Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mercredi 20 septembre 2023

La croix et le croissant ~~~~ François Taillandier

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« L'homme, sitôt sorti de ses routines habituelles et exposé à la nuit et à la solitude, est peu de chose, ou plutôt n'est rien. »

Cette citation empruntée à Marguerite Yourcenar dans Archives du nord exprime avec à-propos ce que des hommes, êtres de chair et de sang, ont ressenti quand, aux origines de l’édition, il leur a été demandé de laisser à la postérité la trace écrite du passage sur terre de leurs commanditaires. Des puissants bien sûr, pas des gueux. Des puissants tellement imbus d’eux-mêmes qu’ils voulaient que leur mort ne soit pas une mort aux yeux des générations à venir. Survivre par l’écrit. Leur vie fût-elle couverte d’opprobre et de sang. François taillandier tient son propos à l’époque des rois dits fainéants. Epoque qui vit à l’Orient l’émergence de la foi musulmane. L’histoire des hommes se lirait donc sur ces supports qui deviendront des livres. Ecrits de main d’homme, bien avant l’imprimerie.

Mais qu’est-ce que l’homme à l’échelle de l’éternité : rien. Marguerite Yourcenar le scande et répète à l’envi. Encore cet homme ne sait-il même pas ce qu’il fait sur terre. Ce qu’il était avant. Ce qu’il devient après. Et il passe sa vie à se vautrer dans le luxe et la luxure, à se livrer à des bassesses qui de peu le rabaissent encore. A s’entredéchirer avec ses congénères pour des peccadilles qu’il n’emportera pas au-delà de sa vie, n’en déplaise aux pharaons. Il passe en fait sa vie à se distraire de l’idée de la mort.

Alors quoi ?

Alors Dieu ! Oui, Dieu !

L’homme est trop petit à l’échelle de l’univers, à l’échelle du temps, trop vil à l’échelle du mystère qui préside à cet obscur éclair de conscience qu’est sa vie. Instant au cours duquel un esprit est venu se contraindre dans un corps de chair et de sang.

Alors Dieu ?

Oui Dieu ! Hors de toutes échelles de temps et d’espace. Hors de toute convoitise, de joie, de peine, de naissance et de mort. Dieu éternel. Être sans substance. Non-être donc. Non-être qui dépasse toute vie sur terre depuis l’amibe sortie de l’océan jusqu’à cet être vaniteux pétri de concupiscence en même temps que de peur qui se fait appeler homme. Dieu est la réponse à l’insignifiance. Alors plutôt que raconter l’homme, fût-il roi sur terre, autant prôner ce dépassement de tout, cette transcendance : Dieu.

Ecrire ce que des hommes qui se sont dits messagers de Dieu, récepteurs de la parole divine, prophètes, écrire ce que l’instance supérieure, mystérieuse, inaccessible, invisible leur a dit. Puisqu’Il s’est rendu audible à eux. Ce que les hommes, ceux qui se disent grands, voulaient faire transcrire de leur vulgarité dans autant d’ouvrages du même niveau sera avantageusement remplacé par la parole divine dans un seul ouvrage. Le LIVRE.

La croix et le croissant de François Taillandier nous dit la gesticulation de la créature intelligente, et pourtant bouffie de défauts, pour s’élever, dépasser sa si courte existence, si médiocre existence et trouver le salut. En Dieu !

Mais même en cette intention les hommes n’ont pas trouvé de collusion. Le LIVRE est devenu multiple. Et encore en est-il pour clamer que la parole divine ne peut être écrite. Elle ne peut être entendue que par des élus et colportée par le Verbe.

Pauvre homme, pris entre la Croix et le Croissant, et peut être encore d’autres symboles de religions, celles-là moins extraverties. Plus confidentielles, moins belliqueuses, ne revendiquant pas le monopole. Pauvre homme qui n’a pas entendu le message d’amour que prêchent toutes ces religions qui se revendiquent du Livre, en même temps qu’elles le foulent aux pieds.

