Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mercredi 24 novembre 2021

La bibliothécaire d'Auschwitz ~~~~ Antonio Iturbe


« Ce récit est construit à partir de matériaux réels, qui ont été unis dans ces pages grâce au mortier de la fiction » nous précise Antonio G. Iturbe, l'auteur de la bibliothécaire d'Auschwitz, en note de fin dans un chapitre qu'il a intitulé « étape finale » et dans lequel il nous relate la genèse de son ouvrage.

Rappelons, s'il en est encore besoin, que cet ouvrage relate l'histoire vraie de la sauvegarde clandestine dans le camp d'Auschwitz Birkenau de quelques livres aussi disparates en thèmes qu'en langues, sous la responsabilité d'une jeune adolescente juive pragoise. Entreprise clandestine qui aurait été bien entendu punie de mort immédiate en cas de découverte par les autorités du camp.

Ce « mortier » qu'évoque l'auteur est donc la part imaginaire de son cru avec laquelle il a construit son ouvrage. Ce dernier n'est pas un témoignage, mais presque, puisqu'il a été largement approuvé par la protagoniste principale, prénommée Dita et retrouvée fortuitement en Israël par Antonio G. Iturbe, laquelle la complimenté pour la qualité de son travail de recherche et de restitution.

On ne connaît que trop les horreurs perpétrées par cette monstrueuse industrie de mort mise en œuvre par les nazis. L'ouvrage ne peut pas faire l'économie de la description de certaines scènes insoutenables. Aussi faut-il bien admettre que faire un roman traitant de cette abomination est un exercice périlleux. Celui-ci s'appuie certes sur une structure de faits réels mais il y avait grand risque en les reliant avec ce fameux « mortier de la fiction » à sombrer dans l'exploitation de la commisération. Ecueil que l'auteur a évité avec succès. Son sujet était autre.

Au-delà du sort des victimes de la Shoah, de l'instinct de survie qui pouvait les tenir éveillées au-dessus du cloaque de l'abjection, il s'agissait d'évoquer celui de la survie des cultures entretenues tant par la mémoire des vivants que par les livres. Il y avait cette volonté des adultes de concourir vaille que vaille à la transmission de leur savoir aux enfants, fussent-ils promis à la mort. Elle était pour eux à la fois le fol espoir de voir certains d'entre eux échapper au funeste sort qui les menaçait et une manière aussi de divertir l'esprit de cette perspective à la fois de ceux qui avaient accepté de devenir des professeurs de circonstance et de leurs jeunes élèves à l'innocence piétinée. Les livres et les compétences de chacun entretenaient l'ouverture au monde, l'accès à la lumière de la connaissance, la perpétuation de la culture de chaque communauté. L'antithèse de l'entreprise macabre mise en œuvre par ce régime assassin.

La bibliothécaire d'Auschwitz est un ouvrage d'une grande rigueur. A l'exactitude qu'il s'impose de la relation des faits et des sentiments s'ajoute la crédibilité de cette part d'imaginaire qui les agglomère. Sa loyauté à l'histoire en fait un ouvrage qui a sa part dans le devoir de mémoire dû aux victimes du nazisme. La meilleure juge de tout ceci étant bien entendu celle qui a vécu cette détestable épreuve. En accompagnant l'auteur dans sa visite des lieux du supplice elle a accordé son blanc-seing à ce roman historique lui conférant ainsi statut de témoignage.


 

mercredi 17 novembre 2021

Beloved ~~~~ Toni Morrison



Voilà un ouvrage très exigeant à l’égard de son lecteur. J’ai la conviction en le refermant que cette intention est délibérée de la part de son auteure. Toni Morrison veut faire sortir de sa zone de confort celui qui daignera porter les yeux sur ses lignes. Le placer dans un trouble à la hauteur de la douleur que les mots seraient en peine de traduire. Douleur cumulée sur des siècles par la communauté raciale dont elle est une descendante pas si lointaine que ça. Douleur dont elle veut faire s’élever le blâme au-dessus du silence gêné qui voudrait l’étouffer à jamais. Comme une exhortation à faire écho au « I have a dream » d’un pasteur devenu prix Nobel de la paix et qu’un ségrégationniste blanc a cru réduire au silence.

Un ouvrage d‘une exigence telle qu’il n’est plus un plaisir de lecture. Le lecteur doit donc payer son écot à la souffrance. Et quelle plus grande souffrance pour une mère que de sacrifier son enfant ? Un sacrifice pour lui épargner une vie d’esclave. Un sacrifice pour l’affranchir. Ce sera alors pour cette mère acculée au crime le point de départ d’une vie d’expiation. Expiation pour avoir libéré un être de l’asservissement.

Et si le poids des mots n’était pas assez lourd pour exprimer l’indicible, la forme donnée au texte mettra son lecteur à la torture. Le seul réconfort est de savoir que ce traitement est délibéré de la part de l’auteure. Elle veut que son lecteur soit à la hauteur du malaise qu’elle ressent en couchant les mots sur le papier.

Ce lecteur devra donc faire un effort pour suivre les pensées qui se bousculent dans l’esprit de l’auteure et se précipitent dans le même désordre sous sa plume. Un ouvrage qui chaque fois qu’il le réouvrira à la page marquée, lui rappellera qu’il devra faire effort de concentration, d’application pour restituer leur chronologie aux événements.

