Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

jeudi 11 janvier 2018

Montaigne ~~~~ Arlette Jouanna

 


J'ai avec les Essais de Montaigne une histoire personnelle qui me laisse le souvenir d'un supplice. J'avais seize ou dix-sept ans, l'exercice nous était imposé par un professeur de français féru de XVIème siècle qui ne s'était pas satisfait des extraits du réputé Lagarde et Michard. Cet idéaliste obstiné tentait de détourner les ados que nous étions de leurs dissipations triviales, quand, pour ce qui me concerne, l'objet de mes préoccupations était assise quelques rang devant moi. Délicieuse, radieuse, mais studieuse. Les Essais de Montaigne sont restés dans ma mémoire comme une double frustration. Une langue indéchiffrable qui m'avait valu des notes calamiteuses et un dos tourné capable d'en déclamer quelques citations par cœur.

Je n'avais donc jamais envisagé de raviver cette déconvenue jusqu'à ce que sur l'étal de mon libraire, s'expose en gros caractère le nom associé à celle-ci : Montaigne par Arlette Jouanna.

Exorcisme ? Masochisme ? Je l'ai acheté. Je l'ai lu.

J'ai aimé. J'ai depuis quelques temps déjà l'esprit mieux disposé.

"Viresque acquirit Eundo", Il acquiert des forces au fur et à mesure qu'il avance.

La vie de Montaigne, c'est la vie d'une œuvre. Cent fois sur le métier remet ton ouvrage. Les Essais, livre I, livre II, édition dite de Bordeaux. La vie d'une œuvre. L'œuvre d'une vie. La crainte de l'oubli. Première édition posthume de 1595; puis huit rééditions jusqu'en 1635, peut-être moins intègres celles-là. L'aventure se prolonge jusqu'au XXème siècle au cours duquel un lycéen en arrive à haïr le penseur à la langue obscure qui lui a dérobé ses préoccupations frivoles, ses espoirs d'envol.

La langue de Montaigne, que même certains de ses contemporains avaient trouvé ardue, m'avait fermé au contenu de sa pensée. Je n'avais donc pas entrevu que Montaigne était un homme comme les autres, avec ses interrogations, ses peurs, ses contradictions, ses espoirs, ses joies aussi mais si peu. Je n'avais pas entrevu que Montaigne parlait tout simplement de la vie des hommes, confrontés à leurs congénères et à eux-mêmes surtout, que ce qu'il disait en ces temps où ses contemporains s'entre déchiraient sur des questions de dogme serait encore d'actualité aujourd'hui. Avec la même acuité.

Arlette Jouanna a su m'ouvrir à tout cela. Elle a produit une biographie qui évite l'écueil de la simple chronologie des dates auxquelles se raccrochent des événements. On n'y échappe certes pas, s'agissant du genre de cet ouvrage, mais elle a eu à cœur d'aborder la vie du philosophe avec un canevas plus thématique, de faire le décryptage qui avait rebuté les ardeurs de l'homme en devenir que j'étais. Qui n'est pas devenu si on se réfère à l'idéal de Kipling.

Montaigne rêvait de survivre par ses écrits, sans y croire vraiment. Philosophe pessimiste mais opiniâtre, pragmatique mais influençable, ambivalent mais consensuel, entreprenant mais prudent, humaniste mais individualiste, subjectif mais ouvert à la contradiction, pacifiste sans illusions. Penseur pétri de modération bien inspirée, de modestie mal inspirée, puisque devenu référence parmi les humanistes.

L'utopiste-réaliste avait un grand talent pour la dérobade. Philosophe, il rêvait de voir ses pairs prendre en main la destinée des hommes en lieu et place de politiques ambitieux. Avec une prudence avisée en ces temps de guerre de religion il a laissé planer le doute sur ses convictions, et à son lecteur, qu'il interpelle en préambule de son ouvrage, le soin de décrypter ses raisons et convictions qu'il distillait avec le souci de ne pas heurter, l'obsession d'être aimé : "C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai nulle considération de ton service, ni de ma gloire."