Formidable ouverture sur ces notions de désarroi de l’homme en sa condition que celle de François Taillandier. Pauvre homme en quête de dépassement des bornes de sa vie. Dépassement qu’il a trouvé en Dieu. Dépassement qu’il a transcrit dans le Livre pour associer sa pauvre existence à celle de son créateur. Et survivre ainsi avec lui dans l’éternité.

J’ai retrouvé avec délectation la hauteur de vue de cet auteur sur la condition de l’homme livré au mystère de la vie.  Approche que j’avais découverte avec L’Ecriture du monde et que je m’impose de suivre dans le troisième volet de cette trilogie tant elle comble mon appétit de cette écriture érudite tout en restant accessible, sur ces questions que l’on qualifie de fondamentales.

Veiller sur Elle ~~~~ Jean-Baptiste Andréa

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Qui est cette Elle sur qui il faut veiller ? Elle, a poussé Mimo à se cloîtrer dans un monastère, sans toutefois y prononcer des vœux. Sous la plume de Jean-Baptiste Andréa, il nous conte sa vie ses dernières heures venues. Mimo, c'est Michelangelo Vitaliani. Il a deux handicaps dans la vie. Celui d'être né dans une famille pauvre, mais surtout celui d'être différent. Il est de si petite taille qu'on le traite de nain. Mais il a un atout énorme. Celui de son art. Il est un sculpteur au talent inouï. Au point de rivaliser avec l'autre Michelangelo, le grand, l'auteur de la Pietà qui trône en la basilique Saint-Pierre du Vatican à Rome.

Elle, ce pourrait être Viola. Elle est la fille de la grande et richissime famille Orsini de laquelle sont issus plusieurs papes. Mais comment un nain, qui plus est de basse extraction, pourrait-il seulement lever les yeux sur pareille descendance. Aussi fantasque fût-elle ? N'a-t-elle pas l'idée de voler avec une aile de sa fabrication.

C'est pourtant ce qui arrive. Parlera-t-on d'idylle entre ces deux personnages ? Pareille union abonderait à l'expression du mariage de la carpe et du lapin. Mais une idylle quand même, oui. En forme d'amitié amoureuse. Parfois orageuse, mais toujours fidèle. Une de celle qui ne trouve d'assouvissement que dans l'espoir. Espoir d'on ne sait quoi. Sans cesse relégué, aussi fuyant que la ligne d'horizon.

A moins que l'assouvissement de cette idylle, ce ne soit cette sculpture, cette caresse au marbre pur qui a façonné un visage si doux. Le visage de la Vierge, si parfait qu'il est sacrilège aux yeux de l'Eglise. A la mémoire du grand Michel-Ange. La Pietà de Mimo fait de l'ombre à celle du maître. Aussi a-t-elle a été confinée en un lieu que très peu connaissent.

Mimo, Viola, un amour qui a trouvé son accomplissement, son triomphe dans l'immobilité d'un visage aux traits divins. Un visage de marbre. Un visage à la beauté céleste, inaltérable. Comme l'amour quand il n'a pas été corrompu par les bassesses de la vie terrestre.

Un roman à la puissance romanesque prodigieuse, porté par une écriture aussi fluide que les traits du visage de la Pietà. Celle de Mimo.



Ramuntcho ~~~~ Pierre Loti

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Pierre Loti l'écrivain voyageur a jeté l'ancre au Pays Basque. Pays dont il tombe amoureux, pas seulement pour ses paysages, mais aussi pour ses habitants dont il apprécie le caractère bien trempé. Il les apprécie au point d'y fonder une seconde famille avec une femme du cru qui lui donnera quatre garçons dont un certain Raymond. Qui en basque se dit Ramuntcho.

Au pays basque il y reviendra régulièrement. Il y fit l'acquisition d'une maison sur les rives de la Bidassoa dans laquelle il a voulu vivre ses derniers jours. Son engouement pour cette contrée lui a inspiré ce roman, Ramuntcho. Plus que dans tout autre il dévoile sa sensibilité propre.

