force maligne a pu inverser la polarité de ses affinités émotionnelles, au point de faire basculer son être intime dans "l'anormalité".

Avec la conscience adulte de celui qui écrit, et s'adresse parfois directement à son lecteur, Kochan tente de décoder les non-dits. Ce qu'il croyait imposé par une éducation traditionnaliste et puritaine étouffait en réalité une vérité inavouable. Dans ce roman, dont on ne doute pas qu'il puisse être autobiographique, Mishima décortique le lent processus de la prise de conscience d'une différence. Son innocence originelle pressent, puis identifie pour finalement se mortifier de son penchant homosexuel. La révélation s'est insinuée en lui selon un long processus de maturation émotionnelle. Il lui a fait négliger la silhouette bien prise et le soyeux de la peau des filles pour s'émouvoir à la vue du corps masculin.

Les muscles saillant sous une peau glabre, un "physique d'esclave et les traits d'un prince", la représentation du martyr de Saint-Sébastien, sera pour lui un symbole à plus d'un titre. Celui de la beauté du corps de l'éphèbe en premier lieu, le symbole du supplicié pour sa seule différence ensuite. Celui enfin d'un visage tendre et impassible qui a la volonté de ne pas mépriser ses bourreaux et reçoit la mort comme une délivrance.

Une fois avéré et admis, ce mauvais penchant n'inspirera finalement que le dégoût à Kochan. Il se prend alors à attendre alors la mort "avec une sorte d'impatience", convaincu d'avoir découvert "le véritable but de sa vie". Ce désespoir est vécu à la japonaise. Tout en pudeur et discrétion, sans épanchement, encore moins de lamentation. Les traits figés. Comme ceux d'un masque impassible plaqué sur un visage torturé.

Marguerite Yourcenar avait été intriguée par cette quête de l'issue libératrice. Avec Mishima ou La Vision du vide, elle scrutait dans l'oeuvre de cet auteur froid et talentueux les prémices de la mort planifiée de longue date. Mishima a mis un terme à sa vie vingt ans plus tard de la manière la plus violente qui soit. La fascination de Kochan pour le sang, la mort, le suicide sont évoqués à maintes reprises dans cet ouvrage. Sauf peut-être le décorum morbide et spectaculaire avec lequel Mishima passera à l'acte dans la plus pure tradition samouraï, le lecteur ne pourra envisager d'autre épilogue à telle vie de tourments.

Dans un style dépouillé, austère, Mishima décrypte cette sombre alchimie qui l'a rendu incapable de conjuguer sensualité et sexualité, attirance et convenance. Pourtant, de la capacité d'aimer son coeur ne manquait pas. Mais son penchant abhorré, imposé par une volonté supérieure, lui a dérobé la plénitude nécessaire à toute harmonie dans la vie affective.

Ce récit est d'autant plus touchant lorsque l'on sait que l'auteur est allé au bout de ses tendances suicidaires. Il a choisi pour mettre fin à ses jours de s'infliger la sentence traditionnelle de ceux dont l'honneur a été bafoué.

Le texte pourrait souffrir de quelques longueurs si le lecteur ne les percevait pas comme nécessaires à l'imprégnation du malaise vécu par son narrateur. Tout en retenue, cet ouvrage trouve sa beauté dans la pudeur qui l'inspire, même quand son héros y évoque ses "mauvaises habitudes".

vendredi 6 janvier 2017

Les yeux ouverts ~~~~ Marguerite Yourcenar


En refermant cet ouvrage, j'ai l'impression d'en avoir ingurgité d'innombrables. Les yeux ouverts, c'est une bourrasque de culture. C'est surtout une formidable leçon de sagesse.

Encore faut-il, en écrivant cela, bien prendre garde au choix des mots. Car le terme de leçon comporte une notion de contrainte dont Marguerite Yourcenar se serait, à n'en pas douter, défendue avec force de faire usage. Recommandations de sagesse serait plus approprié. Mais il est vrai que si je crains la réprobation quant à la sélection de mes tournures sémantiques, c'est que je me sais observé depuis le "système sympathique" de l'au-delà dont Marguerite Yourcenar fait désormais partie. M'encouragerait-elle à poursuivre cette contribution sur Babelio ? A n'en pas douter puisqu'il s'agit de parler des livres.