Mais qu’est-ce l’ordre des choses dans le temps qui courre avec obstination et égrène les instants de vie avec le mépris de qui les subit. Qu’est-ce que le sens des pensées et des actes qu’elles génèrent pour les fantômes d’un passé honni.

Beloved sera la seule épitaphe sur la tombe de celle qui restera une inconnue au monde de la ségrégation. Mais pas à celui de l’amour d’une mère qui a voulu, en lui ôtant la vie, affranchir son enfant de la souillure de l’esclavage.

Il est des ouvrages dont on reconnaît la valeur mais dont on peine à dire qu’ils furent un bon moment de lecture. Peut-être sont-ils trop dérangeants.

 

Citations (édition 10-18)

Page 127 - Ici disait-elle, là où nous résidons, nous sommes chair; chair qui pleure et qui rit; chair qui danse pieds nus sur l'herbe. Aimez tout cela. Aimez le fort. Là-bas, dans le pays, ils n'aiment pas votre chair. Ils la méprisent. Ils n'aiment pas vos yeux; ils préféreraient vous les arracher. Pas plus qu'ils n'aiment la peau de votre dos. Là-bas, ils la fouettent. Et, ô mon peuple, ils n'aiment pas vos mains. Ils ne font que s'en servir, les lier, les enchaîner et les laisser vide. Aimez vos mains ! Aimez-les ! Levez-les bien haut et baisez-les. Touchez-en les autres, frottez-les l'une contre l'autre, caressez-vous-en le visage parce qu'ils n'aiment pas cela non plus. C'est Vous qui devez aimer tout cela, vous ! Et, non, ils n'aiment aucunement votre bouche. Là-bas, dans la contrée, ils veilleront à ce qu'elle soit brisée et rebrisée. Les mots qui en sortent, ils n'y prêteront pas attention. Les cris qui en sortent, ils ne les entendront pas. Ce que vous y mettez pour nourrir votre corps, ils vous l'arracheront, et à la place, vous laisseront les déchets. Non, ils n'aiment pas votre bouche. Vous, vous devez l'aimer. C'est de chair que je vous parle. D'une chair qui a besoin d'être aimée. Des pieds qui ont besoin de se reposer et de danser; de dos qui doivent être soutenus; d'épaules qui ont  besoin de bras, de bras forts, je vous le dis. Et ô mon peuple, là-bas, entendez-moi, ils n'aiment pas votre cou dressé bien droit et sans licol. Aimez votre cou; posez la main dessus, honorez-le, caressez-le et tenez-le droit. Et toutes vos parties intérieures qu'ils donneraient volontiers en pâtée aux cochons, vous devez les aimer. Le foie, sombre et foncé, aimez-le, aimez-le, et le cœur qui bat et bat, aimez-le aussi. Davantage que les yeux et les pieds. Plus que les poumons qui continuer à respirer de l'air libre. Plus que votre matrice qui abrite la vie et vos parties privées qui donnent la vie, écoutez-moi bien, aimez votre cœur. Car c'est votre trésor.

samedi 13 novembre 2021

La ferme africaine ~~~~ Karen Blixen


 


On ne lit jamais deux fois le même livre. Cette deuxième lecture que je fais de la ferme africaine - la première remonte à 1994 - me fait découvrir l'ouvrage sous un autre jour. Ce n'est évidemment pas celui-ci qui a changé, mais bien moi. Les acquis de la vie font évoluer la personnalité et sa perception du monde. Il n'en reste pas moins que je l'ai apprécié autant que lors de ma première lecture, mais plus pour les mêmes raisons. J'ai le sentiment d'en avoir fait une lecture mieux imprégnée de l'état d'esprit de l'auteure mais a contrario plus critique.

La ferme africaine est avant tout l'histoire d'un échec. Peut-être même de plusieurs. le tout premier étant celui de la vie conjugale de l'autrice. Elle ne mentionne son mari qu'une seule fois dans le texte. Encore le fait elle pour évoquer son départ vers la frontière, missionné dans le cadre du conflit qui opposait le Kenya à son voisin sous domination allemande. Les faits relatés se déroulent à l'époque de la première guerre mondiale. Karen Blixen ne fait aucune mention de sa vie de couple dans l'ouvrage alors que c'est une entreprise qu'ils avaient lancée en commun. Un silence qui en dit long sur l'ambiance de la vie conjugale et les conduira au divorce en 1925.

Échec aussi et surtout de la survie économique de la ferme. Il faut dire que cette femme s'est retrouvée bien seule et sans réelle compétence pour faire vivre le projet. Échec enfin, mais dû à la cruauté du destin cette fois, de la relation qu'elle avait tissée avec ce jeune aristocrate et aventurier anglais, Denys Finch Hatton. Il s'est tué dans l'accident de son avion. On leur prêtait une relation amoureuse.