Tout est suggestion chez Montaigne, car "toute certitude révélerait une violence prête à se déchaîner". Nous sommes nés pour butter sur des questions sans réponse. Le doute doit rester le propre de l'homme.

Arlette Jouanna a construit la biographie de la genèse d'un esprit plus que de la vie de l'homme, celui qui "prenait plaisir de déplaire plaisamment". Un ouvrage très riche qui fait la part entre l'avéré, le supposé, le caché. Sous sa plume, j'ai aimé faire connaissance avec le tourmenteur de mes années lycéennes.

Quant à l'autre, le dos tourné, si j'en crois Montaigne, je trouverai consolation à mon insuccès :
"Toutes passions qui se laissent goûter et digérer ne sont que médiocres".
"La plus sûre garde de la chasteté à une fille, c'est la sévérité."


vendredi 5 janvier 2018

La fille du fermier ~~~~ Jim Harrison

 


Une obsession, la vengeance. Et qui veut l'assouvir aux États-Unis n'est pas en peine de disposer d'une arme.

Sarah est une jeune adolescente plutôt sage. Elle n'a pas d'appétence particulière pour la chose sexuelle. Elle est séduisante avec sa beauté naturelle juvénile qu'elle ressent curieusement pourtant plus comme un fardeau que comme atout. La solitude est son refuge depuis qu'elle a perdu le vieux Tim. Son grand âge lui était une sécurité.

Lors d'une soirée de fête locale, elle sera droguée et violentée par le fils d'un riche propriétaire voisin connu pour ses frasques. Sarah ne dira rien de son malheur, de sa souffrance. Bénéficiant de l'indépendance que lui laisse son père, elle a décidé de se venger. Toute seule.

Jim Harisson, le vieil homme au physique cabossé, disgracieux, à la voix d'une gravité rocailleuse parvient à se glisser dans la peau de ce personnage aux antipodes de sa propre personnalité. Il fait preuve d'une empathie inattendue pour adopter l'état d'esprit de cette jeune fille meurtrie. En explorateur de la nature humaine, il envisage dans ce roman très court qu'à seize ans une jeune fille puisse déjà être désenchantée par la vie. Mais peut-être donne-t-il trop de lui, de son expérience à cette adolescente.

La nature sauvage, immense, souveraine, sert d'écrin à cette histoire de la violence des hommes. On le sait contemplatif de ses splendeurs, son chien couché à ses pieds. Il la décrit comme il la voit. Belle, simple, évidente. C'est sa manière de la célébrer.

Avec sa sagesse désabusée, Jim Harrison ne se fait plus d'illusion sur le comportement des hommes dont il connaît trop les mauvais penchants. Il les décrit quant à eux comme ils sont, avec les défauts qu'il leur connaît si bien, dont celui de la violence, surtout quand elle s'en prend à l'innocence.

Avec son écriture pressée comme une folle chevauchée dans les collines, il passe d'une idée à une autre sans transition superflue. C'est sa manière de parler des petites gens, des meurtris par la vie, des laissés pour compte dont il prend le parti. Il y a comme une urgence à leur donner la parole. Ce premier ouvrage que je lis de Jim Harrison m'engage à faire plus ample connaissance de son œuvre. Et de lui au travers de celle-ci.


dimanche 3 décembre 2017

L'équipage ~~~~ Joseph Kessel

 



En pur hasard, mon premier Kessel fut aussi son premier succès en 1923. Il se déroule sur fond de première guerre mondiale. Elle n'y est toutefois pas vue depuis les scarifications glauques et terrifiantes des tranchées mais depuis les ailes des premiers aéroplanes, lesquels viennent de porter la guerre dans les airs. Terre et mer ne suffisaient plus à l'homme pour s'entre déchirer.

