Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

vendredi 31 mai 2019

Né d'aucune femme ~~~~ Franck Bouysse


Après Grossir le ciel et Plateau, Né d'aucune femme est mon troisième Frank Bouysse. A la lecture de Plateau, je lui avais reproché de mettre mon vocabulaire à l'épreuve. Il faut dire qu'il n'y était pas allé de main morte en employant mots et expressions qui feraient un carnage dans un quizz sur Babelio. Je laisse aux forts en thème le soin de jauger leur niveau à la lecture d'un florilège que j'avais souligné dans mon intervention sur Babelio. J'en profitais pour mettre en garde l'auteur contre le piège de la sophistication.

Avec Né d'aucune femme, il a tenu compte de mon conseil. Il est revenu à un parler que l'on comprend d'autant mieux qu'il malmène allègrement notre sacro-sainte vieille grammaire, comme on se plaît à le faire dans nos conversations de tous les jours. Un parler que nos instituteurs, pas encore professeurs des écoles, se sont évertués à tenter de dégraisser de ses idiomes et autres tournures exotico-argotiques. Mais avec cet ouvrage, Franck Bouysse nous offre une autre forme de mise à l'épreuve.

Cette fois, noir c'est noir, il n'y a plus d'espoir.

Ce vers extrait d'une chanson bien connue de notre rocker national récemment disparu va comme un gant à cet ouvrage. J'ai failli craquer. Il n'y a vraiment plus d'espoir. On a franchi un cap dans la déprime. J'ai failli ne pas aller au bout tellement la marteau-thérapie du malheur y est allée fort pour écraser toute velléité de voir émerger le moindre petit bonheur.

Mais quand il n'y a plus d'espoir, on se prend toujours à espérer. On est comme ça. On ne veut pas croire qu'il n'y ait plus d'espoir. Et espérer quand il n'y a plus d'espoir, ça s'appelle croire au miracle. C'est pour cela que je suis allé au bout du tunnel. Et seuls ceux qui y sont allés aussi savent s'il y a de la lumière au bout du tunnel. Cet ouvrage, c'est comme le boyau du malheur dans lequel on rampe en quête d'air pur, qui se rétrécit au fur et à mesure de la progression, jusqu'à étouffer son lecteur dans l'enfermement d'une solitude oppressante. Claustrophobie mentale.

La victime sur laquelle Frank Bouysse s'acharne avec son style en forme de flagellation s'appelle Rose. Elle a été vendue par son père à un riche propriétaire en mal de descendance. Rose vivra un martyre. Elle nous dit dans les cahiers qu'elle rédige, pour témoigner de son calvaire à la postérité, et exister enfin, ne pas savoir trouver les mots pour exprimer son désarroi. Frank Bouysse le fait pour elle. Il le fait si bien qu'on voudrait lui tendre la main à Rose. C'est pour cela qu'on va jusqu'au bout. On veut savoir si les cahiers que Rose a pu faire parvenir à un prêtre seront sa seule échappatoire à la spirale de la négation de la personne dans laquelle il a enfermé sa victime.

Aux constantes que l'on retrouve dans ces trois ouvrages de Frank Bouysse - un ancrage dans le monde rural, des personnages rustiques au point d'en devenir associables, un acharnement du sort sur un héros qui devient victime de son auteur, et un épilogue qui reste à deviner, ouverture incertaine vers l'espoir, quand même - à ces constantes on ajoutera dans ce dernier ouvrage, Né d'aucune femme, une cruauté froide qui glace le sang.

Un roman qui m'a fait marquer une hésitation en son milieu quant à le terminer. Je suis quand même allé au bout.


vendredi 17 mai 2019

Brûlant secret ~~~~ Stefan Zweig

 

Stefan Zweig n'a pas son pareil pour l'analyse des sentiments humains. Avec lui, la culpabilité est souvent au centre de la palette. Et la psychologie enfantine au coeur de Brûlant secret. J'ai toutefois bien peur que l'exercice n'ait été périlleux pour lui. Il a eu du mal à placer son personnage entre innocence et maturité.