Mais le plus grand traumatisme n'a-t-il pas été pour elle la séparation d'avec tout le personnel autochtone qu'elle faisait vivre et travailler sur ses terres. Car si Karen Blixen les appelait « nègres », cette appellation n'avait pas dans sa bouche la connotation offensante qu'on lui affecte aujourd'hui. Elle avait construit avec eux une saine relation humaine qui était dépourvue de mépris pour leur condition. S'interrogeant elle-même sur l'impact de la colonisation qui provoquait chez les populations indigènes un véritable choc culturel en faisant se confronter des développements de sociétés humaines en complet décalage. Ne le dit-elle elle-même dans son ouvrage : « Mais nous-mêmes, où en serions-nous à ce moment-là ? Qui dit que ce n'est pas nous qui nous cramponnons aux nègres, retardons leur ascension, avec un désir passionné de retrouver la confusion, l'obscurité et la vie élémentaire ? »

Il y a un autre sujet en filigrane dans cet ouvrage, mais non moins évident, qui est celui de l'impact de la civilisation, avec tout ce qu'elle comporte d'appropriation des richesses naturelles, sur l'évolution de la faune et de la flore et conduit aujourd'hui à l'extinction des espèces. La conquête des territoires grignotant peu à peu et de plus en plus vite leur espace vital. Les safaris menés à l'époque en toute bonne conscience contre une ressource imaginée inépuisable n'avaient rien de safaris photos.

Le recueil de souvenirs de la ferme africaine, au-delà de la portée romanesque et nostalgique qu'a voulu lui donner son auteur, fait figure de réelle étude ethnologique des sociétés se confrontant dans leur niveau d'évolution, avec la grande interrogation sur la définition du terme de civilisation quant à la pureté de ses intentions. Quel est le sauvage : celui qui tue pour se nourrir ou celui qui tue pour afficher un tableau de chasse ?

Écriture plus critique disais-je en préambule, donc moins porté sur le côté splendeur de la nature et romantisme tel qu'a pu le mettre en images Sidney Pollack dans Out of Africa. Mais deuxième lecture qui m'a rapproché des intentions de Karen Blixen quant à la sincérité des sentiments qu'elle a voulu faire valoir dans cet ouvrage à l'égard du pays et des populations autochtones. Les rapports humains qu'elle avait établis avec ces dernières, s'ils n'étaient pas exempts de la connotation de supériorité de race qu'affichaient sans vergogne les colonisateurs, n'en étaient pas moins empreints de sens de la responsabilité et d'attachement. C'est ce que l'on comprend avec le souci qu'elle a eu avant de quitter le pays de replacer son personnel auprès d'une bonne maison.

Une constante à la relecture de cet ouvrage est le romantisme et la nostalgie qui émanent de ce récit autobiographique. du pain béni pour un réalisateur qui le porte à l'écran sur fond des somptueux décors africains du Kenya.

Vues



Citations (éditons Folio)

Page 115 - Le rêve, aussi doux que le miel qui fond dans la bouche, est l'enchanteur qui nous délivre du destin. Grâce à lui, nous connaissons la liberté, non pas celle du dictateur qui impose au monde sa volonté, mais celle de l'artiste libéré de vouloir. 

Page 149  - La notion de luxe est étrangère aux Kikuyus; dès qu'ils ont dépassé le stade où l'on meurt de faim, ils se trouvent riches.

Page 161 - C'était le récit de ce que Jogona Kanyyaga avait accompli, son nom serait désormais impérissable. La chair était devenue le Verbe et il vivait parmi nous plein de grâce et de vérité ! 

Page 161 - Je crois que devant le livre, la réaction a été partout la même et que rarement les hommes ont appliqué avec plus de conscience et de passion le principe de l'art pour l'art. 

Page 165 - L'importance du document, loin de s'affaiblir augmentait à chaque lecture. Le plus grand miracle pour Jogona était de voir ce document rester le même. Ce passé qu'il avait eu tant de peine à retrouver et à fixer, et auquel il découvrait un aspect différent  chaque fois qu'il l'évoquait, était fixé pour toujours, il s'offrait au regard dans sa forme définitive. Ce passé était entré dans l'histoire, mais une histoire sans ombre et sans variation.

Page 386 - Ceux qui s'imaginent que le nègre peut sauter directement de l'âge de pierre dans celui de l'automobile  oublient tous les efforts et toute la peine que nos ancêtres pour nous amener au point où nous sommes. 

Page 389 - Mais nous-mêmes, où en serons-nous à ce moment là  ? Qui dit que ce n'est pas nous qui nous cramponnons aux nègres, retardons leur ascension, avec un désir passionné de retrouver la confusion, L'obscurité et la vie élémentaire ? 


mardi 9 novembre 2021

L'attrape-cœurs ~~~~ J. D. Salinger



Le cap de l’adolescence, c’est comme celui de Bonne-Espérance. Le franchir c’est passer d’un monde à l’autre dans le tumulte des eaux chahutées par la rencontre des océans. Laisser derrière soi la naïveté de l’enfance pour voguer vers la maturité dans le bouillonnement des hormones qui déferlent dans toutes les cellules du corps.

Mais ce cap est-il vraiment porteur de ce feu de l’espérance ? J. D. Salinger nous suggère une réponse dans l’attrape-cœurs avec son héros Holden Caulfield. L’horizon de l’adolescent est bouché au-delà de la portée du regard. Tout est remis en question, à commencer par la raison d’y aller vers cet horizon, paysage lointain dont ses parents lui sont le premier plan. L’adolescent n’a pas envie de leur ressembler dans un monde dont il va hériter et qu’il découvre hideux.

Beaucoup d’ouvrages traitent du franchissement de ce cap de la vie. Comment se singularise celui de J. D. Salinger ? L’auteur met l’accent sur la solitude de l’adolescent, en quelques jours de sa vie. Ce dernier prenant le lecteur à témoin avec son langage vernaculaire de jeune garçon dans l’Amérique des années 50. Sa fierté bravache mais chancelante lui fait éluder le mal-être qui l’habite. On doit comprendre à son errance qu’il ne voit aucune perspective dans le modèle que lui proposent les adultes de son entourage. Que ce soit à la maison ou au collège. L’ailleurs, il ne le connaît pas vraiment. Il l’explore avec déboires. Le monde est fait de profiteurs, de pervers lesquels lui ferment autant de voies qu’il croyait être des pistes d’évasion.