Ce qui ne constitue alors pas encore une armée va déjà connaître ses premiers héros. A ceux-là sera épargné l'effroi de l'assaut qui extirpe les malheureux poilus de la boue pour offrir leur poitrine à la mitraille. Vus du ciel, ils deviendront les rampants dans le vocabulaire de la toute nouvelle aviation. Kessel s'était engagé pour faire partie de ces combattants de la troisième dimension. Son expérience servira de décor à ce roman qui n'est cependant pas fondamentalement pas un roman de guerre.

Quand le hasard a voulu constituer un équipage de deux hommes, pilote et observateur-mitrailleur, que le danger lie d'une solide amitié et dont l'un apprend au cours d'une permission à Paris qu'il est l'amant de la femme de son ami, se développe alors un drame cornélien où le devoir le dispute à l'amitié. Les examens de conscience respectifs battent en brèche les élans amoureux autour de valeurs qui magnifient ces nouveaux héros de la guerre moderne. Avec un vocabulaire emprunté au registre épique, Kessel construit un roman dont le dénouement ne trahira pas les élans chevaleresques dont il voulu glorifier ses héros.


jeudi 30 novembre 2017

Auprès de moi toujours ~~~~ Kazuo Ishiguro

 


Jusqu'à ce que le mot qui lèvera le tabou soit prononcé en milieu d'ouvrage, l'esprit du lecteur est entretenu dans le mystère d'un vocabulaire éludant le sujet avec habileté. C'est ainsi qu'à Hailsham, dans cet établissement dont on comprend qu'il se tient à l'écart de la société civile au milieu de la campagne anglaise, le lecteur se familiarise avec ceux qui sont les gardiens, les juniors, futurs accompagnants, puis donneurs lorsque devenus adultes.

Des juniors que l'on chouchoute dans ce centre très particulier, hors de leur famille, on comprendra pourquoi, entretenu dans l'idée que leur avenir n'est pas d'en fonder une eux-mêmes, même si les relations sexuelles ne leur sont pas interdites. On ferme les yeux avec une tolérance pudique sur le sujet. C'est de toute façon sans risque.

L'âge de l'interrogation venu, sans remettre en cause leur statut, une obsession les tenaille : trouver leur "possible". Et espérer ainsi, sans oser le dire, devenir comme les autres.

Un pas a été franchi dans l'éthique. Le lecteur pénètre dans l'univers déprimant d'un monde bienveillant mais sans amour. Il en découvre la raison par infimes insinuations. Son sang se glace à la découverte de la raison de ce climat si particulier.

"Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". Le cœur n'y trouve pas son compte non plus. La montée en puissance très progressive de l'intensité dramatique du thème de cet ouvrage est réussie par une construction très habile. Un roman qui fait froid dans le dos car ce qui voulait être de l'anticipation ne l'est plus aujourd'hui. Il suffirait que … Mais bon ! Comptons sur la puissance de l'amour, si ce n'est de la raison.


mercredi 15 novembre 2017

La mythologie, ses dieux, ses héros, ses légendes ~~~~ Edith Hamilton




 
"De la nuit et de la Mort naquit l'Amour et dès sa naissance l'ordre et la beauté remplacèrent la confusion aveugle". Convenons qu'il s'agit là d'une bien belle manière d'évoquer la naissance du monde. Que nos scientifiques contemporains réduiront, avec moins de bonheur, à un anglicisme d'artificier : le big bang.

Cette tournure poétique est empruntée à Hésiode, paysan-poète et philosophe avant l'heure, l'un des premiers à s'interroger sur l'origine et la raison de toute chose et tout être issus du Chaos. En tout cas, l'un des premiers à avoir livré ses pensées à la postérité, à avoir déploré l'absence de réponses à ses questions, qui deviendront pour le coup questions fondamentales. Et de dépit, l'un des premiers à invoquer le recours palliatif à une ou des volontés supérieures pour justifier l'injustifiable. Les dieux sont entrés en scène.