Marguerite Yourcenar nous a laissé au travers de cet ouvrage un recueil de confidences étonnamment copieux pour quelqu'un qui rechigne à parler de soi. J'ai pu y découvrir des facettes de sa personnalité insoupçonnées de ma part. Une lecture plus attentive de ses œuvres aurait pu me les faire détecter, en particulier par l'entremise de ces deux héros les plus évoqués dans cet ouvrage, je veux parler de Zénon et Hadrien. L'érudition de l'académicienne m'avait certes un peu étourdi, aussi n'y avais-je pas décelé la militante écologiste, amoureuse de la nature, avocate de la cause animale et dénonciatrice de bien d'autres phénomènes et comportements blâmables de notre société moderne que le bon sens récuse. Mais tout cela ne participe-t-il pas finalement de la même sagesse : celle de préserver un monde qui nous a ouvert les bras en même que nous ouvrions les yeux. La lecture de cet ouvrage est un grand bénéfice quant à la connaissance de la personnalité, de la vie et de l'œuvre de cette auteure sublime.

Mon grand ressenti d'un tel ouvrage, c'est une impression de grande solitude de son auteure. Une solitude certes entourée, mais solitude quand même. Comme celle que notre vie moderne peut engendrer en nous faisant méconnaître notre voisin de palier. Solitude de l'érudite dans un océan d'ignorance. Ne l'a-t-elle pas éprouvée lorsqu'elle enseignait aux étudiants américains, captifs de leur présent, d'un immédiat resserré sur des préoccupations matérielles, quand tout aspire à dépasser le temps. C'est aussi la solitude de la femme désintéressée, face à tant de cupidité. de celle-là même qui fait de l'homme un pourfendeur de son environnement. La solitude encore de celle qui embrasse toutes les religions sans discrimination, reprochant l'imposture de ceux qui se réclament "de ligne directe de Dieu". La solitude toujours de celle qui a conservé son âme d'enfant, se dit sans âge, quand trop d'esprits plaintifs inféodés à leur narcissisme ne font que déplorer la dégradation d'un corps qui subit les outrages du temps.

Mais la solitude est aussi une aubaine. Elle est propice à la contemplation, à la création. Elle permet à Marguerite Yourcenar de s'extraire de l'actualité, "cette couche superficielle des choses", et d'aimer "le passé comme un présent qui a survécu dans sa mémoire". Elle lui permet d'écouter les voix que le tumulte pourrait dissoudre dans la cacophonie ambiante. Les voix de ses propres héros, Zénon et Hadrien, et tous les autres qui ont trouvé au travers de ses ouvrages l'espace et le temps de faire entendre leur vibration. Ce sont ces voix qui lui dictent ce qu'elle couchera sur le papier. La solitude enfin autorise la communion avec ces écrivains innombrables qu'elle a étudiés plus qu'elle ne les aurait seulement lus.

Marguerite Yourcenar ne donne aucun droit à ses semblables. Ils ne savent que trop le mettre en avant. Elle ne leur parle que de devoirs. Au premier rang desquels le devoir d'amour, mais dans l'acception orientale de ce sentiment. Elle seule élève ce transport sensuel au niveau du sacré quand l'éducation chrétienne culpabilise et juge la sensualité grossière. Sa hauteur inspirée lui permet de désigner les calamités dont souffrent ceux de son temps et s'autorise à les mettre en garde : "On n'a pas le droit de combiner les maux de l'âge atomique avec la sauvagerie de l'âge de la pierre."

Avec son humilité légendaire et pour s'exonérer de tout mérite dont d'aucun pourrait la gratifier, Marguerite Yourcenar prend les devants. Elle s'affiche dans son rôle d'écrivain comme un "instrument à travers lequel des courants, des vibrations sont passés…Tout vient de plus loin et va plus loin que nous… tout nous dépasse et on se sent humble d'avoir été ainsi traversé et dépassé."