Mais je me ravise à cette réflexion, en replaçant cette nouvelle dans le contexte de la première moitié du XXème siècle. Les enfants n'étaient pas en ce temps nourris dès le plus jeune âge des choses de la sexualité tel qu'ils le sont de nos jours avec tous les supports à portée de main. Leur raisonnement avait en revanche plus de consistance. Pour ceux en tout cas qui avaient les moyens de recevoir une éducation digne de ce nom, comme c'est le cas du jeune Edgard dans cet ouvrage. C'est un contexte que connaît bien Stefan Zweig. Il n'a pas été lésé par une naissance indigente de ce point de vue.

Il n'en reste pas moins que c'est du Stefan Zweig, avec son analyse méticuleuse du mécanisme mental de la personne, traduite dans une construction tout aussi perfectionniste de son ouvrage. Surtout lorsque celle-ci est articulée en chapitres titrés qui séquencent la démarche. Cela tient du diagnostic clinique.

Reste la profondeur de l'analyse de l'observateur indiscret de la nature humaine qu'il est. Et puis le style onctueux comme toujours.


jeudi 16 mai 2019

Citadelle ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry

 


"Car j'ai vu trop souvent la pitié s'égarer." Ce sont les premiers mots de cet ouvrage qui se présente comme le recueil des méditations De Saint-Exupéry.

Si l'on en juge par le nombre d'occurrence de la conjonction "car" dans cet essai, on ne doute plus de l'intention de Saint-Exupéry d'accumuler, dans ce qui n'est alors qu'un fouillis de réflexions, les arguments qui viendront étayer une démonstration. Elle reste certes à structurer mais on a déjà compris qu'il s'agit de mettre en garde la plus turbulente des créatures de Dieu, contre sa propension à se perdre en futilités.

"Si tu veux comprendre les hommes, commence par ne jamais les écouter."

Saint-Exupéry ne croirait-il en l'homme que parce qu'il est créature de Dieu ? Il manifeste à l'égard de celle-ci un humanisme forcené mais exigeant. Avec ses interpellations laissées à la postérité, il n'a de cesse de la stimuler pour tenter de canaliser ses intentions vers le chemin de la raison. Une raison empreinte de foi religieuse, même si parfois le doute gagne du terrain.

"…il n'est rien qui soit tien car tu mourras." Comportement d'appropriation, d'avilissement contre lequel il ne cache pas son aversion allant jusqu'à parler de pourrissement et qu'il sent de nature à détourner son semblable de sa vocation originelle : bâtir l'humanité.

Bâtir. Une obsession chez lui. Empire, temple, cathédrale, dont on ne sait ce qu'ils embrassent, mais tout est symbole dans une cascade de métaphores en lesquelles émerge un idéal de vie. Elle est un éternel chantier et chaque jour est une naissance. Chaque pierre devrait être une preuve de l'aptitude de l'homme à faire de cette vie un édifice d'humanité dont la clé de voute serait l'amour de son prochain.

"Mélancolique j'étais car je me tourmentai à propos des hommes"

Saint-Exupéry est de ces êtres rares qui ont une distance avec leurs semblables au point d'en ressentir de la solitude. Solitude de celui qui prêche dans le désert. Aux antipodes d'un Camus qui se révolte contre l'absurdité de la vie et le silence de Dieu, il loue la vie et justifie le mystère de Dieu. "Car je n'avais point touché Dieu, mais un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu."

Citadelle, c'est aussi la parole donnée à un père parti trop tôt et qui a cruellement manqué à la jeunesse du petit Antoine. Cet ouvrage restera comme le plus pur produit d'un esprit livré à la déception d'un monde trop imparfait. Foisonnement d'allégories abandonnées en désordre à un avenir qui ne s'est pas tenu. Et peut-être n'est ce pas plus mal. Car vouloir les rendre accessibles à ses semblables n'eut-il pas ôté de la spontanéité au geste de l'écrivain et fait perdre de la hauteur au philosophe.

Citadelle, c'est aussi la richesse d'une poésie affranchie de la rime. Pensées brutes, parfois confuses et difficiles à décoder tant elles comptent sur la force de l'image, sur la candeur de la parabole. Bouillonnement contenu d'une foi en l'homme chancelante mais toujours sincère, car entretenue vaille que vaille par une éducation rigoureuse, laquelle refuse de céder du terrain à la facilité.