Sauf que, a contrario de ce que nous connaissons aujourd'hui, en ces temps de sagesse ignorante d'un messie, innocente de toute religion, les dieux des mythologies grecque et romaine étaient moins rébarbatifs que nos champions de l'accaparement des croyances actuels, désormais seuls à la barre des consciences puisque prophètes en religions monothéistes. Les Titans, les grands Olympiens et leur descendants ne revendiquaient pas la majuscule en tout ce qui touchait à leur allusion, ni la transcendance tyrannique sur l'esprit de l'homme puisque leurs prérogatives étaient partagées et leur substance, plus trivialement immanente, nichait au fond de la nature. Leur nature propre, quant à elle, ne l'était pas vraiment en réalité. Elle leur conférait de bons gros défauts comme on les aime, nous autres mortels prisonniers d'un corps gouverné par ses instincts. Libertinage, colère, jalousie et autres délices et turpitudes étaient au menu de leurs frasques divinement humaines.

Tout cela on le découvre, ou on le confirme selon son bagage culturel, en lisant l'ouvrage d'Edith Hamilton, hautement recommandable à qui veut se frotter aux fantasmagories de la mythologie, connaître au passage certains de leurs errements et déboires qui survivent dans le langage populaire en quelques expressions dont trop d'utilisateurs ignorent l'origine, et peut être jusqu'à la véritable signification : nettoyer les écuries d'Augias, suivre le fil d'Ariane, ouvrir la boite de Pandore, tomber de Charybde en Scylla, etc…etc…

Sans être vulgarisateur l'ouvrage d'Edith Hamilton est un excellent condensé qui peut se lire dans sa globalité ou rester à portée de main pour, grâce à ses annexes, table des matières, index et autres arborescences généalogiques, servir d'antisèche pour épater son entourage.

Mais prenons garde à l'esbroufe. La mythologie n'est pas forcément simple et limpide. Les arborescences se construisent au fil d'un millénaire et plus, sont restituées par des sources dont la cohérence n'est pas l'intention première. Il suffit pour s'en convaincre de scruter endétail celle de Zeus, le dieu des dieux, alias Jupiter. Le larron n'y est pas allé de main morte pour compliquer les chronologies, leurrer son épouse officielle et mettre à l'épreuve sa jalousie à se livrer aux plaisirs de la chair, divine et mortelle, et faire pâlir nombre de ceux moins bénis des dieux puisque mortels-à-craindre-ses-colères. Outre épouse et concubines, le bougre n'hésitait pas à faire commerce avec sa propre descendance franchissant sans coup férir les générations pour y jouir à perpétuité de fraîcheur et de beauté, jusqu'à porter en gestation lui-même le fruit de ses amours avec Sémélé, arrachée trop tôt à son amour. Avouons que notre imaginaire moderne a quelques longueurs de retard.

Notre époque est de ce point de vue moins enchanteresse en matière de divinité. A prôner en termes d'adoration abstinence et prière à l'égard d'une instance supérieure à qui on ne saurait donner d'apparence, surtout si elle s'appelle Allah. Une divinité qui ne supporte pas la concurrence, que l'on dit bonne et toute puissante mais qui laisse ses ouailles s'entredéchirer. Une divinité surtout qui étouffe l'imaginaire en dictant dans un grand livre ses commandements en forme de code de conduite dans lequel toute gaudriole est bannie. Pauvres de nous. Il nous reste à invoquer Prométhée, le sauveur du genre humain ; les dieux ne sont plus ce qu'ils étaient. Quelle époque !


samedi 21 octobre 2017

Ce que j'ai oublié de te dire ~~~~ Joyce Carol Oates




Quelle force sournoise pousse l'adolescente vers le gouffre sans fond du mal-être. Jusqu'à faire le pas de plus qui l'arrachera à l'affection quelque fois, l'indifférence quelques fois aussi, mais là c'est quelques fois de trop, de ceux de son entourage.

Médusés, ils n'ont rien vu venir. Sauf quand ils y repensent. Elle avait un caractère bien trempé et menait le monde à sa guise. Mais voilà, c'était un rideau de fumée. Ils se sont fait avoir. Elle est partie sans leur dire au revoir.