L'énergie romanesque de son ouvrage s'en trouve enrichi d'une prose aux élans poétiques. Sa plume s'alanguit dans des envolées mélancoliques à rendre jaloux les romantiques. Mais l'amoureux contemplatif reste un être lucide. Il ne perd de vue que la vie n'a rien d'un tapis de rose. Que les amours et les amitiés sont souvent contrariées par les événements, les codes moraux, les intérêts. Ramuntcho, le contrebandier qui ne craint pas les douaniers, le joueur de pelote qui fait l'admiration de tous en fera l'amère expérience.

Le regard de Gracieuse – on appréciera le choix du prénom - la belle qui avait conquis le coeur de Ramuntcho, s'éteint doucement dans l'ombre d'un couvent dans lequel l'a fait enfermer sa mère. Jusqu'au dernier chapitre on brûle de savoir si Ramuntcho réveillera ce regard et attisera à nouveau son bonheur du souffle de l'amour.

Pierre Loti est un poète éveillé dont le réalisme teinte les oeuvres d'austérité. Son acuité dans la perception du monde le retient de dresser un tableau idyllique de la vie. Ses amertumes lui donnent l'occasion de donner quelques coups de griffes à la religion qui pour le coup est plus une prison qu'un secours.

Chacun de ses personnages dévoile un peu plus son auteur. L'homme d'action quelque peu fantasque qui s'enflamme pour un lieu, une personne, sans cesse attiré par des ailleurs espérés plus doux, n'en finit pas de se chercher. le bonheur lui file entre les doigts comme le sable des plages. Autant que lui a pu filer sur les mers d'un bout à l'autre du monde, s'attachant à une japonaise, une turque, une basque, un matelot breton. Si peu à son épouse légitime. Ramuntcho n'est pas d'elle. Mais le roman est touchant.


jeudi 7 septembre 2023

Le dernier bain ~~~~ Gwenaële Robert

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Charlotte Corday n'était pas la seule à vouloir faire disparaître Marat. Dans l'entonnoir qui filtre les intentions, les hasards et les circonstances pour les focaliser vers un dénouement, la jeune et belle aristocrate fut celle qui y parvint. Il faut dire qu'à ses qualités physiques elle adjoignait détermination et courage.

Gwenaële Robert organise son ouvrage comme une convergence de destinées. Heure par heure, trois jours avant les protagonistes se concentrent vers le lieu et l'heure. Avec détermination ou inconscience selon leur degré d'implication, on guette sous sa plume alerte les protagonistes à l'approche de l'instant fatidique.

Au-delà du sujet grave qu'il traite, l'auteure a su rendre cet ouvrage plaisant à lire. Bien belle écriture que celle de Gwenaële Robert. Son sens de la formule restitue à merveille aussi bien la gouaille populaire enflammée de cette époque mouvementée que le climat de peur de l'époque. La Terreur s'institue en régime politique. La délation donne beaucoup de travail à Marat qui, du fond de sa baignoire dressait ses listes d'ennemis de la révolution.

De baignoire il est grandement question dans cet ouvrage puisque Marat y était pratiquement assigné pour soulager sa maladie de peau par des bains sulfurisés. Figurez-vous, pour l'anecdote, que la baignoire dans laquelle il a été assassiné n'est pas celle qui a été représentée sur le célèbre tableau de David. La vraie, ressemblant à une énorme chaussure, était non seulement très laide, mais surtout, au goût de l'artiste peintre de la révolution, elle ne mettait pas en valeur le député de la Montagne dans son martyre.


dimanche 27 août 2023

Fragonard, l'invention du bonheur ~~~~ Sophie Chauveau

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On peut reprocher beaucoup de chose à Internet, au rang desquelles celle de voler des heures de lecture aux surfers impénitents, mais lorsqu'on lit la biographie d'un artiste peintre comme je viens de le faire avec celle de Fragonard par Sophie Chauveau, on bénit cette technologie moderne de nous donner accès à la visualisation des œuvres de l'artiste.