Le fil directeur de pareil ouvrage existe. C'est l'hymne à la vie. La structure quant à elle n'existe pas encore lorsque Saint-Exupéry confie ses pensées à ses carnets. Celle qui sera inventée par ses éditeurs posthumes répondra à la préoccupation de préserver un trésor tel qu'il aura été abandonné. Ils chercheront à perpétuer ce "J'ai besoin d'être" et à mettre en valeur une pensée humaniste trop tôt engloutie dans les flots de la Méditerranée en 1944. Mais, ne sommes-nous pas "ensemble passage pour Dieu qui emprunte un instant notre génération."


 


samedi 27 avril 2019

Seuls les vivants créent le monde ~~~~ Stefan Zweig

 


Ce recueil de textes inédits couvrant la période de la première guerre mondiale est doublement intéressant pour faire plus ample connaissance avec Stefan Zweig. Appréhender l'évolution de son style et de ses opinions, l'évolution de l'homme et de l'écrivain.

Le style journalistique enflammé du témoin des premiers jours de la mobilisation devient très vite plus emphatique, grandiloquent puis dramatique – comment ne le serait-il pas ? - au constat des horreurs de la guerre, pour sombrer finalement dans l'exaspération face à l'impuissance générale à enrayer la machine infernale de la guerre, broyeuse d'humanité, à mettre un terme à l'inimaginable.

Pour ce qui est des opinions, la tentation patriotique de 1914 verse rapidement dans le pacifisme, bien avant la fin de la guerre, dès que Stefan Zweig se sera rendu compte par lui-même de quelle façon l'esprit fleur au fusil de 1914 s'est transformé en une boucherie épouvantable. Allant jusqu'à faire l'éloge du défaitisme, à renoncer à toute victoire tant que ce ne serait pas celle de la fraternité entre les peuples.

A la lecture des ouvrages que Stefan Zweig publie après la première guerre mondiale, on peut être parfois blasé de la grandiloquence redondante de son style. On ne s'émeut toutefois pas de cette emphase lorsqu'il rend hommage dans un chapitre de cet ouvrage à Henri Barbusse, lequel a publié le Feu - journal d'une escouade, avant même la fin de la guerre. Cet ouvrage a fait partie, avec Les croix de bois de Roland Dorgelès, de ceux qui ont forgé ma fascination d'horreur à l'égard de celle qu'on appelle la Grande guerre. Et Stefan Zweig de répéter en leitmotiv l'expression de Henri Barbusse qui coupe court à toute dissertation sur la description de l'horreur :" On ne peut pas se figurer!" Expression qui a imposé le silence à nombre de rescapés du massacre organisé, lesquels se sont très vite rendus compte qu'ils ne parviendrait jamais à faire comprendre ce qu'ils avaient vécu, à ceux de l'arrière, à ceux qui ne l'avaient pas vécu justement.

A l'occasion d'un séjour qu'il fait en Galicie, dans laquelle il avait été envoyé en mission en 1915 lorsque cette région avait été reprise aux Russes, Zweig s'était ému du sort réservé à ses coreligionnaires juifs. Sans imaginer que vingt ans plus tard il serait lui-même l'objet de persécution du fait de sa religion.

Autant d'événements qui ont forgé le pacifisme de l'homme et la volonté farouche de l'écrivain de le faire savoir et gagner ainsi à sa cause tous ceux qui auront de l'influence en ce monde.

Recueil de textes édifiant pour comprendre le personnage, l'auteur, l'argumentation de sa pensée d'humaniste fervent qu'il est devenu, et mesurer son désespoir quand il voit l'Allemagne se fourvoyer à nouveau dans la tragédie à partir de 1933. Désespoir qui le conduira au geste fatal que l'on sait en 1942.

jeudi 25 avril 2019

Carthage ~~~~ Joyce Carol Oates

 


Cressida est intelligente et douée pour les arts. Mais elle n'appartient pas au canon de la beauté de notre monde moderne sur médiatisé. Son complexe esthétique l'isole dans un mal-être silencieux qui ne s'exprime que par son engouement pour M.C. Escher, le dessinateur illusionniste aux perspectives hallucinantes.