Et puis comme toute fin qui n'est pas la mort n'est que provisoire, Marguerite Yourcenar voudra clore ces entretiens retranscrits en évoquant cette échéance ultime et inéluctable. Elle seule restitue l'égalité que la naissance a désaccordée. L'état de vie n'étant qu'une parenthèse accidentelle, elle affirme vouloir disposer de sa pleine conscience au moment où la parenthèse se refermera pour ne rien rater de sa sortie. Fût-ce dans la douleur. Elle évoque alors ces mots qu'elle a mis dans la bouche de Zénon et fait en sorte qu'ils soient inscrits en épitaphe sur sa tombe : " Plaise à celui qui est peut-être de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie."

Avec les ouvrages qu'elle nous a légués son esprit sublime plane ainsi encore au-dessus des nôtres, ses lecteurs, grandement moins inspirés, grandement moins instruits de l'héritage des penseurs et philosophes de tous temps. Mais n'est-ce pas le rôle des écrivains que « d'exprimer ce que d'autres ressentent sans pouvoir lui donner forme. »


lundi 26 décembre 2016

Le sens de ma vie : entretien ~~~~ Romain Gary

 

Ce recueil tiré d'un entretien réalisé pour la télévision canadienne, quelques mois avant la mort de Romain Gary, est un formidable éclairage sur la vie et l'ouvre de cet auteur fabuleux. Bien que beaucoup trop court. Comme le flash de celui qui revisite son existence avant de basculer dans l'au-delà.

Il suffit de lire cette subtile conception, pour l'agnostique qu'il a été, entre la parole du Christ et la féminité pour reconnaître l'aura qui gouverne sa pensée intime dans tous ses ouvrages.

Indispensable pour qui se passionne pour cet auteur.




dimanche 25 décembre 2016

Mishima ou la vision du vide ~~~~ Marguerite Yourcenar


La raison d'être de pareil ouvrage : Mishima ou La vision du vide ? Inutile de paraphraser MargueriteYourcenar, laissons-la nous en faire la confidence à la page 81 - Editions folio : "Ce qui nous importe c'est de voir par quels cheminements le Mishima brillant, adulé, ou, ce qui revient au même, détesté pour ses provocations et ses succès, est devenu peu à peu l'homme déterminé à mourir".

L'intention de cet essai aurait pu être de faire l'apologie du talent de son sujet, Yukio Mishima, auteur japonais reconnu de la première moitié du vingtième siècle. Mais cette intention n'est qu'accessoire dans l'esprit de Marguerite Yourcenar. Des auteurs de talent l'histoire en compte plus d'un, fort heureusement. Des auteurs qui ont mis fin à leurs jours aussi. Ces derniers exercent forcément une forme de fascination qui incite à explorer leur motivation. On en tire souvent la conclusion d'une inspiration qui s'est brûlé les ailes aux confins du génie.

Le cas singulier de Mishima vient de la planification de longue date, le mûrissement, la préparation dans le moindre détail, plusieurs années avant, la mise en scène de l'acte fatal dans la plus pure tradition des Samouraïs japonais : le seppuku, forme rituelle de suicide par éventration, plus connu sous le nom de Hara-Kiri. Alors que telle pratique avait été interdite par les autorités japonaises un siècle plus tôt.

Et Marguerite Yourcenar de poursuivre dans le même chapitre : L'important est surtout de cerner le moment ou il a envisagé … son chef-d'œuvre."

Il y a donc dans cet acte morbide et spectaculaire une démarche spirituelle qui fascine et que cherche à décoder Marguerite Yourcenar. Elle se livre pour cela à une étude documentée de l'œuvre de Mishima, auteur au talent reconnu de son vivant, et tente d'y détecter les prémices d'une justification, les étapes d'une montée en puissance. Avec l'outrecuidance de l'homo ignorantis que je suis, je n'en attendais pas moins d'elle, même si l'Everest d'érudition qui nous sépare – et c'est encore un euphémisme que de l'avouer – m'a rendu cette lecture parfois laborieuse. Non par son vocabulaire ou ses tournures syntaxiques qui restent abordables, Marguerite Yourcenar ne cherche jamais à jeter de la poudre aux yeux, mais par les références littéraires mises en œuvre qui me renvoient au grand vide sidéral de ma culture comparée.