Les biographies d'artistes ont quelque chose de plus que les autres. Cette même chose qui fait d'eux des êtres inspirés, capables de capter des ondes destinées à eux seuls et les rendre accessibles à autrui. Ça s'appelle le talent. A leur préjudice ils sont souvent des précurseurs dans les courants de leur art et ne trouvent malheureusement de popularité qu'à titre posthume.

Tel ne fut pas le cas de Fragonard. Il a vécu de son art. Avec d'autant plus d'intelligence que son époque fut parmi les plus troubles de l'histoire. La guillotine de la Terreur n'était-elle pas implantée sous ses fenêtres, ou presque.

Tout cela nous est conté avec luxe de détails par Sophie Chauveau. Au point d'appesantir son ouvrage de quelques longueurs. Mais l'œuvre considérable de Fragonard ne pouvait que susciter l'épanchement devant pareil talent. Elle qui s'est faite spécialiste des biographies d'artistes a voulu donner corps à son ouvrage et justifier le titre qu'elle lui a conféré : l'invention du bonheur. Bel ouvrage qui peut nous rendre qu'admiratif du travail de recherche et documentation de son auteure.

La fille du faiseur de rois ~~~~ Philippa Gregory

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On l’aura compris avec les titres des ouvrages qu’elle a produits, dont celui-ci, la parole est aux femmes sous la plume de Philippa Gregory. Ce n’est que justice, bien tardive se dira-t-on, parvenus que nous sommes au 21eme siècle. Justice rétrospective si l’on peut dire. Bien qu’à y regarder de plus près, et Philippa Gregory nous y aide, si leur pouvoir n’était pas institué elles n’en étaient pas dépourvues pour autant. Il suffit de lire La fille du faiseur de rois pour s’en convaincre. Mais un pouvoir par influence n’est pas un vrai pouvoir, convenons-en.

Philippa Gregory s’est faite spécialiste de cette époque de l’histoire de la Grande Bretagne qui ne nous dit pas grand-chose à nous autres Français, de cette époque que quelques siècles plus tard les historiens se sont plu à désigner sous l’expression de Guerre des deux roses, friands qu’ils sont d’étiquettes lyriques, voire épiques. Période évoquant la lutte entre grandes familles, les Lancastre et les York, qui, bien qu’ayant des liens de parenté se disputaient âprement le pouvoir. Eternelle avidité qui pousse les hommes à se livrer des guerres sans merci, où l’on n’hésite pas à faire alliance avec son ennemi d’hier, dont on vient au passage de tuer la progéniture, quand les intérêts y décèlent une voie d’accès au trône. Période de l’histoire de nos deux pays qui nous confirme s’il en était besoin que nos amis anglais étaient bien nos ennemis héréditaires. Louis XI n’était pas le dernier à jeter de l’huile sur le feu. Mais surtout gardons tout cela à l’imparfait.

Sans revenir sur le contenu de cet ouvrage qui n’intéressera que l’amateur d’histoire, c’est la façon dont elle est traitée par Philippa Gregory qui a nourri ma satisfaction au fil des pages. C’est pour moi une formidable découverte que cette auteure britannique. Elle a une superbe façon d’écrire l’histoire, mais surtout de combler les lacunes que les sources de cette époque nous ont laissées. Sources d’autant plus indigentes quand il s’agit du rôle des femmes avouons-le. La romance se glisse naturellement entre les faits historiques sans les bousculer ni les trahir le moins du monde, au point de faire une parfaite symbiose entre le réel et l’imaginaire. Une touche de poésie chevaleresque rehausse l’intrigue et compense ce que les comportements ont pu injecter de méprisable dans leurs intentions et actions.