En expert du trompe-l'œil, M.C. Escher enferme le spectateur de ses œuvres

 dans un labyrinthe spatial. Lui donnant à la fois l'impression d'apesanteur et de claustration dans un infini sans issue.

Cressida, l'intelligente, se convainc de désamour quand sa sœur Juliet, la belle Juliet, goûte au bonheur dans les bras du beau Brett Kincaid. Convaincue de demeurer incomprise, Cressida souffre et gâche ses talents.

"Il nous est nécessaire d'être farouchement aimé pour exister."

Traumatisme de la guerre, univers carcéral, peine de mort, mal-être d'une jeunesse harcelée par des images virtuelles mensongères, Joyce Carol Oates explore les aspects pervers de la société moderne. Elle a fort habilement construit ce magnifique roman comme un dessin de MC Escher. Un roman à tiroirs aux perspectives bouchées, digressions et confusion des époques pour gagner son lecteur au poison de l'enfermement.

Une souffrance sans remède, à moins de provoquer un électrochoc. Cressida disparaît. Un électrochoc qui pourra toutefois être plus autodestructeur que salvateur. Sauf à faire appel à la puissance du pardon.

Fabuleux roman à l'étonnant réalisme qui prouve l'immense talent de son auteure.


vendredi 12 avril 2019

La possibilité d'une île ~~~~ Michel Houellebecq



 "Je pense qu'elle va trouver que tu es trop vieux..."

Oui c'était ça, j'en fus convaincu dès qu'elle le dit, et la révélation ne me causa aucune surprise, c'était comme l'écho d'un choc sourd, attendu. La différence d'âge était le dernier tabou, l'ultime limite, d'autant plus forte qu'elle restait la dernière, et qu'elle avait remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être vieux.

 

Avec Houellebecq appelons un chat un chat, surtout si on fait de préférence allusion à la femelle de l'espèce. Il est certain que si on lit Houellebecq au premier degré on restera au niveau de cette partie de son anatomie qui rime avec citrouille. C'est avec pareille écriture décomplexée, dépouillée de l'adverbe, proche de la langue parlée que Houellebecq a séduit son lectorat. Une écriture affranchie de toute censure, propre à libérer l'homme de la violence et la licence qui bouillonnent au tréfonds de son être. Avec Houellebecq, seul le bonheur est absent du tableau. Comme tabou. Le réalisme sombre dans la déréliction et clame à longueur de pages le malaise existentiel de son héros. Une lecture qui laisse un goût de cendre dans la bouche.

l'accouplement est le seul acte de la vie humaine qui détourne vraiment de l'obsession de la mort.
Avec lui, l'accouplement est le seul acte de la vie humaine qui détourne vraiment de l'obsession de la mort. Forcément, il est créateur de vie. Et pour ceux de l'espèce humaine qui en douterait la Nature y a fait correspondre le plaisir. Ces moments d'extase trop rares, trop courts, trop peu partagés, deviennent pour le coup l'unique objectif de l'existence humaine.

Oui mais voilà, l'individu n'est pas programmé pour l'éternité. Il reste subordonné à l'espèce qui seule survivra. Piètre consolation. Le dépérissement du corps va jusqu'à le priver de ses fugaces instants de grâce, ses seuls instants d'éternité. Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable a pu écrire Romain Gary qui a bien exploré le sujet, comme tant d'autres. C'est le drame du vieillissement. Le monde s'écroule quand la Nature prive le mâle de ses "matins triomphants" chers à Victor Hugo.

Mais au fait, elle, qu'en dit-elle ? Houellebecq ne s'en soucie que trop peu. "Celui qui aime quelqu'un pour sa beauté, l'aime-t-il ?" S'en culpabilise-t-il toutefois en catimini. Cet ouvrage est celui du décalage de l'amour et de la sexualité. Isabelle aime Daniel mais n'aime pas le sexe. Daniel aime Esther qui n'aime que le sexe. La possibilité d'une île est le roman de l'insondable solitude de l'Homme face à son destin. "On nait seul, on vit seul, on meurt seul".

