Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

jeudi 24 février 2022

Les miracles du bazar Namiya ~~~~ Keigo Higashino



La porte qui donne accès au bazar Namiya n'est pas seulement une frontière entre l'intérieur et l'extérieur. Elle l'est aussi entre deux époques. Des époques suffisamment proches pour être contenues dans l'espace-temps d'une vie, tout en étant suffisamment éloignées pour confronter l'ingénuité de la jeunesse à l'expérience de la maturité. Mais pas seulement.

Car l'intérieur du bazar connaît l'avenir. Ce qu'il adviendra des personnes que la jeunesse remplit d'incertitude et de doute au point de la faire hésiter quant à une décision à prendre, une attitude à adopter. Oui mais voilà, comment faire connaître son avenir à une personne qui se heurte à l'indécision, aux états d'âme sans passer pour un illuminé.

Son propriétaire s'identifiant à l'établissement aux yeux de ceux qui le sollicitent, c'est tout l'art de l'argumentation mise en oeuvre par le bazar Namiya au moyen d'échange de lettres que son pouvoir de compression du temps rend instantané. Son art consistant à travestir en sagesse de vieux philosophe ce qu'il connaît de l'avenir afin de ne pas surprendre ou effrayer son correspondant, voire passer pour un charlatan.

Libre à celui qui le lit de faire ce qu'il entend de sa vie. Il aura été prévenu. L'âge venu il tirera les conclusions de ses actes. La boîte aux lettres magique lui sera ouverte trente-trois ans après la mort de l'initiateur du concept pour confier au bazar, supposé alors déserté, la suite qu'il aura réservée aux conseils prodigués. Même si son locataire n'est plus le même. Les murs conservent cette mémoire et la transmette à ses occupants, fussent-ils alors de jeunes squatters en rupture de ban devenus à leur tour par la magie du lieu et à leur corps défendant des conseilleurs d'occasion.

Entrelacs de parcours de vie, croisement des générations, les destins se télescopent au carrefour du bazar Namiya. Il semble y avoir un lieu commun avec un foyer de jeunes dans sa proximité, lesquels ne sont pas les derniers à s'interroger sur leur place dans un Japon en mutation entre les années 80 et nos jours. Nous voici avec ce roman versé dans un conte philosophique aux frontières du fantastique, dans une nébuleuse temporelle où coexistent les époques d'une vie de part et d'autre d'une simple porte. C'est à la fois captivant et attendrissant. Je me suis fait prendre dans les filets de ce roman-échappatoire-au-quotidien, me demandant où il pouvait bien me conduire. Mais que l'on se rassure, la vie reste la vie et non un conte de fée. Cette compression du temps a d'autant plus de crédibilité qu'elle est source de leçon de vie. Un délicieux moment de lecture.

La trêve ~~~~ Primo Lévi




La trêve est le second ouvrage autobiographique de Primo Lévi. Il paraît en 1963. C’est la publication de cet ouvrage qui en réalité rendra populaire celui écrit par l’auteur au lendemain de sa libération des camps : Si c’est un homme. Ce dernier était paru de façon très confidentielle en 1947. Il y eut dans la décennie qui suivit la fin de la seconde guerre mondiale une forme de silence imposé sur cette page noire de l’histoire de l’humanité. Dans les années cinquante, l’opinion n'était pas prête à se replonger dans le cauchemar des camps de la mort. Au constat du sort réservé au livre de Primo Lévi, George Semprun avait d’ailleurs ajourné son intention de publier son propre témoignage, paru plus tard dans deux ouvrages : Le grand voyage, L’écriture ou la vie.

Si c’est un homme fait aujourd’hui partie des monuments de l’histoire de la Shoah racontée par ceux qui l’ont vécu. Il relate l’année d’internement vécue par Primo Lévi. La trêve quant à lui relate le périple retour du chimiste italien vers les siens depuis sa libération d’Auschwitz par les Russes le 27 janvier 1945.

Le voyage retour fut donc organisé par les Russes. Il n’aura fallu presque 9 mois aux détenus italiens rescapés des camps pour regagner l’Italie. Incroyable odyssée dont on regrette de ne pas trouver la carte en annexe de son ouvrage, mais que l’on trouve sur l’encyclopédie en ligne. Même si les malheureux déplacés de camp en camp, ballotés de trains en trains – en wagons de marchandises est-il besoin de le préciser – n’ont pas été maltraités, ce trajet retour vers le pays est ahurissant de durée, d’inconfort, d’incertitude. Riche d’anecdotes.

Côté émotion cet ouvrage est très en retrait de Si c’est un homme. Cela se conçoit aisément. Il n’y avait plus cette perspective évidente de la mort promise, planifiée. La relation du périple donne une petite idée du chaos qui régnait dans le centre Europe à la fin de ce terrible conflit. Il instruit aussi sur la différence de traitement à la libération qu’il put y avoir entre les Occidentaux et les Russes, seulement du fait seul de l’organisation et de la logistique. Résultat : un trajet retour interminable, 9 mois pour rentrer d’Auschwitz vers Turin.