Il s'agissait donc bien là de faire la démonstration du fait que cette fin terrible était aussi rationnelle qu'inspirée dans l'esprit de son auteur et constituait en outre l'apothéose de son œuvre. Son chef d'œuvre. Elle laisse à la mère du supplicié par lui-même le soin de tirer la morale de cette fin tragique et sublime à la fois : "Ne le plaignez pas. Pour la première fois de sa vie il a fait ce qu'il désirait faire."

ll fallait bien tout le talent de la célèbre académicienne pour me convaincre de la logique de cette fin. Je n'ai pu que me ranger à ses arguments. Je poursuis mon ouverture à son talent en me délectant, dans la continuité de cet ouvrage singulier que je viens de refermer, du recueil des entretiens que l'illustre académicienne a accordés à Mathieu Galey et retranscrits dans Les Yeux ouverts. Édifiant, surtout de la part de d'une auteure si avare de confidences !


vendredi 2 décembre 2016

Chien blanc ~~~~ Romain Gary

 



"Quand je me heurte à quelque chose que je ne puis changer, …, je l'élimine. Je l'évacue dans un livre." Et s'il est bien une chose qui ne changera pas, c'est "la plus grande force spirituelle de tous les temps : la bêtise". Car pour Romain Gary, le racisme c'est de la bêtise, affirme-t-il par euphémisme, et "la bêtise, c'est grand, c'est sacré, c'est notre mère à tous".

Son ouvrage, Chien Blanc, est un cri d'une colère à peine voilé, une colère bien pesée, une colère froide, contre cette bêtise.

Romain Gary nous a habitués à des ouvrages auto biographiques. Celui-ci est très personnel, très intime. Après sa mère dans La Promesse de l'aube, il y implique une autre femme de sa vie, Jean Seberg, son épouse. On y découvre leur convergence de point de vue contre la discrimination, à la fin des années soixante aux Etats-Unis, même s'ils ne partagent pas les moyens de se faire entendre. Martin Luther King vient d'être assassiné, le pays est à feu et à sang dans les luttes raciales que cet événement a suscitées.

Chien blanc est un berger allemand qui a trouvé refuge chez Romain Gary, en son domicile familial de Los Angeles. Particulièrement affectueux avec les Blancs, il est féroce avec les Noirs. Il a été dressé pour l'attaque de ces derniers. Quand tout le monde préconise de faire euthanasier cet animal tordu, irrécupérable, contre vents et marées, Romain et Jean se refusent à s'y résoudre. Ils s'accordent sur l'espoir de prouver que les tares peuvent être corrigées, même les plus détestables. Rien n'est irrémédiable chez qui n'est pas responsable de son état.

Avec ce subterfuge de l'animal dressé pour tuer, Romain Gary choisit de développer le thème de l'innocence pervertie. Frappé d'impuissance devant un contexte qui le bouleverse, il manifeste son aversion pour la bassesse des comportements humains. À cette fin il façonne un ouvrage très personnel dans sa forme narrative. La sensibilité à fleur de peau, il interpelle son lecteur, vient cueillir son oreille attentive en créant une forme de huis clos pour condamner le crime : le racisme. Mais pas son auteur. Il conserve en effet en l'homme tout sa confiance, car "il est moins important de laisser pendant des siècles encore des bêtes haineuses venir s'abreuver à vos dépens à cette source sacrée que de la voir tarie". L'homme n'est que le jouet d'un grand tout qui porte si mal son nom : la civilisation.