A cette écriture désinhibée, Houellebecq allie une puissance conceptuelle exceptionnelle. Une imagination galopante, tout azimut, méprisante de la bienséance ringarde qui a essoufflé ses prédécesseurs dans l'art d'écrire. Quant à être visionnaire, on ne saurait dire tant le paysage est sombre. Mais peut-être a-t-on peur qu'il ait raison. Si dans un futur plus ou moins proche le clonage remplace l'accouplement pour reproduire l'individu, sûr que l'amour qui peinait déjà à s'imposer n'aura plus de raison d'être. Misère sexuelle, misère affective seraient-elles l'avenir de l'espèce. A moins que ce ne soit déjà le cas ?

moi qui vis sereinement ma vie d'autruche

Mais pourquoi ai-je donc lu Houellebecq, moi qui vis sereinement ma vie d'autruche, la tête dans le sable à n'oser affronter la triste réalité de ce monde ? Sans doute parce qu'une femme a eu la force de conviction séductrice de m'ouvrir les yeux sur la seconde lecture qu'elle avait faite de cet ouvrage. Celle qui rime avec toujours, et pas avec citrouille. Où avais-je donc la tête ?

vendredi 5 avril 2019

Geisha ~~~~ Arthur Golden



 
J'ai lu cet ouvrage avec avidité. Il s'offre à nous comme le récit des mémoires d'une geisha retraitée, expatriée aux États-Unis à l'heure de ses confidences. Il m'a fait découvrir l'envers d'un pan de décor de la société nippone qui aura pu leurrer l'occidental non averti que je suis. Les geishas sont-elles des femmes artistes, ou bien des courtisanes précieuses qui pratiquent là comme ailleurs le plus vieux métier du monde ?

"Nous ne devenons pas geisha pour jouir de la vie, mais parce que nous n'avons pas le choix".

Ces propos mis dans la bouche de Mameha, la grande sœur de Sayuri, au sens de celle qui la prend sous son aile pour lui apprendre le métier, sont de nature à couper court à toute spéculation quant à l'élégance d'une culture. Il y a donc aussi derrière le masque de la poupée le drame de jeunes filles qui ont accédé à ce statut parce que, comme Sayuri, elles ont été vendues par des parents qui ne pouvaient plus subvenir à leurs besoins.

L'estampe japonaise, le cliché de la femme au visage fardé de blanc, enveloppée dans son kimono de soie richement décoré, aux gestes à la fois gracieux et calculés, fait illusion quant à la finalité du cérémonial qu'elles ont appris à mettre en scène.

Magnifique roman d'Arthur Golden qui aborde ici une forme d'asservissement institué en tradition pour des jeunes filles qui ne deviennent pour le coup plus propriétaire de leur propre corps. La jeunesse et la beauté sont devenues valeur marchande dans les mains de tuteurs dont on comprend bien le rôle véritable. La vente de la virginité de Chyio, devenue Sayuri sous son nom de geisha, sera négociée au plus offrant pour rembourser le coût de son acquisition et ses frais d'éducation. Il est clair que dans pareille situation les penchants affectifs d'un cœur tendre ne pèsent guère plus lourd que le jour où elle a été arrachée à sa famille.

Prise au jeu de l'intérêt qu'elles suscitent les geishas sont élevées dans un univers de rivalité sans concession. Une éducation draconienne conditionne la jeune fille, laquelle n'envisage alors plus pour s'émanciper que de devenir la maîtresse d'un riche protecteur, un danna, qu'elle cherchera à séduire avec le plus extrême raffinement dans un climat de concurrence féroce.

L'aspect qui a pu détourner le spectateur non averti de la réalité moins brillante de cette caste sociale inscrite dans la tradition japonaise est le côté sophistiqué de l'exercice de séduction pratiqué par ces femmes. Ce qui reste une forme de prostitution, certes dirigée vers une élite fortunée, présente un aspect artistique indéniable dont la finalité est d'éveiller l'imaginaire et porter le désir à son paroxysme.