L’autre atout de cette écriture est de faire preuve d’objectivité. Dans ce qu’elle imagine de l’influence des femmes sur le cours de l’histoire, Philippa Gregory n’en dresse pas non plus un tableau idyllique. Il suffit pour s’en convaincre de lire à longueur d’ouvrage les manœuvres de la reine Elisabeth, épouse du roi Edouard IV, d’une part, et de la prétendante Anne de Neville, épouse du futur Richard III, pour se convaincre de la cruauté du combat qu’elles se sont livré à seule fin de parvenir à la consécration suprême et mettre en œuvre à leur tour le népotisme propre à installer et gratifier leurs proches.

Superbe façon d’évoquer la condition de la femme en ces temps reculés. Superbe façon de construire un roman historique et redonner la parole qui manque à nos livres d’histoire. Ouvrage jouissant d’un style agréable à lire, parfaitement maîtrisé, sûr de son impact, que la traduction ne semble pas avoir affaibli.


samedi 26 août 2023

Les mystères de Marseille ~~~~ Emile Zola

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Je n’avais à vrai dire jamais entendu parler de cet ouvrage dans l’œuvre du grand Zola. Et pour cause, Zola, dans la préface de sa dernière édition de 1884, le déprécie à nos yeux, autant qu’il le fît à lui-même une fois la célébrité venue. Au point de le faire bouder par les maisons d’édition préférant exploiter le succès de ses ouvrages postérieurs. Au premier rang desquels Thérèse Raquin qu’il écrivit en parallèle de celui-ci.

Tout ceci nous est expliqué dans les trois préfaces à l’ouvrage que comporte cette édition d’Archi Poche dont il faut saluer l’idée de remettre cet ouvrage sur l’étal des libraires : celle de Roger Martin qui intègre l’ouvrage dans le contexte de l’œuvre de Zola, puis deux de l’auteur lui-même. La première à la sortie de l’ouvrage en 1867. Il y évoque la genèse de l’ouvrage, son travail de recherche. La seconde en 1884 donc, dans laquelle il se montre très critique avec ce qui est devenu à ses yeux un exercice de jeunesse pour le moins perfectible. Il ne cache pas avoir produit un ouvrage alimentaire. A 27 ans Zola vivotait et tirait le diable par la queue. Aussi n’a-t-il pas hésité lorsqu’on lui a demandé d’écrire un feuilleton à paraître dans le Messager de Provence, un journal d’Aix-en-Provence, ce qui deviendra quelques mois plus tard la première édition des Mystères de Marseille.

 « Les Mystères de Marseille rentrent pour moi dans cette besogne courante, à laquelle je me trouvais condamné. Pourquoi en rougirais-je ? Ils m’ont donné du pain à un moment les plus désespéré de mon existence. Malgré leur médiocrité irréparable, je leur en ai gardé une gratitude. »

Mais quand Zola fait du médiocre, selon lui bien sûr, cela reste consommable aux yeux du quidam moyen, au rang desquels je me place, me frottant de temps à autre aux grands du monde littéraire. La belle langue est déjà là au bout de la plume. Rendue désuète de nos jours par le seul fait du martyre que nous lui faisons subir au quotidien. Et Zola, en digne représentant du courant naturaliste, donne avec Les mystères de Marseille un avant-goût du talent à venir, de la dimension sociale de son œuvre bien ancrée dans son époque. Les personnages sont là, dans leur rusticité le plus souvent, ballotés par les péripéties de l’histoire, la grande, prêts à faire cette histoire s’il le faut aussi pour émerger de leur maigre condition. Jusqu’à faire tomber les cloisons qui les contiennent dans des classes sociales à l’avenir fermé.

C’est ce que montre déjà cet ouvrage avec les émeutes de Marseille qui ont prolongé en province la révolution de 1848 en la capitale, avec la destitution de Louis-Philippe à la clé. Et quand cette Province c’est Marseille, il y a quelque chose en plus dans ces événements. Quelque chose que Zola connaît pour avoir séjourné tout près, à Aix-en-Provence. Il y a la ferveur du sang chaud des Provençaux que cet observateur de la vie des hommes a su transcrire avec le talent qui fit son succès. C’est déjà une belle fresque de la société de son temps, même si ce maître du réalisme osant déjà quelques pointes d’idéalisme populaire affirme avoir mis quatre fois moins de temps pour écrire une page des Mystères de Marseille qu’une de Thérèse Raquin.