Des parents trop occupés par la vie professionnelle, un frère aîné parti vivre sa vie à l’autre bout du pays, un autre plus jeune mort prématurément – est-ce une chance ? – et une petite sœur. Elle est vive et intelligente. Elle semble bien dans sa peau. Curieusement Holden se sent porté vers elle. Elle est le fragile lien de rattachement avec sa famille. Lui qui a quitté le collège avec ses valises et erre dans New York avec l’incertitude du lendemain.

Le langage adolescent fait de formules argotiques de dédain et d’exagération est quelque peu rébarbatif au début de l’ouvrage. Il a fallu au traducteur retranscrire ce fameux « bloody » que les anglosaxons mettent à toutes les sauces lorsqu’ils sont blasés de tout. L’auteur ne nous épargne rien des répugnances qui peuvent assombrir l’image que l’adolescent se fait de la vie adulte. Holden ne trouve pas non plus de recours dans sa vie sentimentale. Les garçons et les filles sont-ils faits pour s’entendre ? Heureux celui qui ne considère les filles que comme objets de désir sexuel. Au moins ne se posent-ils pas de questions existentielles. Aux filles de se protéger des appétits insincères.

Le langage rébarbatif trouve sa raison d’être et s’adoucit au fur et à mesure que la désillusion ouvre la porte du désespoir. Le lecteur devenu confident comprend vite le désarroi de l’affabulateur. La cuirasse de celui qui veut jouer les durs se fendille peu à peu, jusqu’à faire jaillir quelques larmes. Que reste-t-il à Holden Caulfield pour retrouver espoir en l’avenir. Partir pour un ailleurs improbable, mais d’abord aller dire au revoir à sa petite sœur adulée. C’est là peut-être que se singularise l’Attrape-cœurs de J. D. Salinger lequel nous adresse un roman touchant sur le franchissement du cap de l’adolescence. Pour qu’il reste celui de bonne espérance.


 

samedi 6 novembre 2021

La tache ~~~~ Philip Roth

 


Histoire d'un abandon

Il y a dans la psychologie de nos amis américains cette spontanéité à déclarer les sentiments laquelle laisse libre cours à l'exhibition de leurs états d'âmes. Alors qu'une pudeur imbécile nous retient, nous natifs du vieux continent, de déclarer notre amour à ceux qui nous sont chers.

La contre partie étant cette déferlante de sentimentalisme, des contenus mentaux conscients et inconscients qui nous porteraient à croire qu'ils ne pensent rien de plus que ce qu'ils disent, quand nous disons si peu de ce que nous pensons. Les « je t'aime papa, je t'aime maman » de Tanguy (celui des films d'Etienne Chatilliez) sont dans sa bouche du fils attaché au nid familial un américanisme de comportement qui écorche les oreilles de ses parents bien franchouillards de mentalité.

Lorsque cette propension à l'épanchement se porte sous la plume d'un écrivain, au demeurant fort talentueux tel que Philip Roth, elle ne nous laisse rien ignorer des arrière-pensées de ses personnages au risque de sombrer dans la logorrhée rédactionnelle. C'est ce qui m'a rebuté et fait abandonner cet ouvrage. Il est clair qu'avec cet a priori je passe à côté du thème principal de cet ouvrage lequel s'attache à dénoncer les maux de l'Amérique moderne, mais soit, le confort de lecture est une notion subjective.

Cela n'enlève rien à mes yeux au talent de l'auteur dont l'art est de mettre en page le flot de pensées que lui commande l'onde limpide et pure de son inspiration, ce que salueront à juste titre les inconditionnels. Sauf que l'abondance et le désordre qu'il applique à la construction de son ouvrage m'ont découragé d'aller plus en avant que les 164 pages sur lesquelles j'ai fait l'effort de me tenir éveillé. Ce n'est pas une affaire de chronologie. On arrive à la reconstituer. C'est une affaire d'ordonnancement des réflexions. Et là j'avoue avoir calé.

D'autant que mon esprit mal tourné m'a fait imaginer que, la notoriété acquise comme c'est le cas pour Philip Roth, peut tenter un auteur de se livrer à certaines libertés vis-à-vis de son lectorat propres à le malmener un peu, histoire de mettre son assiduité et sa fidélité à l'épreuve. Une forme de provocation, de stimulation pour jauger sa capacité à s'affranchir du figuratif trop commun, trop évident pour se frotter à l'abstrait plus élitiste.

J'ai fait donc valoir le droit imprescriptible du lecteur selon Daniel Pennac et abandonné Philip Roth au tiers du gué. J'avais bien entendu retrouvé l'écriture simple et claire qui m'avait fait aller jusqu'au bout de Un homme du même auteur, mais l'analyse des caractères m'a paru cette fois sombrer dans les sables mouvants du remplissage. Il est vrai que le premier ouvrage qui m'avait fait découvrir l'auteur ne comptait que 190 pages.

Mais qui sait peut-être qu'un jour serai-je devenu moins trivial et apte me remettre en selle avec un écrivain dont la notoriété n'autorise de déconvenue qu'au fin lettré. La tache a quand même été promu prix Médicis étranger et meilleur livre de l'année 2002 par le magazine Lire. Excusez du peu.