La trêve est l’ouvrage de la renaissance. Dans un monde que Primo Lévi regarde avec un œil neuf. Le soulagement compense l’inconfort et l’exaspération de ce voyage interminable, la débrouillardise le dénuement, générant parfois des scènes cocasses occasionnées par les difficultés linguistiques. Le style est forcément plus léger, plus ouvert aux rencontres. Véritable galerie de portraits de personnages marquants dans ce grand brassage des nationalités où se glissaient parfois des allemands, eux aussi broyés par la grande machine de guerre mise sur pied par le régime nazi.

On n’en peut plus de voir ce convoi hétéroclite piétiner d’impatience mais ce n’est que la restitution de l’état d’esprit qui régnait dans cet interminable retour à la maison. L’issue était heureuse. Commençait alors le travail de réhabilitation à la vie normale et le difficile exercice de faire savoir.

Citations

C'est pourquoi, pour nous aussi, l'heure de la liberté eut une résonance sérieuse et grave et emplit nos âmes à la fois de joie et d'un douloureux sentiment de pudeur grâce auquel nous aurions voulu laver nos consciences de la laideur qui y régnait ; et de peine, car nous sentions que rien ne pouvait arriver d'assez bon et d'assez pur pour effacer notre passé, que les marques de l'offense resteraient en nous pour toujours, dans le souvenir de ceux qui y avaient assisté, dans les lieux où cela s'était produit et dans les récits que nous en ferions. Car, et c'est là le terrible privilège de notre génération et de mon peuple, personne n'a jamais pu, mieux que nous, saisir le caractère indélébile de l'offense qui s'étend comme une épidémie. Il est absurde de penser que la justice humaine l'efface. C'est une source de mal inépuisable : elle brise l'âme et le corps de ses victimes, les anéantit et les rend abjects ; elle rejaillit avec infamie sur les oppresseurs, entretient la haine chez les survivants et prolifère de mille façons, contre la volonté de chacun, sous forme de lâcheté morale, de négation, de lassitude, de renoncement.

mardi 22 février 2022

Le silence des vaincues ~~~~ Pat Barker



Ce qui est remarquable avec la mythologie c'est cette forme de connivence des dieux avec les mortels. Connivence qui ne s'exprime pas seulement par les turpitudes dans lesquelles les dieux entraînent ces derniers mais aussi par les alliances amoureuses dont ils se réservent l'initiative - à tout seigneur tout honneur - avec les inévitables descendances qui ne manquent pas d'en résulter. Dont on se demande toujours si le rejeton connaîtra l'immortalité, à défaut d'éternité puisque sa vie connaît un commencement. Achille, roi de Phthie, le plus valeureux guerrier de la guerre de Troie, en est un spécimen puisque fils de la Nymphe Thétis et du roi Pélée, un mortel. Un oracle prédit toutefois un terme à la vie d'Achille, une fois Hector passé au fil de son glaive.

La guerre de Troie, puisqu'il est question de cette épopée dans cet ouvrage de Pat Barker, est sans conteste le résultat de ces défauts bien humains qui caractérisent Zeus et consort. Consort étant en l'occurrence ces Belles du sommet des sommets : Héra, Pallas Athéna et Aphrodite, tout aussi anxieuses de se voir couronnées la plus belle de toutes. Jalousie, concupiscence, luxure et querelles conséquentes sont au programme, supposées corrigées par une valeur qui nous est désormais étrangère : l'honneur. La compétition aurait pu être loyale. C'était compter sans Eris, la méchante déesse de la Discorde qui, furieuse d'être oubliée dans la liste des invités au mariage de Pélée et Thétis, a jeté la pomme de la Discorde dans la salle du festin avec cette mention par laquelle tout s'enclenchera : « A la plus belle ».

Il n'en fallu pas plus aux trois déesses à revendiquer le titre d'intriguer et de fil en aiguille et en de sournoises manœuvres de jeter Hélène, épouse de Ménélas roi de Sparte, dans le bras de Pâris, fils de Priam roi de Troie. Et patatras, la guerre de Troie fut bel et bien engagée. Et Grecs et Troyens de s'entretuer durant dix années avec la fin que l'on connaît. Nom d'un cheval de bois !

Cette guerre de Troie, une nouvelle fois colportée à nous mortels des temps modernes par Pat Barker, est révélée dans cet ouvrage par celles qui d'habitude conservent un silence prudent, le silence des vaincues. Celles qui de reine à femmes du peuple de Troie sont devenues des trophées de guerre. Puisque telle était la condition réservée aux femmes des cités conquises dans cette haute antiquité managée par les divins fantasques de l'Olympe, une fois leurs valeureux époux ôtés à leur affection.

La beauté ayant de tous temps ayant été la plus grande injustice originelle, même si les critères ont varié selon les époques, ne devenaient trophées auprès des rois que celles gratifiées de cette qualité. Briséis l'était. Belle femme de l'aristocratie troyenne, devenue depuis sa capture, l'esclave du roi Achille. A ne pas seulement le servir à table imaginons bien. C'est donc elle qui nous raconte sa guerre de Troie dans le silence des vaincues. Si Hélène a été le sujet de discorde entre Grecs et Troyens, Briséis l'a été entre Achille et Agamemnon. le roi de Mycènes, roi des rois de la Grèce antique et accessoirement frère de Ménélas-le-cocu fut donc obligé, par l'offense faite à la famille, extrapolée à tous les Grecs, de partir en guerre contre Troie.