Votre roman que vous taxez de médiocrité m’a bien plu monsieur Zola. Pour avoir vécu à Marseille j’ai pu y situer les décors de l’intrigue. J’y ai appris les noms de rue aujourd’hui rebaptisées, avec moins de bonheur. Je me suis plu dans cette romance aux noms chantant sur fonds de concert de cigales. Je me suis plu à lire ce talent qui germe en ces pages et dont le rapport vous a permis d’éclater à la face du monde avec le reste de votre œuvre.

jeudi 17 août 2023

Mon frère Yves ~~~~ Pierre Loti

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Ce qui est le plus insolite avec cet ouvrage, c’est la position que se donne l’auteur par rapport au narrateur. Bien que l’ouvrage soit autobiographique, le « Je » garde ses distances. C’est du Pierre Loti sans l’être. Du Pierre Loti pour la postérité. Quand le souffle de la liberté aura balayé les inhibitions d’une éducation ankylosée par les convenances.

Yves Kermadec dans l’ouvrage n’est en effet autre que Pierre Le Cor avec qui l’auteur a entretenu une amitié pour le moins singulière. Elle a jeté le trouble sur la nature réelle de cette relation entre l’officier de la marine qu’était Pierre Loti et celui qui n’était alors que simple matelot, avant de gagner quelque galon.

À une époque où les classes sociales étaient très cloisonnées, encore plus dans la marine où les officiers ne coudoyaient pas la troupe en dehors des ordres à la manœuvre, on s’étonne de cette familiarité qui a amené Pierre Loti à fréquenter la famille de Pierre Le Cor, Mon frère Yves dans cet ouvrage, jusqu’à devenir le parrain de son fils Julien. Il portait le prénom civil de l’auteur. Il avait même chambre réservée dans la maison que Pierre Le Cor fera fait bâtir plus tard à Rosporden. Ce village du Finistère sud où ce dernier avait décidé de s’éloigner des tentations de Brest : débordements alcooliques et autres débauches dont Pierre Loti peina à le sevrer.

Au gré des expéditions qui les réunissaient ou les éloignaient, cette amitié a perduré au-delà de la disparition de Pierre Loti en 1923, puisque Pierre Le Cor lui survécut quelques années avec la même fidélité de pensée.

Mon frères Yves est un ouvrage qui paraît en 1883. Pierre Loti en fait un ouvrage de fiction en travestissant aussi bien les noms de personnes que de lieux et faisant tenir son intrigue en un village imaginaire. Gageons que cette envie irrépressible de faire passer cette amitié à la postérité a été suscitée par le caractère équivoque de cette relation, laquelle n’aurait pas manqué d’interpeler son lectorat contemporain, au premier rang desquels sa famille de tradition protestante rigoureuse et la hiérarchie militaire.

Mais le caractère fantasque du personnage qui le fit aimer se travestir lui-même et se faire prendre en photos sous divers costumes exotiques inspirés par ses voyages, aménager des pièces de sa maison en mosquée ou palais oriental, fait partie de ce qui lui valut sa célébrité précoce. Pierre Loti c’était l’évasion dans toutes ses acceptions, aussi bien sur les mers du globe que dans des univers interlopes. Pierre Loti c’était du rêve pour ses lecteurs contemporains, alors pourquoi pas au prix d’un dépoussiérage des mentalités dans ce XIXème siècle et sa révolution industrielle qui peinait à s’ancrer dans la république.