Aussi pour ne pas me fâcher définitivement avec la littérature américaine, c'est avec l'attrape-cœur de J. D. Salinger que je tente ma réconciliation. Peut-être ferai-je part de mon sentiment dans les pages de Babelio. J'aurai grandi un peu d'ici là car je me soigne, je lis.


Les dieux ont soif ~~~~ Anatole France


Le peuple vient de passer du joug de l'autocratie au leurre de la liberté

Les dieux ont soif. Est-il besoin de compléter la phrase pour préciser que c'est de sang dont les dieux veulent s'abreuver. le peuple transférant au mystique sa propre soif de voir tomber les têtes. Nous sommes sous la Terreur, ultime soubresaut du séisme qui vient de mettre à bas la monarchie. Et lorsque la terreur prend la majuscule elle s'attache à cette période qui a marqué l'histoire en lettres de sang, plus qu'en espoir de justice. Les comptes sont loin d'être soldés. Le peuple vient de passer du joug de l'autocratie au leurre de la liberté. Ce fol espoir a été dérobé par les appétits de pouvoir que fait naître la place laissée vacante.

La veuve rouge a son compte de suppliciés

Anatole France destine à son lecteur une fresque de cette année noire peinte au travers du vécu des petites gens. Ils viennent de tirer un trait sur ce qui s'appellera dorénavant l'Ancien Régime. Louis XVI est passé sous le rasoir national. Marie-Antoinette le suivra de peu. C'est dans ce tumulte qu'Évariste Gamelin, jeune peintre désargenté, est devenu pour satisfaire son idéal républicain juré au tribunal révolutionnaire. En cette période de décomposition de la société il siège tous les jours. Peu de peines intermédiaires résultent de ces débats expéditifs. La veuve rouge a son compte de suppliciés. Les badauds apprennent le patriotisme, prennent conscience de frontières menacées et sont assoiffés de voir tomber les ennemis de la révolution. Ils étaient peu regardant quant à la culpabilité de qui on livrait à leur vindicte.

Évariste Gamelin en arrive à se détester lui-même

Pris dans l'engrenage funeste de la politique, dont il faut bien avouer que les prises de position étaient éminemment versatiles et donc risquées, Évariste Gamelin en arrive à se détester lui-même et s'imagine ne plus être digne de l'amour des siens : sa mère sa fiancée qui lui vouent pourtant une admiration sans faille. Il est gagné au drame cornélien qui oppose son idéal républicain épris de rigueur, même s'il faut qu'elle soit sanglante, à sa sensibilité sentimentale et artistique.

nul ne savait plus dès lors à quel saint se vouer

Anatole France fait preuve d'une connaissance détaillée fort documentée - si l'on en juge par les dossier, chronologie et notes en fin d'ouvrage - de cette période dérèglée pour nous livrer un ouvrage dont l'intensité dramatique est à la hauteur du trouble qui régnait. On perçoit fort bien dans ces pages le doute qui avait envahi les esprits des petites gens au point que nul ne savait plus dès lors à quel saint se vouer pour assouvir cet appétit d'égalité et de justice qui les tenaillait, petites gens d'un peuple devenu souverain à son corps défendant. Pas plus les saints de l'église devenus parias en leur compétence que ceux à l'hystérie vengeresse nouvellement promus sur l'autel de la République ne parvenaient à apaiser les cœurs. Belle écriture aux élans épiques que celle d'Anatole France dans ce roman qui a aussi valeur de livre d'histoire tant les références sont nombreuses et authentiques.


samedi 30 octobre 2021

La chambre des dupes ~~~~ Camille Pascal

 






Camille Pascal


Ayant beaucoup aimé la lecture de son premier ouvrage L’été des quatre rois, j’ai adopté La chambre des dupes sans hésiter. Quelques trois années du règne de Louis XV y font tout le contexte de ce nouvel ouvrage de Camille Pascal. Quelques trois années au terme desquelles le souverain tomba gravement malade au point de se voir condamné par ses médecins et accablé de sanction divine par l’Église, lui reprochant sa conduite avec celle qui était devenue sa maîtresse en titre, Marie-Anne de Mailly-Nesles, marquise de la Tournelle, faite par sa faveur duchesse de Châteauroux, ville où elle ne mit jamais les pieds mais dont elle percevait les revenus.

 Si l’on juge une époque de l’histoire, celle dont il question dans cet ouvrage en particulier, avec les acquis d’aujourd’hui, on se félicitera que le rouleau compresseur de la grande révolution soit passé sur ce que les historiens ont rangé sous l’étiquète « Ancien Régime », ce temps de la monarchie qui a prévalu depuis François 1er jusqu’à cette fameuse nuit du 4 août 1789, retenue comme la date de l’abolition des privilèges. On peut étudier, expliquer, mais pas juger. Auquel cas serions-nous peut-être aussi l’objet d’une duperie, au même titre que ceux qui n’ont pas cru en la sincérité de l’amour que Louis XV portait à sa favorite, ceux encore, les hauts dignitaires de l’Église, qui avaient cru en la sincérité de son repentir à l’article de la mort, ceux enfin qui imagineraient que les pulsions de la chair puissent épargner les hauts dignitaires d’un pays au motif qu’ils doivent exemplarité à leurs administrés.