Même si le mythe laisse une large plage d'interprétation aux détails des événements, Pat Barker reste dans le communément admis du poème original, éludant toutefois de ces péripéties les multiples interventions des dieux que la légende nous a laissé envisager. Excepté peut-être le rôle de Thétis, la nymphe mère d'Achille, nul autre dieu n'intervient aussi directement dans les événements relatés par Pat Barker, alors que la légende nous dit qu'ils savaient se rendre visibles à qui ils voulaient et faire usage de leurs super pouvoirs dirait-on aujourd'hui pour influer sur le cours des opérations. Diomède et Pâris entre autres ont su en profiter. Pat Barker fait donc de cette guerre une affaire entre mortels. C'est dommage car elle nous prive de toute la fantasmagorie qui enjolive les péripéties et dont les dieux de l'Olympe sont des instigateurs imaginatifs et impénitents.

Pat Barker choisit donc de nous faire vivre cette guerre interminable au travers du prisme de celles qui en d'autres temps ne pouvaient que se taire, le petit bout de la lorgnette. Ce que leur condition leur autorisait de voir, de subir. Sois belle et tais-toi si tu veux vivre. Vivre en esclave de roi pour le meilleur, c'est le cas de Briséis. Livrée à la troupe avinée pour le pire si tu ne combles pas ton nouveau maître de faveurs propres à le soulager des maux de la guerre.

Outre cet angle d'observation original, Pat Barker prend le parti d'évoquer cette guerre avec une écriture résolument moderne, peu châtiée, version Kaamelott d'Alexandre Astier. « Qu'ils aillent se faire foutre les dieux » - page 321 édition J'ai lu, pour que des lecteurs tout aussi modernes et mécréants que nous sommes devenus s'y reconnaissent sans doute bien dans leur langage commun. Autre temps, autres mœurs, autre langage, l'important étant de bien comprendre les enjeux de pareil conflit initialement rapporté par Homère, sous une autre forme à n'en pas douter.

Le pari était risqué quand des lecteurs, comme c'est mon cas, s'étaient auparavant délectés des ouvrages de Madeline Miller : le chant d'Achille en particulier pour l'Illiade, Circé pour l'Odyssée, dont on va dire qu'ils sont faits d'une écriture aussi rayonnante et policée que la documentation est fouillée. Mais, même si d'un ton en dessous, pari réussi à mes yeux pour cette version de l'Illiade. Je n'ai pas craint de voir les personnages se jeter des noms d'oiseau à la figure. L'angle d'observation du plus célèbre des conflits est original, tout autant que son écriture. Pourquoi pas. Moi qui ai toujours eu du mal à lire Montaigne dans sa langue native, je ne crains pas les efforts de modernisation pour nous rendre la mythologie accessible. J'inscris même dans mes projets de lecture la suite de cette « ambitieuse réécriture de l'épisode le plus célèbre de la mythologie grecque » : Les exilés de Troie.

Citation

- Aurais tu vraiment épousé l’homme qui a tué tes frères ?
- Eh bien, premièrement, on ne m’aurait pas laissé le choix. Mais, oui, probablement. Oui, j’étais esclave, et une esclave ferait tout, absolument tout, pour ne plus être une chose et redevenir une personne.
- Je ne comprends pas comment tu pourrais faire ça.
- Bien sûr que vous ne comprenez pas. Vous n’avez jamais été esclave.


vendredi 18 février 2022

Orages d'acier ~~~~ Ernst Jünger

  

On a beau s'investir en lecture de témoignages de guerre, on est toujours à des années lumière du ressenti de ceux qui les ont vécus. Celui de cet auteur allemand me semble pourtant faire exception à cette impression à cause de la distance qu'il insère entre la relation des faits, tirés du journal qu'il a tenu tout au long du conflit, et ses propres sentiments. C'est avec une froideur quasi journalistique qu'Ernst Jünger relate ses années d'une guerre qu'il a vécues de bout en bout, avec l'inestimable chance de s'en sortir après pas moins de quatorze blessures.

Est-ce une forme de mea culpa de son appartenance aux armées de l'envahisseur ou bien son éducation personnelle qui lui impose une certaine retenue dans le langage à l'égard de l'adversaire, une hauteur de vue dénuée d'attendrissement. Penchons pour cette seconde hypothèse, car ce respect du combattant tous camps confondus est assorti d'élans lyriques dans la description des paysages et circonstances de la guerre, y compris les plus dramatiques lorsque : « L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. »

Car pour le reste, ce point de vue allemand évoquant cette boucherie organisée comporte les mêmes scènes d'horreur que ce qu'on peut lire chez nos auteurs nationaux lesquels ont également vécu ces années de cauchemar : des Henri BarbusseRoland Dorgelès, Balise Cendras, Maurice GenevoixLouis-Ferdinand Céline pour ne citer que les plus souvent évoqués dans ce genre de littérature écrite en lettres de sang. Tous autant qui ont tenté de faire savoir aux générations suivantes ce qu'ils ont vécu dans leur chair et leur âme. Leur âme qu'il savait à chaque instant prête à prendre son envol vers des cieux qu'ils avaient la candeur d'espérer plus cléments que le cloaque des tranchées d'Artois ou de Champagne.