Cet ouvrage produit par un spécialiste de la culture japonaise allie avec grand succès les références sociétales, culturelles et historiques au drame qu'ont pu vivre certaines d'entre elles, comme la jeune Chyio héroïne de ce roman. Une fresque picturale qui n'est pas exempte de sensualité au spectacle de l'effleurement de corps graciles offerts à la convoitise des puissants. Ces derniers présentés sous un aspect moins reluisant. Un roman moral à l'esthétique rare qui donne le goût de sa relecture et de voir le film qui en a été tiré en 2005.

mercredi 27 mars 2019

Le fusil de chasse ~~~~ Yasushi Inoué

 



Il est des situations qui pèsent sur le cœur au point de ne pouvoir les aborder de vive voix avec ceux qu'elles impliquent. La lettre devient alors le moyen de rompre avec la souffrance qu'elles génèrent. Elle permet à son auteur de s'épancher sans craindre la contradiction, de maîtriser ses émotions et de rééquilibrer un rapport de force défavorable. La lettre abolit les inhibitions.

C'est le procédé qu'utilisent trois femmes à l'adresse de Josuke Misugi. Il est entré dans leur vie comme époux, amant, voire comme intrus, quand il s'agit de la fille de son amante. Trois lettres, dont une posthume, celle de cette dernière, afin de mettre en mots ce qui a exacerbé leur sensibilité, en bonheur ou en chagrin, et n'a pourtant pu franchir leurs lèvres pour divulguer leur ressenti intime. Josuke a entretenu une relation illégitime avec celle des trois qui a choisi de quitter ce monde.

Avant de partir, cette dernière, qui déplorait avoir vécu dans le péché, tient à lui faire la confidence de "son moi profond, son moi véritable". le temps d'une lecture, elle prolonge ainsi sa vie auprès de lui, consciente que la relation intime qu'ils entretenaient ne lui avait pas pour autant permis de dévoiler ce jardin secret où fleurissent les désirs, les rêves, les espoirs, où prospèrent aussi les remords, les craintes et les peines, plus difficiles à confesser.

Celles qui ont vécu en marge de cette relation expriment quant à elles le désenchantement. Elles savent que, mieux que les paroles, la lettre s'imposera à son destinataire, jusqu'au dernier mot, pour exprimer le préjudice de la duplicité.

Dans une langue feutrée, ces trois femmes expriment avec douceur l'amertume pour les unes, l'amour mais aussi le repentir pour l'autre. Convaincues d'atteindre leur cible par le truchement de la lettre, toutes trois écrivent avec détermination le fruit de leur pensée. Des arguments soupesés, des propos modérés dont la portée sera d'autant plus grande pour se faire entendre de leur destinataire. L'assurance d'être lues leur donne la satisfaction d'être entendues et de soulager leur conscience. Fût-ce au moment de quitter ce monde. Des paroles pour le cœur.

"Si je devais vous dire ceci de vive voix, comme cela me serait difficile ! Sans compter ce que ma tentative pourrait avoir de pénible, il me serait sans doute impossible de vous adresser la parole sans incohérence. Je suis capable, en ce moment, de m'expliquer uniquement parce que je vous écris."


lundi 18 mars 2019

Le chagrin ~~~~ Lionel Duroy

 



Pour se construire un enfant a besoin de deux apports primordiaux : l'amour et la sécurité. Deux ingrédients qui ont fait cruellement défaut à William Dunoyer de Pranassac, parmi les aînés d'une fratrie de dix enfants, dont on aura compris qu'il n'est autre que l'auteur de cet ouvrage. Récit qui avec cette transposition devient roman. Celui d'une enfance dilapidée par des parents inconséquents.

Pourquoi éprouver le besoin de publier d'une histoire de famille dans son intimité, quand l'auteur sait que cette intention sera dévastatrice, qu'elle le projettera dans l'isolement et ira même jusqu'à lui donner des intentions suicidaires. A la part d'exhibitionnisme ou de dénonciation que d'aucuns seraient tenter de lui prêter on préfère y substituer l'avidité à renaître qui anime l'intention tant on est convaincu de sincérité à la lecture de cet ouvrage.

Le chagrin de Lionel Duroy, publié en 2010, est un livre pour en justifier un autre. Publié en 1990, Priez pour nous s'est imposé à son auteur pour l'extirper du champ de ruines dans lequel il a grandi. Ce n'est pas pour rien qu'en séjour dans les Balkans pendant la guerre de Bosnie en 1993, Lionel Duroy est fasciné d'horreur à la vue des maisons détruites. Elles étaient des foyers de vie familiale. Symbole pour lui de ce qui aurait dû être et rester un havre de sécurité et un sanctuaire d'intimité. Il y fait le rapprochement avec son sort.