Il est vrai que nous autres lecteurs du XXIème siècle pourrions être outrés du comportement de ces gens qui, s’étant arrogé le pouvoir sous légitimation de droit divin et se revendiquant ipso facto de haute naissance, affichèrent tant de dédain à l’égard du petit peuple et ne lui tenaient de considération qu’en qualité de contribuable. Ce serait oublier qu’au titre de roi, Louis XV s’était vu, au début de son règne en tout cas et relevant de la maladie qui l’avait cloué au lit à Metz, qualifier de bien-aimé. Il fut acclamé spontanément par le petit peuple à son retour aux affaires. Petites gens qui n’ignoraient pourtant rien du faste et la luxure dans lequel se vautraient son souverain et sa cour alors qu’eux-mêmes peinaient à remplir leur assiette au quotidien.

Nos yeux d’aujourd’hui nous font nous offusquer sur le mérite dont a pu se prévaloir la noblesse à être bien née. Mérite d’en avoir aucun donc puisqu’elle n’y était pour rien. La providence ayant pourvu à son succès. En ces temps d’ignorance ou tout s’expliquait en Lui et par Lui, les contemporains des monarchies successives y voyaient donc forcément la main de Dieu. Et dans le cursus médical le prêtre, en qualité de médecin de l’âme, importait tout autant que ces messieurs de la faculté dont les soins se limitaient pratiquement à faire des saignées.

Le roi n'était pas si mal qu'il en était lui-même persuadé, et il espérait que cette comédie se terminerait bientôt. Les médecins n'étaient que des sots patentés, les princes des idiots titrés et les prêtres de faiseurs de contes.

Voici donc un fort bel ouvrage qui rappelle un monarque à sa condition de mortel et le met à l’épreuve de sa conscience lorsque sa vie est menacée. Les luttes d’influence sont âpres au chevet du prestigieux malade, on peut aimer son souverain et ne pas perdre pour autant le sens des réalités quant à la sauvegarde de ses intérêts, que chacun dira acquis de haute lutte.

Cet ouvrage a confirmé à mes yeux le plaisir que m’avait procuré le premier ouvrage que j’avais lu de la main de Camille Pascal. Les faits relatés, étant tous authentiques, font de cet ouvrage un véritable livre d’histoire lequel se lit pourtant comme un roman car rehaussé d’une écriture immersive qu’aucun anachronisme de langage ne vient entacher. Le style raffiné, avec le soupçon de dédain qui convient dans la bouche des possédants, restitue à merveille les dialogues qui avaient cours au sein de cette société dite sophistiquée au point d’en paraître précieux, et toutefois non dépourvu de verdeur. Formidable travail de rédaction qui témoigne d’un égal travail de documentation et d’une connaissance approfondie des us et coutumes en vigueur dans cette société aux cloisons étanches entre classes. Les privilèges cela se préserve d’une vigilance permanente et pointilleuse, cela se défend bec et ongles. C’est encore une fois un superbe ouvrage de la main de Camille Pascal qui a fait mon bonheur de lecteur et amateur d’histoire. Je dirigerai quant à moi ma vigilance sur ses productions futures.

Le docteur Vernage appelé à son chevet la gronda de son indiscipline et lui rappela que la complexion des femmes n'était pas de nature à supporter les inquiétudes de la politique, et  encore moins le fardeau des affaires de l'Etat, surtout lorsqu'elles étaient indisposées.

mardi 26 octobre 2021

Berthe Morisot - le secret de la femme en noir~~~~Dominique Bona

 


On peut légitimement se demander pourquoi écrire une nouvelle biographie quand sept existent déjà sur le personnage choisi. Il faut être à mon sens persuadé d'apporter quelque chose de nouveau à la connaissance du sujet en question. Si ce n'est un fait, au moins un aspect resté inexploré de la personnalité. Quelque chose que la sensibilité de l'auteur mettra à jour. Dominique Bona n'avait-elle pas trouvé dans les précédentes biographies de Berthe Morisot l'éclaircissement du mystère que le regard de celle-ci oppose à ses contemplateurs. Car c'est à n'en pas douter ce regard à la fois insondable et mélancolique qui a intrigué Dominique Bona. Regard profond, désarmant, qu'Edouard Manet a si bien reproduit chaque fois que Berthe Morisot lui a servi de modèle.

Les artistes ont tous leur part d'ombre. du fond de laquelle ils vont puiser cette limpidité que fait jaillir leur inspiration. le talent consistant à abreuver les autres à cette source confidentielle. Berthe Morisot, artiste secrète s'il en est, n'exprimait jamais mieux ses intentions que dans sa peinture. Surement pas dans le bavardage, défaut bien féminin dont elle a été préservée selon Dominique Bona. Son art dévoilait à son entourage ce qu'en femme introvertie son cœur n'exprimait qu'avec circonspection.

Elle avait en son temps le double handicap d'être une artiste avant-gardiste dans un courant pictural, l'impressionnisme, qu'il était tout autant, et d'être une femme. Au XIXème siècle la femme était vouée à la frivolité et n'existait que lorsqu'elles devenaient mère de ses enfants. Berthe Morisot n'a pas dévié du chemin qu'elle s'était tracé. Elle a voulu être femme pour elle-même, et ne séduire que par son art. Exprimer ainsi ce que sa nature profonde ne savait dire qu'au bout de ses pinceaux. Femme et artiste au XIXème siècle, deux raisons de disparaître qui lui ont donné deux raisons d'exister.