On a peine à s'imaginer que des hommes aient pu faire à ce point leur quotidien de la fréquentation de la mort, voyant autour d'eux se déchirer les chairs, s'éteindre des regards. le ton de cet ouvrage amoindri de la sensibilité humaine qu'on peut trouver dans le feu d'Henri Barbusse ou les croix de bois de Dorgelès renforce cette impression d'une forme d'accoutumance à l'épouvante. Faisant des vies humaines une sombre comptabilité au même rang que celle des armes et équipements de la logistique du champ de bataille.

Cet ouvrage reste un récit de ces terribles combats de 14 vécus dans l'environnement restreint d'une unité ballotée par les événements meurtriers. J'allais dire dans l'intimité d'une unité. Mais pour qu'il y ait intimité il faut qu'il y ait durabilité de coexistence. Ce qui n'était pas le cas puisque les unités se reconstituaient aussi quotidiennement que les pertes en réduisaient les effectifs. du sang neuf venait abreuver les tranchées au fur et à mesure que les familles confiaient leur progéniture, de plus en plus jeune, à la voracité de la grande faucheuse. Funeste industrie infanticide commandée par des intérêts très supérieurs dont les traités effaceront la responsabilité à la satisfaction de voir la paix retrouvée.

C'est une forme de fascination d'horreur qui me fait revenir vers ce genre de littérature. La vaine tentative de comprendre ce qui peut jeter les hommes les uns contre les autres dans des boucheries de cette ampleur. Ce qui peut faire qu'il n'y ait pas de conscience supérieure capable d'empêcher une tragédie collective à pareille échelle. Mais non, la « der des der » n'attendait finalement que la suivante pour contredire ceux qui pensaient avoir atteint les sommets de l'horreur. Ainsi est la nature de celui qui tient tant à la vie et se complaît à la mettre en danger.

Orages d'acier d'Ernst Jünger dont le lyrisme qui plut à André Gide au point de lui faire dire qu'il était le plus beau livre de guerre qu'il ait lu m'a quant à moi paru aussi froid que le regard de son auteur en couverture.


Citation

L'homme au coup dans le ventre, un tout jeune garçon, était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant. Ce fut un spectacle devant lequel nulle impression triste ou désagréable ne me troubla, et je ne fus ému que d'un sentiment fraternel de sympathie envers le mourant.

samedi 12 février 2022

Il était deux fois ~~~~ Franck Thilliez

 



A plusieurs reprises dans cet ouvrage il est fait référence à un autre du même auteur : le manuscrit inachevéIl était deux fois est une forme de suite de ce dernier qui en dépit des épisodes d'amnésie frappant ses héros nous dévoile ni plus ni moins que la vraie fin du Manuscrit inachevé, celle de la main de Caleb Taskman lui-même. On se souvient que l'épilogue du Manuscrit inachevé était de la main de son fils Jean-Luc, les dernières pages ayant disparu à la mort du célèbre auteur de polar, au grand damne de son éditeur.

Avec les troubles de la mémoire, il en est une autre constante entre ces deux romans, plus morbide celle-là, qui est le dépeçage des corps. Et sans surprise, les jeunes filles n'ont pas le beau rôle dans ces funestes intrigues. Leurs beautés insouciantes sont des proies tout désignées pour les détraqués qui peuplent les pages des thrillers version Franck Thilliez. Mais là malheureusement il n'a rien inventé. On aimerait que ce ne soit qu'œuvre d'imagination d'auteur, mais si Thilliez en a beaucoup d'imagination la réalité lui suggère trop souvent les scénarii les plus sordides.

La famille torturée par la disparition de leur enfant est cette fois-ci celle d'un gendarme. Les facultés et compétences du professionnel de l'enquête qu'il est seront ainsi mises à contribution pour le compte des sentiments qu'il porte à sa famille. Pareilles circonstances lui font prendre conscience que son métier a bouffé sa vie de famille. Il se reproche un peu tard de ne pas avoir été suffisamment démonstratif dans l'affection qu'il porte à femme et enfant. Cette enquête l'impliquant personnellement, il devra quitter l'institution et déployer ses forces et ténacité à rechercher sa fille sans désarmer des années durant. Ce sera la preuve d'amour tardive qu'il se fera à sa fille disparue. Son accident de mémoire complique les choses, il devra refaire connaissance avec lui-même et en observateur extérieur de sa propre vie faire le point sur son sort : passé qu'il faut redécouvrir, présent voué à la quête, avenir de solitude à n'en pas douter, son mariage n'ayant pas résisté aux épreuves. Cette période de sa vie occultée par l'amnésie viendra inévitablement corser les recherches. Cela deviendra une enquête dans l'enquête. Au lecteur de recoller les morceaux. Mais faisons confiance à Thilliez pour lui compliquer la tâche.