Le racisme est une chose. Son exploitation en est une autre. En avocat de tout ce qui vit et croît sur terre, Romain Gary ressent une grande solitude dans son combat. "Minoritaire-né", il ne prend partie ni pour ou contre l'un ou l'autre. Il ne cache en revanche pas son antipathie pour tous ceux qui font commerce de la compassion, s'auto proclament bon samaritains, au premier rang desquels se précipitent tout ce que le show-biz comporte de vedettes en vue. Époux de Jean Seberg alors au sommet de sa gloire, il est bien placé pour observer ce monde qui s'auréole de sainteté. Il ne se trompe pas sur les intentions réelles de ces « égomaniaques » régentés par leur narcissisme. La hantise de l'homme de spectacle, c'est la salle vide.

Mais là où le discours de Romain Gary sonne juste c'est quand il affirme que ni couleur, ni condition, ni statut ne sauraient être motif d'indulgence. Lui ne reconnaît de grâce que dans l'amour de son prochain. Ou en tout cas dans l'absence de haine. Et il n'a pas besoin d'un dieu pour se faire dicter cette conduite.

Pourtant sa "colère ne vise personne", même si elle écorne l'un ou l'autre au passage qu'il ne se prive pas de citer : Marlon Brando, "éternel enfant gâté" qui fait de la charité un business, Hemingway, "créateur d'un mythe ridicule et dangereux : celui de l'arme à feu et de la beauté virile de l'acte de tuer", Barbara Streisand, et d'autres encore, membres d'une société du paraître. Avec leur discours de générosité pré fabriqué, ils imaginent s'absoudre de leur culpabilité de participer à construire cette "société de provocation" en donnant des leçons de philanthropie. Les choses n'ont pas vraiment changé.

Selon Javier Cercas, "la littérature est une défense contre les offenses de la vie". C'est à n'en pas douter ce qui anime Romain Gary lorsqu'il écrit Chien Blanc. Cet écorché vif nous invite une fois de plus à ses humanités, au spectacle d'une civilisation qui n'a de cesse de cultiver les inégalités. Mais, avec la même constance, il se garde bien de juger. Point de condamnation à l'égard de celui dont "l'intelligence est au service d'une aberration congénitale qui s'ignore". de ces humanités on ne se lasse pas. On en connaît la sincérité, le désintéressement.

Persuadé qu'il était de me savoir lire son ouvrage en des temps qui lui survivraient, il prend la précaution de me mettre en garde : "Rien de plus aberrant que de vouloir juger le passé avec les yeux d'aujourd'hui". Il est vrai que lorsque je regarde autour de moi, je sens bien que de ces concepts vertueux gravés sur le fronton de nos édifices publics on n'a retenu que le premier : la liberté. Les choses n'ont pas beaucoup évolué depuis que Romain Gary nous a livré sa colère dans Chien blanc.


vendredi 28 octobre 2016

Anima ~~~~ Wajdi Mouawad

 


Madame la libraire de Bergerac, vous m'avez chaudement recommandé cet ouvrage et suggéré de vous faire connaître mon ressenti à sa lecture. Je le fais volontiers dans les pages de Babelio. Il me reste maintenant à ne pas trahir ma satisfaction, cette surprise d'avoir apprécié ce roman d'un genre qui n'est pas de ma prédilection.

Je n'ai en effet pas de passion pour le "gore". Je cherche donc encore les raisons qui m'ont poussé à aller au bout de ce road movie sanglant. Mais je vous l'affirme dans ces lignes, Anima fait partie de ceux qui ont rivé mes yeux sur leurs pages au point de mettre ma ponctualité en danger. Force m'est donc de confirmer votre encouragement et de l'applaudir de mes deux mains, ensanglantées, au moment de reposer ce roman sur son rayonnage. Oui, j'ai beaucoup aimé.

Wahhch Debch, son héros, est parti sur les traces de l'assassin de sa femme. Pas pour se venger. Pour le regarder dans les yeux. Pour comprendre. Mettre un visage humain sur la sauvagerie. Une forme d'exorcisme. Tuer est un acte qui doit répondre à une loi occulte. Mais la sauvagerie, trouve-t-elle une justification quelque part ? Il n'y aura que le regard pour le dire.