Il n’en reste pas moins que la sincérité transpire dans ces pages et que Pierre Loti a été pour beaucoup dans le sauvetage de ce matelot qui comme beaucoup, en désespoir d’améliorer sa condition, était promis à la dérive. Y entrainant du même coup son couple. Combien de foi sa pauvre Marie, son épouse, se morfondit de voir leur maigre revenu partir dans les bouges, attendant la peur au ventre au mieux de voir rentrer son jeune époux ivre au lendemain de nuit passées dans les bas-fonds de Brest, au pire de le ramasser elle-même dans le caniveau. Si Pierre Le Cor a pu par la suite mener une vie rangée de père de famille, il le doit en grande partie à celui qui s’est investi dans le rôle de mentor dont il se fit un devoir. C’est en cela que la relation équivoque entre les deux hommes devient touchante et que s’estompent les hypothèses de seul plaisir charnel dans les arrière-pensées.

Pierre Loti a dans le verbe suffisamment de ressources pour éluder tout ce qui dévirait du pur sentiment. Il gagne avec pareille écriture ses galons non plus en hiérarchie militaire mais en littérature pour entraîner ses lecteurs sur des océans de rêve ceux-ci. Avec parfois quelque voile de fumée bien opportuniste pour dissiper les doutes dans les esprits mal tournés. De ceux qui seraient tentés d’inventer une expression du style : Pierre Loti a commencé sa carrière sur les bateaux à voile, il l’a terminée sur les bateaux à vapeur, alors … Mais ce sont-là que des esprits bien mal tournés.


 

Pêcheur d'Islande ~~~~ Pierre Loti

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Pêcheur d'Islande c'est avant tout un œil contemporain sur les personnages et les scènes que son auteur imagine. le texte est donc dépourvu d'anachronismes de langage ou de culture dans ce qu'il décrit de la vie des gens. Ces gens, il les fréquente, il connaît leur mode de vie. On dirait aujourd'hui que leur vie fut très rude et on aurait tendance à susciter la commisération à leur endroit. Mais pour l'écrivain contemporain du XIXème siècle, ce mode de vie n'était rien d'autre que commun.

Pêcheur d'Islande c'est un aussi un œil d'expert sur le monde de la mer. Pierre Loti a eu une carrière de plus de quarante années dans la marine, dont vingt passées à bord des bateaux sur toutes les mers du globe. La mer il la connaît mieux que quiconque. L'immobilité d'une mer plate dans la brume qui désespère le marin aussi bien que ses furies qui menacent de l'envoyer par le fond.

Mais Pêcheur d'Islande c'est aussi l'œil d'un observateur averti. Avant d'écrire, Pierre Loti, alors Julien Viaud, s'est fait connaître de son entourage par ses dessins de paysages et de personnages. À commencer par son ami Pierre le Cor dont il a peint le corps en posture de statue grecque. Dessin qui interroge sur la relation que l'auteur a entretenu avec ce dernier. Relation qui fait l'objet d'un ouvrage que Pierre Loti a intitulé Mon frère Yves.

Enfin Pêcheur d'Islande c'est aussi et surtout l'œil d'un scrutateur des sentiments humains. Il sait les mettre en mots avec ce talent qui lui a valu un succès précoce dans sa carrière littéraire. Ce personnage fantasque a tout exploré. Les océans du globe comme les cœurs de ses contemporains. Ceux qui étaient aspirés par la ligne d'horizon aussi bien que celles dont le regard se perdait sur cette ligne quand le retour des campagnes de pêche était annoncé. Elles languissaient le retour d'un mari ou d'un fils que la mer ne leur rendrait peut-être pas.

Pierre Loti est quelque peu passé de mode, c'est dommage. Son écriture est tranquille et précise à la fois dans ce qu'elle traduit de sa perception des autres. Elle n'incite pas seulement au voyage, elle incite à la fréquentation de ses personnages dans leur intimité, dans la simplicité de leurs caractères avares de paroles. Avec ses mots, peut-être plus qu'avec ses dessins il a su dresser une très belle fresque de ses contemporains tous horizons et cultures confondus.