Les palindromes se rappellent à nous dans cet ouvrage avec toujours le même mystère quant à leur signification et raison d'être dans l'intrigue. Est-ce une ouverture vers un prochain tome qui permettrait de mettre la main sur un personnage à qui la vraie fin dévoilée a permis de se faire la belle ? Il y a beaucoup de dualités dans ces ouvrages auxquelles nous ouvre le titre de celui-ci. M'est avis qu'à l'heure où j'écris ces lignes le cerveau de Franck Thilliez, qui ne doit pas souvent être au repos, échafaude déjà une nouvelle conspiration entre malfrats et détraqués pour mettre notre sagacité de lecteurs à contribution.

Excellent polar que celui-ci. Il distille son épilogue au compte-gouttes au fil des chapitres. Cela ne présente pas le côté artificiel de ceux qui sortent le coupable du chapeau à la dernière page. C'est fort en névroses et en abjection. La morale n'y trouve pas forcément son compte, pas plus que la justice pour le coeur de parents privé de leur enfant dans d'horribles conditions. Il y a quand même une bonne dose d'accablement dans ces romans. Le happy end ne semble pas être une vertu chez Thilliez.


lundi 7 février 2022

Sous le soleil de Satan ~~~~ Georges Bernanos

 

 

Ce n'est pas une crise de conviction qui torture l'abbé Donissan, sa foi lui reste chevillée au corps, mais bien une crise de conscience. Il se sait comme tout un chacun la cible de Satan, lequel est aux aguets du moindre défaut de la cuirasse du croyant, laissant les athées et autres agnostiques au désespoir de la sainte église.

Alors que Dieu reste définitivement muet et inaccessible, faisant dire à Saint-Exupéry qu'un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu, Satan quant à lui sait prendre figure humaine pour séduire celui dont la foi vacille. Ce sont les traits de Mouchette la jeune dévergondée qui séduit Pierre et Paul et les détourne du droit chemin tracé par les évangiles, ou encore les traits du maquignon qui se propose de remettre l'abbé sur le bon chemin alors qu'il est perdu dans la nuit. L'abbé Donissan doit compter sur la voix intérieure silencieuse que fait vibrer sa foi pour contrecarrer ces tentatives de séduction, elles bien audibles, du mal incarné.

Cette lecture est à l'image de l'abbé perdu dans la nuit. Elle tourne en rond et revient inexorablement à son point central d'obsession. Faisant de cet ouvrage un sempiternel combat spirituel du croyant dans toute la candeur de sa conviction. Un combat intérieur qui rend les événements, car il y en a quand même, marginaux au regard de cette claustrophobie spirituelle obsédante.

Une torture de l'abbé que Bernanos a bien communiqué au lecteur baptisé que je suis, me faisant de la lecture de cet ouvrage un véritable supplice chinois. Mais Satan ne m'a pas convaincu à l'autodafé auquel il m'exhortait dans le tuyau de l'oreille, je me suis fait le devoir d'aller au bout de ce chemin de croix. J'ai fait ma BA de l'année en matière de respect du travail de l'écrivain.


mardi 1 février 2022

Pourquoi j'écris ~~~~ George Orwell



Quel est ce monstre qui fait réagir George Orwell et commande à sa plume ? On avait bien compris avec ses deux plus célèbres romans, La ferme des animaux et 1984, qu'il y avait une forme de révolte contre toute notion de pouvoir établi, surtout quand il devient cette hydre qui se repaît de l'individu, se légitimant de raison d'état, d'intérêt supérieur, de sécurité nationale et autres justifications fallacieuses. Qui ne sont au final qu'emprise d'un système sur l'individu. Ce monstre qui fait horreur à Orwell porte un nom. Il n'a de cesse de le dénoncer : c'est le totalitarisme.

Il faut dire que George Orwell a été servi en la matière durant toute sa vie. Depuis sa naissance à la veille de 1ère guerre mondiale jusqu'à sa mort au lendemain de la seconde. Entre la révolution russe, l'Allemagne nazie, l'URSS de Staline, la guerre d'Espagne à laquelle il a pris part, les bombes atomiques sur l'impérialisme japonais, la guerre froide, il a eu tout le loisir de mesurer la goinfrerie de ces systèmes toutes obédiences confondues. S'ils s'attribuent souvent et revendiquent la dimension sociale de leur politique, c'est pour mieux leurrer leur proie et s'en repaître.

Son socialisme à lui, Georges Orwell, celui du partage des richesses, de l'égalité de traitement entre les sexes, les races, les religions, il n'en voit pas la couleur. Il ne voit que l'immensité de l'injustice et la misère du monde en pâture aux appétits des systèmes sur toute la palette politique « des conservateurs aux anarchistes ».

« En politique, on ne peut jamais faire que choisir entre le moindre des maux ».

En aucun modèle politique il ne trouve de condition propice à l'épanouissement de l'individu. Entre la pensée de droite qui commande à l'individu de se faire tout seul et celle de gauche qui prône la solidarité quitte à verser dans l'assistanat, entre l'ordre brutal et l'anarchie farouche, entre le ferme-ta-gueule et le cause-toujours, aucun modèle de vie collective ne trouve grâce à ses yeux en cette première moitié du 20ème siècle. Il n'est pas de système politique qui ne soit phagocyteur de la personnalité. Même dans une société qui semble gouvernée selon des principes démocratiques le totalitarisme surnage dans les mains des magnats de l'industrie, de la presse, de la finance.