Sur son chemin les animaux l'observent. Ce sont eux les narrateurs de son parcours en quête d'apaisement. Ils racontent le monde des hommes tel qu'ils le voient. Sans jugement. Des perceptions seulement, selon le sens le plus développé de l'un ou de l'autre. L'odorat avant tout. Il identifie sans faille et décode même les intentions. L'odeur, du sang, des humeurs, des vapeurs artificielles dont s'ennuage l'espèce humaine. La vue, des gestes du prédateur. Les cris, ceux de la victime. Le goût, qu'ils n'ont si peu, parait-il. Le toucher, des matières, la caresse parfois, les coups plus souvent, la déchirure des griffes et mandibules. Et puis ce sixième sens que n'a pas l'homme, la perception du danger. L'intuition.

Point de sagesse, point de sottise chez les animaux. Point d'étonnement ou de contentement. Sur le parcours de qui cherche l'assassin de sa femme, ils observent cet autre animal dont on vante la supériorité de l'intelligence. Et pourtant, ce bipède avide de toujours plus, pétri d'orgueil et de cupidité, si poltron devant la mort, convoite, jalouse, s'arroge des pouvoirs, condamne. De quel droit, quand ce n'est pas pour survivre ?

Le procédé narratif donne à cet ouvrage son originalité. Son "origénialité" me permettrais-je de dire si j'avais le pouvoir d'inventer des mots. De ce procédé narratif, on en tire la conclusion qu'aucune bête au monde, même quand elle se repaît des entrailles de sa proie, ne rivalisera avec la trivialité et la bassesse humaines. Les animaux, qu'ils soient chat, chien, mouche, corbeau, mais aussi blatte ou araignée, souris et tant d'autres encore qui nous racontent le passage de Wahhch Debch dans leur champ de perception nous disent tous que l'horreur est humaine. La vérité quant à elle est animale. Car dénuée de préjugés, de haine. Relisons au passage le monde vu par le poisson rouge dans son bocal. Mémoire de poisson rouge. C'est du vrai talent. C'est avec cette approche de la nature humaine que l'on mesure le génie de ce procédé narratif si original.

Pourquoi l'ai-je donc lu jusqu'au bout cet ouvrage ? Pourquoi m'a-t-il collé aux doigts ? Pas à cause de l'hémoglobine. Car au final j'ai perçu que l'intention n'est pas dans le sordide. C'est un artifice. L'intention est ailleurs. Je l'ai lu jusqu'au bout sans doute parce qu'en qualité de membre d'une espèce capable d'amour, je me suis senti le devoir d'assumer aussi ses manifestations de haine. Peut-être aussi me suis-je dit qu'un monstre sommeille en tout homme et que l'amour que j'ai reçu dans ma vie l'a entretenu en moi dans son hibernation. Quelle chance. Mais plus surement l'ai-je lu jusqu'au bout parce que j'ai moi aussi la conviction qu'on guérit d'autant moins de son enfance lorsqu'elle a été baignée d'épouvante. Ou encore ai-je été fasciné qu'un auteur trouve les mots, le style pour traduire le glauque, le monstrueux, sans révulser son lecteur ?

Anima est un ouvrage certes dur, mais tellement atypique. Le dénouement est superbement amené. Ce roman témoigne d'un vrai talent. Ne vous laissez pas rebuter par le choc des scènes de violence. C'est la nature humaine. Laissez les animaux vous le raconter.

Homo erectus horribilis. Ça aussi je l'ai inventé. Mais ce pourrait être le titre du chapitre dédié à notre espèce.


vendredi 21 octobre 2016

Sur les chemins noirs ~~~~ Sylvain Tesson



En écoutant Sylvain Tesson dans son intervention lors de l'émission de la Grande librairie, je me suis fait une fête d'apprendre la parution de son dernier ouvrage : Sur les chemins noirs. D'une part il y évoquait, une fois n'est pas coutume de sa part, un périple en notre hexagone. D'autre part, et plus attendu par moi, il nous promettait un ouvrage d'exploration tant de ce qui subsiste de sentiers pittoresques en notre campagne profonde - à son grand regret revue et corrigée par le remembrement et l'urbanisation débridée - que l'exploration de ses chemins intérieurs. J'escomptais alors quelque introspection philosophique intimiste de la part de qui, après un accident dont les séquelles visibles ne sont certainement pas les plus traumatisantes, avait entraperçu l'éblouissement de la nuit éternelle.