Le mot mystérieux est celui qui revient le plus souvent dans les pages de Dominique Bona à l'écriture très agréable. Berthe Morisot augmentait le mystère du féminin d'un autre, celui de l'observatrice taciturne du monde qui l'avait vu naître et avec lequel elle ne communiquait bien qu'avec son art. Les confidents en paroles et en écrits étaient rares à cette femme dont le détachement aux choses du monde pouvait paraître froideur : sa sœur Edma, le poète Mallarmé, sa fille Julie. La femme inspirée par une muse qu'elle partageait sans doute avec celui qui l'a le mieux figée sur la toile, Edouard Manet, n'aura de cesse de vouloir s'en démarquer, se singulariser, mettant en œuvre une « peinture tantôt aérienne, tantôt aquatique, qui ne tient à la terre que par un fil. » le réalisme a vécu, Berthe Morisot veut peindre le mouvement, donne du flou au trait et ouvre la porte à l'abstrait.

C'est avec une grande acuité et une forme de communion que Dominique Bona scrute ce regard et tente de découvrir qui était la femme dissimulée derrière l'artiste ô combien prolifique. Elle avait fait métier de sa passion. Dans la chaleur énigmatique de ce regard merveilleusement restituée par Edouard Manet, elle cherche les reflets dorés qui dévoileront le secret de la femme en noir, sous-titre de son ouvrage, au regard tout aussi noir tourné vers son intérieur, dans une pudeur ténébreuse et fière. Superbe biographie d'une artiste dont Manet vantera la « beauté du diable », énigmatique sans doute parce que de sa personne émanait tous les antagonismes, chaleur du regard-froideur au contact, incommodant à qui aurait voulu lire à livre ouvert dans un visage fermé à la lecture des émotions.

Cette biographie de Dominique Bona n'en est pas une de plus. Elle en est une autre. Une approche différente d'un personnage par sa sensibilité et non pas par la chronologie des événements de sa vie. Une femme cherche à en comprendre une autre dans son époque, son environnement affectif, son obsession de peindre. Un travail de documentation fouillé autant que le regard est sondé pour décoder un personnage plus cérébral que sensuel. Beau document qui établit un rapport entre femmes, une autrice et son sujet, artiste à qui sans doute le bonheur a toujours échappé dans le douloureux accomplissement de la femme-artiste.


mercredi 20 octobre 2021

Luca~~~~Franck Thilliez


Sharko et son équipe ont migré vers le nouveau 36. Le numéro a été conservé, l’adresse a changé. Le mythique quai des orfèvres a vécu. La Crim est désormais installée au 36 rue du Bastion, aux Batignolles.

La mutation pèse lourd dans les esprits. Les flics de la Crim ont aussi leur nostalgie. Le 36, l’ancien, le vrai, c’était quelque chose. Les glorieux anciens hantaient les murs. Les truands célèbres aussi. Au Bastion ni les premiers ni les seconds n’auront le code d’accès pour franchir les sas et se rappeler à la connaissance des petits nouveaux. Tout est hyper sécurisé : caméras, badges, portiques, lecteur d’empreintes, le Bastion est un concentré de technologies modernes. Fini la cavalcade dans le célèbre grand escalier de PJ, cinq étages que flics et truands ont arpentés pendant des décennies, il faut désormais prendre l’ascenseur. Seulement voilà, Sharko, les nouvelles technologies c’est pas son truc !

Et pourtant avec la nouvelle affaire qui lui tombe sur le dos, il va falloir qu’il s’y colle aux nouvelles technologies. Un fou furieux, un fortiche en ce domaine justement va leur en faire baver. Sharko n’aime pas ça. Les gens qui trafiquent les corps pour en faire des êtres numériques encore moins, mi-homme mi-robot, ça assombrit l’horizon déjà gris du paysage en chantier qu’il a sous les fenêtres de son nouveau bureau. Lui ce qu’il sait faire c’est se confronter à la part humaine de la nature du même nom. L’homme augmenté, l’homme 2.0, ça lui file le bourdon.

Luca, c’est une affaire dont les prolongements et les rebondissements n’en finissent pas. Les cadavres n’ont pas dit leur dernier mot. Les machines les font parler même quand ils sont morts. Les biohackers jouent les apprentis sorciers : intelligence artificielle, accroissement des capacités humaines, manipulations de la vie en éprouvette, conquête de l’immortalité. Sharko est précipité dans le monde des transhumanistes. Des fêlés qui lui volent ses nuits. Qui lui font regarder ses enfants avec la crainte de les voir happés par le monde de violence qu’il côtoie tous les jours, de leur voler l’espoir de nature qui a déjà disparu du paysage des Batignolles, de les priver de sa présence quand des fous lui font arpenter la ville jour et nuit. Déformation professionnelle qu’il partage désormais avec la mère des jumeaux, Lucie Hennebelle sa compagne et collègue dans le travail.