Et que dire de l'écrivain. Il a quant à lui, sauf à déchoir de son rôle sociétal, une raison supérieure de se démarquer de la tentation politique. Un écrivain doit être un rebelle, un être à part : « accepter n'importe quelle discipline politique me semble incompatible avec l'intégrité littéraire. »

Orwell est trop lucide pour être utopique. Il n'est pas résigné non plus. le doute le gagne peut-être à déplorer l'instinct grégaire de l'animal intelligent. Il se trouve toujours un maître pour le soumettre à un ordre établi par lui et l'endormir avec sa langue de bois.

Las de faire parler les quatre-pattes de la ferme des animaux, de subir big Brother de 1984, Orwell s'investit personnellement et s'affiche dans ses convictions avec cette sélection de textes de sa main réunis dans cet opuscule. Il nous dit à la première personne ce qui lui fait courir sa plume pour laisser à la postérité d'une société qu'il espère plus juste son regret impuissant de voir l'individu livré à la collectivité organisée en société policée.

« Homo homini lupus est » L'homme est malade de sa propre nature. Ne serait-il pas fait pour vivre dans une société conçue par les hommes ?

lundi 31 janvier 2022

Edmond Rostand, l'homme qui voulait bien faire ~~~~ François Taillandier



Les siècles ne tournent pas avec les années zéro. Les siècles tournent avec des événements qui marquent les esprits. le 19ème s'est terminé dans la grande sauvagerie patriotique de 14, après que les terres du nord eussent été gavées de chair humaine. Edmond Rostand n'a pas voulu connaître le siècle nouveau enfanté par ce martyre des humbles. Il est mort en 1918. Il savait que la lame de boue gorgée de sang qui avait englouti le 19ème siècle avait emporté avec elle le "raffinement extrême, le luxe verbal et prosodique" du théâtre en alexandrins. "Rostand a sombré en même temps que la Belle époque."

Cyrano de Bergerac, l'Aiglon ou Chanteclerc, auront été le bouquet final d'une époque incarnée par celui qui avait été, très jeune, auréolé d'une popularité sans égal. Difficile de déchoir quand on a fait plus que tutoyer, plus qu'embrasser, quand on a incarné la gloire. Après le triomphe de Cyrano, de l'Aiglon trois ans après, Edmond Rostand avait bien perçu la gageure qui est celle de durer dans le succès. Ce n'est donc que 10 ans plus tard, après moult remaniements et atermoiements, qu'il se décide à lancer Chanteclerc, dans une débauche de décors, d'acteurs emplumés, de déclamations tonitruantes. Mais le siècle est sur le point de tourner, dans l'apocalypse, emportant avec lui la Belle époque et la poésie classique.

Les grandes œuvres sont des monuments qui jalonnent l'histoire de la littérature. Celles d'Edmond Rostand sont érigées à la croisée de courants littéraires. Le néo classicisme et son exubérance en l'art déclamatoire, devenu désuet, est supplanté par le surréalisme, plus déconcertant. Le figuratif et le démonstratif ont vécu. Place au suggestif. Chanteclerc, le fier et bucolique horloger des campagnes du 19ème siècle s'efface au profit du trivial et mécanique réveil matin. Le charisme n'est plus une valeur. L'algorithme ne sait pas le gérer.

Plus qu'une biographie du célèbre dramaturge, François Taillandier nous dresse un panégyrique de cet "éveilleur d'âmes" et de son œuvre. Véritable déclaration d'amour à l'adresse de celui qu'il n'hésite pas interpeler dans de grands élans de familiarité, "mon Edmond", le plaindre parfois, "mon pauvre Edmond". Il a enchanté sa jeunesse et le fascine toujours, regrettant du même coup n'être pas né à la bonne époque, n'avoir pu devenir un grand poète lyrique. N'avoir donc pu connaître celui qui "incarnait le prestige de la littérature, magnifiait l'idée du poète." Il dégage de sa personnalité trois caractéristiques qu'il développe avec force argumentations : le conformisme, dans ses jeunes années, la gravité, et la démesure.

"Je m'étais promis d'écrire ce livre."

Le temps était donc venu de faire cette déclaration à son idole de jeunesse, parmi d'autres illustres versificateurs sans doute. N'imaginons pas de calcul avec le centenaire de la mort de Rostand, il y avait jusqu'alors comme une retenue. Dès lors, par-delà le siècle, Edmond le lui commande. François Taillandier sent le moment venu de raviver une mémoire injustement élimée par les décennies oublieuses de "celui qui voulait bien faire" - sous-titre de cet ouvrage. S'interrogeant cependant toujours sur la raison de cette connivence d'outre-tombe. Cet ouvrage est donc bien la confession rétrospective "d'une passion singulière, anachronique, d'un gamin de quinze ans dans la France des années soixante." Il est un non conformisme à la biographie, en ce sens qu'il dévoile l'intimité de son auteur avec son sujet. C'est l'œuvre d'une passion. C'est ce qui le rend plus touchant que simplement historique.