Mais les chemins noirs sont restés obscurs. Ô pudeur quand tu nous tiens ! L'homme est resté aussi impénétrable que les ronciers qui lui ont barré la route. Vivre est-il une joie ou une souffrance pour ce boulimique du temps et de l'espace, je ne saurai le dire. Il ne sait que trop bien se dissimuler derrière son formidable sens de la formule et les confidences attendues le sont restées. le périple intérieur s'est transformé en un inventaire des balafres infligées au temple sacré de la Nature. Une profanation pour qui ne cherche pas son dieu dans la voute céleste mais dans les replis de la terre. Car lorsqu'on parle de nature avec Sylvain Tesson, il faut y mettre un N majuscule. "Il avait Dieu, je me contentais du monde". Fallait-il qu'il aille le saluer ce dieu végétal et minéral, audible et respirable, le remercier du sursis consenti après cette chute qui aurait dû le tuer.

La France en diagonale ne vaut que 150 pages. Et la qualité n'a pas compensé la quantité. Après un stress hydrique de plusieurs mois pour ce cep suceur de cailloux, on espérait une concentration en sucres, littéraires ceux-là. Mais il a fallu recourir à la chaptalisation, et là ça été l'overdose. Cela donne un ouvrage sans chaleur, le distillat d'un esprit ensauvagé contraint à une course grimaçante dans des espaces domestiqués. Une convalescence de rouleau compresseur opiniâtre qui refuse de se laisser dicter sa conduite par une colonne vertébrale brochée.

L'instinct de conservation est quand même là. Il écoute les recommandations de la faculté de médecine au point de préférer le viandox à la bière ou à la vodka. La frustration est palpable. Cela présage de l'attente fébrile d'un autre départ dans les épaisseurs de la taÏga ou autre aridité à dos de chameau. du sérieux que diable !

Voilà un ouvrage hexagonal qui témoigne aux yeux de son auteur de la place de notre vieux pays, lifté comme une vieille actrice de cinéma, dans le concert des nations. Cela reste quand même une formidable répartie de bout de plume dans lequel les rencontres humaines ne servent malheureusement qu'à la relance de l'inspiration pour la chaîne de montage des bons-mots.

La convalescence, certes active, du corps a été à mes yeux aussi celle de l'inspiration pour cet auteur qui m'avait séduit sur les traces des grognards de Napoléon ou dans la cabane au bord du lac Baïkal. A moins que ce ne soit notre pays qui n'inspire plus ?


jeudi 13 octobre 2016

S'abandonner à vivre ~~~~ Sylvain Tesson



Les nouvelles auraient-elles été créées pour qui n'a pas le temps de lire ? Les nouvelles auraient–elles été inventées par qui n'a pas le temps d'écrire ?

Sylvain Tesson nous livre quelques tranches de vie, quelques pérégrinations philosophiques à l'emporte-pièce, de celles qui peuvent germer dans son esprit de voyageur infatigable. L'occasion pour lui de tailler à grand coup de serpe de son humour incisif dans l'intimité de héros choisis au hasard et livrés en pâture à un lecteur qu'il veut aussi impatient que lui.

Quelques nouvelles pour dire qu'il est là, impatient de vivre et de nous le dire, impatient de repartir. Quelle que soit la destination, avec quand même une préférence pour les endroits les plus improbables où le touriste moderne ne mettra jamais les pieds. Peut-être même à Paris. Une prédilection quand même pour les confins asiatiques, la grande Russie. Pourvu qu'il y ait un vieil ours qui n'aurait jamais imaginé qu'on parle de lui.

Quelques nouvelles, romans d'un quart d'heure, debout dans le train. Pas besoin de marque page.