Dans le chagrin, Lionel Duroy explique pourquoi et comment envers et contre tout il devait faire table rase d'un passé honni. Quelles qu'en soient les conséquences. Fût-ce au prix de la perte de toute sa famille, père, mère bien sûr, les artisans du désastre, mais aussi frères et soeurs qui l'ont sommé sans succès de renoncer à étaler sur la place publique l'indignité de parents qui, au moment de la parution de son ouvrage salvateur, sont parvenus à l'automne de leur vie. Perte de son épouse aussi. Désert affectif après la bombe de la révélation. Si ce n'était deux enfants qu'il faut eux-mêmes protégés du désastre après le départ de leur mère.

Le chagrin suinte entre les lignes de cet ouvrage. Le problème avec l'enfance, c'est qu'on en a qu'une et quand elle est gaspillée, c'est pour la vie. On n'en guérit pas. L'amertume est ancrée dans la personne. Pas de retour en arrière possible. Mais peut être une autre force de vie peut-elle faciliter le chemin vers l'avant. Ce que lui apportera sa deuxième épouse.

Difficile de parler de cet ouvrage sans évoquer cet autre qu'il faut maintenant lire. Celui qui ouvre la carrière d'écrivain de Lionel Duroy. le livre à la fois dévastateur et refondateur. le sauvetage commençant par une déferlante de haine à l'égard de ceux qui ont étouffé le rêve. Ce rêve nécessaire à tout enfant imaginant son avenir.


mardi 5 mars 2019

D'autres vies que la mienne ~~~~ Emmanuel Carrère

 



"Mes filles ne se souviendront pas de moi."
Une mère atteinte d'un cancer vit ses derniers jours. Elle exprime son désespoir d'abandonner ses enfants si jeunes. Le désespoir de les savoir perdre le souvenir de l'amour qu'elle leur porte. Ce à quoi son ami et confident lui rétorque "on ne se souvient pas de nos parents et pourtant ils nous habitent."

Cet ouvrage, dans lequel tout est vrai nous dit Emmanuel Carrère, est un livre contre l'oubli. Mais pas seulement. Il est aussi un livre pour faire connaître sa mère à une petite fille dont elle n'aura pas le souvenir puisque celle-ci meurt dans les premiers mois de sa vie.

A quelques mois d'intervalle, Emmanuel Carrère a été le témoin de deux drames parmi les plus cruels qui puissent atteindre une famille. Des parents qui perdent leur fille unique dans le tsunami de 2003, pour le premier. La longue agonie d'une mère malade laissant trois petites filles, pour le second. Il s'est laissé convaincre d'écrire le calvaire de ces familles ordinaires que rien, comme de juste, ne prédestinait au malheur.

Il décide d'écrire les mots qui traduisent l'horreur. Celle de la première nuit après l'annonce de la nouvelle. La perte de l'enfant pour les uns, l'annonce de la condamnation pour l'autre. L'horreur d'un monde vide de ces êtres chers arrachés à l'amour des leurs. Sans imaginer l'écho que pourrait avoir son ouvrage, sans imaginer que de la cruelle vérité, de la violence des mots naîtra une forme de résilience. Résilience n'est pas oubli, mais le contraire de l'oubli.

Les cellules portent en elles la trace non substantielle de ceux qui nous ont fait. De ceux que l'on a faits. Cette trace invisible à tout examen, c'est le marqueur de l'amour. Diane, la petite dernière qui n'a pas connu sa mère le porte en elle.

Sa nounou, accablée elle aussi par la perte de son mari n'oublie pas non plus. Mais quand elle prend Diane dans ses bras, elle sourit à la vie. Continuer à vivre est mystérieux.
C'est écrit avec le style d'Emmanuel Carrère. Un style dénué d'allégorie, parfois cru et sans faux semblants, mais un style qui fait passer les émotions. C'est très réussi. Et gageons que c'est un ouvrage qui aura son importance pour celle qui n'a pas connu sa mère.