Quand est venu le moment de faire parler le cœur, de dire le ressenti, la prose, plus apte à traduire les pensées, encore que, avoue son insuffisance et laisse la place à la poésie. "Le poète est un professeur d'idéal, de sens et de beauté."

Je n'arpenterai désormais plus la rue Edmond Rostand à Marseille avec le même regard. Je devrai à l'opération masse critique de m'avoir ouvert les yeux devant ce numéro 14, la maison natale du plus jeune académicien que la vieille dame du quai Conti dame ait compté sous sa coupole.

Le cri ~~~~ Nicola Beuglet

 


Quand la CIA s’occupe de nos âmes et de leur survie après le grand passage, nous sommes promis à l’exploration des trous noirs de l’univers, au plongeon dans l’ésotérique frigorifiant. Les croyants sont prévenus, ils vont y perdre leur latin et s’entendre dire des choses propres à ébranler leurs convictions.

Un bon départ pourtant pour ce thriller sous les frimas de la Norvège lorsque le patient d’un hôpital psychiatrique meure dans des circonstances qui retiennent l’attention de l’enquêtrice dépêchée sur place. Surtout lorsque le directeur de l’établissement, acculé par ses questions, met le feu à ses locaux pour faire disparaître des indices compromettants. Mais dès le transport de l’action en notre hexagone national le rythme devient effréné, sous la dictature d’un compte à rebours fatal pour la vie d’un enfant pris en otage par des tortionnaires insensibles.

Notre enquêtrice s’adjoint alors les services d’un reporter, tuteur de l’enfant dont les parents ont été éliminés par des hommes de main sans état d’âme, à l’accent slave guerre froide oblige. Tous deux deviennent les pantins du dernier survivant d’un programme de recherche de la CIA laquelle lui a fait endurer le calvaire d’un traitement chimique destiné à …

… à quoi d’ailleurs ? C’est ce qu’il veut savoir avant de quitter ce monde. Ses jours sont comptés. Qu’est-ce qui a bien pu faire pousser par les malheureux cobayes de la CIA ce cri d’outre-tombe qui donne son titre à l’ouvrage et fait trembler d’effroi ? Le dernier survivant veut connaître les tenants et aboutissants de ce programme de recherche diabolique. C’est la raison pour laquelle, sous la menace d’exécuter l’enfant, il lance notre couple d’enquêteurs de circonstance au travers de la planète entière pour connaître et la justification de son supplice et le nom de celui qui en a tiré les ficelles.

Cet ouvrage tire son intrigue d’un fait historique : en période de guerre froide l’opération secrète de la CIA baptisée MK-Ultra avait pour but de prendre le contrôle d’individus en altérant leurs capacités mentales afin de les manipuler, pénétrer les secrets de leur cerveau et en faire les marionnettes utilisables en tous lieux et circonstances, à toutes les vilénies imaginables.

La distance de l’ouvrage avec la réalité est, pour le fond, la connotation religieuse que prend l’intrigue. Pour la forme, c’est l’accumulation d’invraisemblances qui donne à nos enquêteurs des super pouvoirs pour reconstituer les preuves de l’opération que la CIA s’est pourtant attachée à faire disparaître en 1973. Dans le genre, je n’ose évoquer le dictaphone retrouvé dans le bunker délaissé par la CIA lequel retrouve la voix après quarante années de silence humide.

Ce genre d’ouvrage qui flatte la soif de sensations fortes au détriment de la crédibilité n’est pas de ma prédilection. Je suis trop attaché à la faisabilité par l’homme des choses humaines, en dehors de ce qui se revendique du genre fantastique bien entendu. Le toujours plus dans les sollicitations physiques rehaussé d’effets spéciaux version série américaine est à l’origine de trop d’invraisemblances et sombre dans la contrefaçon des émotions. Elles sont artificiellement suscitées pour répondre au stéréotype de scénario en vogue : un crime, un secret de famille, des méchants qui manipulent dans l’ombre, des enquêteurs qui se vouent indifférence voire hostilité au début et finissent par tomber dans les bras de l’un et de l’autre. Et pour couronner le tout une dose de pathétique avec l’enfant pris en otage dont la survie est suspendue au compte à rebours, lequel est supposé donner son rythme à l’intrigue. La ficelle est trop grosse pour émouvoir. On connaît la fin dès le drame engagé.

Mais à la décharge de ce sacrifice à la modernité il faut dire que j’exècre la raison d’état lorsqu’elle broie l’individu au motif de protection de la sécurité nationale. Le combat était perdu d’avance par l’ouvrage pour me faire frissonner d’aise. Je salue quand même l’intention de faire savoir que cela a existé et que notre avenir n’en est pas préservé des malfaisances de cette sacro-sainte raison d’état. Mieux vaut ne pas se trouver sur son chemin.

lundi 24 janvier 2022

Les têtes de Stéphanie ~~~~ Romain gary


S'il faut s'essayer à un nouveau genre, autant le faire sous un pseudonyme. C'est une façon pour un écrivain dont la célébrité n'est plus à faire de tester son écriture dans un nouveau genre, à l'abri de la notoriété. Ce peut être aussi la conquête de nouveaux lecteurs. Mais à l'inverse ce peut être encore une façon de protéger cette notoriété de ce nouvel exercice auquel on ne connaît pas l'accueil qui lui sera réservé. Une manière de quitter son personnage et de s'observer avec les yeux neufs d'un étranger. Ne pas être soi-même donne des ailes. Nombre d'acteurs de théâtres à succès sont à l'origine de grands timides.