Frank Thilliez m’a encore volé une part de liberté. Son polar m’est resté collé aux mains. Difficile de m’en défaire. Je reste admiratif de cette capacité à bâtir une intrigue complexe sans perdre le fil dans l’écheveau et la mettre en page. J’allais dire admiratif de l’imagination, mais peut être tout cela n’est-il pas totalement imaginaire. Peut-être sommes-nous déjà phagocytés par la grande bulle de données, que quelques labos dans le monde travaillent déjà à faire de l’homme, corps et esprit, un matériau ductile, façonnable à volonté pour devenir ce que l’on attend de lui : un consommateur docile. Dormez en paix bonnes gens les GAFA veillent sur vous. Vous leur êtes très chers. Ils travaillent à prolonger la vie du consommateur que vous êtes. Et peut-être même mieux. Ils travaillent à faire de vous un être virtuel qui consommera même lorsque votre corps sera réduit en poussière. Le rêve, non ?


vendredi 15 octobre 2021

Une femme à Berlin~~~~Martha Hillers



Une femme à Berlin est le journal tenu par une femme retenue dans la capitale allemande dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale alors que les troupes russes y font leur entrée. Kurt W. Marek, qui a été le premier éditeur de ce journal, évoque la froideur du témoignage qu'il avait eu sous les yeux.

Pensez donc ! Tenir un journal sous les bombardements, terrée dans la peur et la promiscuité des caves nauséabondes, le poursuivre quand son autrice est elle-même l'objet de viols par les vainqueurs du moment, bien décidés à faire endurer au peuple allemand ce qu'eux-mêmes avaient enduré. Poursuivre l'écriture de ce journal quand elle-même est sujette aux privations, la faim commandant au corps et à l'esprit, le faire dans pareilles conditions ne pouvait être possible qu'avec la ferme détermination de faire savoir et d'ouvrir son coeur à la postérité. Il fallait pour cela conserver un véritable détachement avec les événements et y trouver ce qu'elle dit elle-même - page 373 éditions Folio - « le seul fait d'écrire me demande déjà un effort, mais c'est une consolation dans ma solitude, une sorte de conversation, d'occasion de déverser tout ce que j'ai sur le cœur. »

Et s'il était encore nécessaire de redonner un peu de chaleur à ce témoignage pour l'alléger du ton journalistique qui est le sien, je citerai ce passage qui lui redonne une part d'humanité : « le plus triste pour une femme seule, c'est que chaque fois qu'elle trouve une sorte de vie de famille, elle dérange au bout d'un certain temps, elle est de trop, déplaît à l'un parce qu'elle plaît à l'autre, et qu'à la fin on l'expulse pour avoir la paix. Voilà tout de même quelques larmes qui viennent souiller ma page. »

Quelle force et volonté a-t-il fallu à cette femme, alors qu'elle venait de se faire violer dans les escaliers de son immeuble par deux brutes assoiffées de vengeance, pour vaincre sa honte, sa détresse, la haine de ses agresseurs mais aussi de ceux qui n'ont rien fait pour la secourir, quelle détermination a-t-il fallu à cette femme pour prendre son cahier, son crayon et écrire : « Je me suis redressée en prenant appui sur la marche, j'ai rassemblé mes affaires, me suis glissée le long du mur jusqu'à la porte de la cave. Sur ces entrefaites, on l'avait verrouillée de l'intérieur. Et moi : Ouvrez-moi, je suis seule, ils sont partis … Bande de salopards ! Deux fois violées, et vous claquez la porte et vous me laissez croupir là comme un tas de merde ! »

Page 337 : « Jamais, jamais un écrivain n'aurait l'idée d'inventer une chose pareille » Difficile à la fermeture de cet ouvrage d'écrire autre chose que ce qu'elle a écrit elle-même, en voulant garder l'anonymat. C'est pour cela que dans cette chronique, je ne ferai que citer trois autres passages qui m'ont particulièrement marqué :

Page 233 : « … je me demande ce qui parviendrait encore à me toucher, à m'émouvoir vraiment aujourd'hui ou demain. »

Page 310 : « Occasion de plus de constater que, quand tout s'écroule, ce sont les femmes qui tiennent le mieux le coup, et qu'elles n'attrapent pas aussi vite le vertige. »

Page 77 : « Dans les guerres d'antan, les hommes pouvaient se prévaloir du privilège de donner la mort et de la recevoir au nom de la patrie. Aujourd'hui, nous les femmes, nous partageons ce privilège. Et cela nous transforme, nous confère plus d'aplomb. A la fin de cette guerre-ci, à côté des nombreuses défaites, il y aura aussi la défaite des hommes en tant que sexe. »

Comment un tel détachement est-il possible, alors que toutes celles qui ont subi pareil sort s'enferme dans le silence de la dépression ? le viol n'était-il qu'une péripétie de la guerre, un dédommagement payé par les femmes au vainqueur en compensation des dommages subis par ce dernier du fait de celui qui était à l'origine de tout cela et que le peuple allemand a adoubé ?

Page 211 : « Et tout ça, nous le devons au Führer ».

Une femme à Berlin est un ouvrage à part. Parce que peu de témoins de tragédies comme celle-là ont eu la force de le noter dans des carnets au jour le jour. Même après le pire. Parce que cette femme témoigne sans s'exonérer, faisant partie du peuple allemand, d'une part de responsabilité de cette guerre, s'étant laissé embarquer sans en mesurer la portée par celui qui en était l'initiateur. Parce que cette femme conserve tout au long de son récit la plus grande pudeur et ne cherche surtout pas l'apitoiement. Parce que cette femme n'a pas voulu faire de ce journal une source de revenu. C'est un témoignage « gratuit » des horreurs de la guerre, laissé à la postérité. La postérité étant ces hommes et femmes qui constituent l'humanité, libres à eux d'en tirer les enseignements qu'ils jugeront bon de faire. Mais rien n'étant gratuit en ce bas-monde, c'est un témoignage qu'elle a payé avec ses souffrances et sa dignité.