Romain Gary se lance dans le roman d'espionnage sous le pseudonyme de Shatan Bogat. Les têtes de Stéphanie sera le seul ouvrage publié (en 1974) sous ce nom d'emprunt avant que l'auteur déjà goncourisé ne se lance un nouveau défi, cette fois dans le costume d'Emile Ajar. On connaît la suite.

Jongler avec les masques, c'est l'exercice auquel se livre un auteur parvenu au fait de la gloire. Est-il en quête d'un sursaut de célébrité ou bien se livre-t-il à une de ses facéties ? La supercherie n'est pas imposture dans le monde l'édition. Sauf peut-être quand la consécration suprême récidive indument – à son corps défendant ? Jubilation sans doute sous le masque de ce pied de nez fait à l'académie.

Le parcours de cet ouvrage n'est pas commun. On n'en attendait pas autrement de Romain Gary. Il écrit Les têtes de Stéphanie en anglais (américain) sous le pseudonyme de Shatan Bogat en 1974 (Traduction du russe Satan le riche). le traduit lui-même en français mais sous le pseudonyme d'une traductrice, Françoise Lovat. Décide ensuite de le publier à Londres sous le titre Direct flight to Allah mais l'attribue à un auteur français du nom de René Deville (devil n'est pas loin). Il fait pour cela retraduire en anglais la version française qu'il avait lui-même transposée de son originale américaine.

Voici donc sous nos yeux un roman d'espionnage avec lequel Romain Gary, alias Shatan Bogat, a décidé d'inscrire l'intrigue dans un monde qu'il n'a pas manqué de côtoyer au cours de sa carrière diplomatique. Les intérêts sont énormes, lourds de menace ; les enjeux stratégiques. La vente d'armes à un pays (fictif) du Golfe persique dont la stabilité est compromise par les velléités d'indépendance d'une minorité ethnique. C'est dans ce contexte que débarque Stéphanie, mannequin au fait de la gloire que lui autorise sa superbe plastique. Elle sera fortuitement témoin rescapée d'un attentat et tentera naïvement de dénoncer ce que les autorités veulent travestir en accident. Pensez-donc, les passagers de l'avion sont tous décapités, sauf elle et son ami l'acteur italien qui ne perd rien pour attendre.

Les péripéties procédant de cette machination déroulent un tapis rouge sous les pieds de l'auteur dont on connaît la causticité de l'humour. le contexte est propice aux chausses trappes et Romain Gary ne se prive de rien, y compris du burlesque pour dénoncer la rapacité des puissants. Les têtes qui roulent sous ses pieds et dont elle ne s'offusque pas de l'horreur témoignent du fossé que creuse l'auteur entre la gravité de la situation et l'innocence de son personnage. La belle Stéphanie est un faire-valoir de style tout indiqué pour brocarder les us et coutumes en vigueur dans les hautes sphères des chancelleries, des services secrets et autres organisations qui pataugent dans le marigot de la diplomatie à l'emporte-pièce.

Mais avec Romain Gary, se cantonner à un premier degré de lecture serait passer à côté du sujet. Avec ce trublion de l'édition il faut toujours aller chercher l'humain derrière l'inhumain. S'affranchir des instincts primaires dont il n'a de cesse de dénoncer les mauvais penchants de sa nature, se demandant toujours s'il en est responsable ou bien s'il faut y voir la main du sournois qui préside à la raison d'être de tout un chacun sur terre et dont on ne connaît rien des intentions. Stéphanie est belle de corps et pure d'esprit. Elle traverse les péripéties de son séjour houleux dans ce Golfe persique sans ternir l'éclat de ses qualités. Sa naïveté est innocence. Elle est le monde tel qu'il devrait être. Elle est l'humanité transcendée qui fait contre poids à la laideur du monde.

Cet ouvrage paru sous pseudonyme porte la signature de l'humaniste à la verve conquérante qui en la femme célèbre la féminité : celle qui porte la vie et donne le jour, celle qui embellit le monde de l'amour qu'elle diffuse partout où elle est. Féminité incarnée que célèbre Romain Gary dans tous les portraits de femme qui peuplent son oeuvre.

Cela fait de cet ouvrage une caricature bien manichéenne, certes soutenue par le verbe puissant et subtil de l'auteur primé, un exercice de style dans ce nouveau genre dont la légèreté fait perdre de la noirceur à la peinture de la nature humaine. Romain Gary nous offre quelques bons moments de jubilation comme il en a le secret. Si l'on veut s'en convaincre on lira page 197 édition Folio la tête de Bobo offerte en pièce à conviction à la secrétaire de l'ambassade américaine. Comique de situation pur sucre, caramélisé par le talent du maître. Un nouvel exercice qui n'est à mes yeux pas à la hauteur d'un Gros-câlin où Les enchanteurs. Shatan Bogat s'en est sans doute rendu compte pour ne pas récidiver dans le genre. Il avait mieux à faire sous le costume d'Emile Ajar.