Passé le choc, la vie reprend son cours. Bien obligé. Tink - c'était le nom qu'elle s'était donné - est devenue celle qui observe depuis l'autre côté de l'abîme. Elle se joue désormais de voir celles de ce qui fut son cercle d'amies se débattre avec la vie, ses frustrations et ses embuches. Ses joies ? Vous y croyez encore vous ?

Tink qu'aurais-tu fait en pareil cas ? Moi la vie ? Les garçons qui ne pensent qu'à ça, ma mère qui ne vit que pour son cinéma, ce père qui n'a pas voulu me connaître, je n'en ai plus rien à faire. J'ai eu le courage, moi ! Ou l'inconscience, peu importe.
Suicide de l'adolescent(e), c'est tabou. Oui, mais ça arrive. Trop souvent. Habile façon d'évoquer le sujet de la part de Joyce Carol Oates.


mercredi 27 septembre 2017

Conscience contre violence ~~~~ Stefan Zweig

 


Lorsque paraît cet essai, nous sommes en 1936 ; voilà trois ans qu'Hitler a pris le pouvoir en Allemagne. Stefan Zweig a recours à une page de l'histoire européenne qui ne trompera personne quant à son intention. Il s'agit bel et bien d'alerter le monde sur l'entreprise funeste qui se développe en Allemagne. Conscience contre violence est une brûlante diatribe contre le fanatisme. Une mise en garde dont il ressent l'urgence extrême.

Cette page de l'histoire qui lui servira de support pour développer sa thèse contre le fanatisme, c'est la main mise de Jean Calvin sur les consciences helvètes, utilisant la propagation de la religion réformée pour imposer une rigueur de vie extrémiste correspondant à ses propres vues. Main mise qui influencera le pouvoir politique et développera une forme de terreur au point d'imposer ses propres décisions à la société civile, jusqu'à lui faire envoyer un opposant au bûcher, tel Michel Servet.

Dans cet ouvrage, Stefan Zweig trouve avec le conflit qui opposa Jean Calvin et Sébastien Castellion, conflit né d'une divergence d'interprétation des textes bibliques, le modèle d'antagonisme le plus adéquat pour étayer sa thèse et prouver par ce moyen l'impuissance de la tolérance lorsqu'elle se heurte au fanatisme.

C'est avec la perfection qu'on lui connaît dans la construction de son argumentation, étayée par une solide érudition, que son développement prend tournure. L'histoire se répétant dans ce qu'elle a de plus néfaste, l'humaniste averti, pacifiste dans l'âme, décrit avec une précision d'horloger le mécanisme qui aboutira inéluctablement, il en est convaincu, au désastre.

Stefan Zweig perçoit le danger dès 1936. Il conserve cependant encore l'espoir du réveil des consciences. Six ans plus tard, il aura perdu cet espoir.


jeudi 14 septembre 2017

Les belles endormies ~~~~ Yasunari Kawabata



ils peuvent jouir à souhait du fantasme absolu de tout homme

Des vieillards sont placés dans la sphère d'influence au sein de laquelle les charmes du corps de la femme règnent sans partage. Étendus au contact de la nudité de jeunes filles vierges, endormies sous l'effet d'une drogue, ils peuvent jouir à souhait du fantasme absolu de tout homme : disposer du corps d'une jeune femme, offerte, privée de toute résistance.

 Il s'agit de donner à des mâles déchus, à la veille de leur trépas, l'occasion de faire pénitence pour avoir tenu sous le joug celles qui ont été les partenaires de leur vie, pour les avoir asservies à leurs instincts primaires. Car à cette offrande sublime de la féminité se confronte désormais la disgrâce de leur force d'homme.

La beauté provocante de jeunes corps nubiles

 Tous les sens sont mis en éveil dans ces pages. La beauté provocante de jeunes corps nubiles, l'éclat et la douceur de la peau sous la caresse, le goût des lèvres pulpeuses, l'odeur de lait d'un corps juvénile, y compris le murmure de la respiration de la beauté endormie. Tous les sens pour susciter "l'insondable profondeur du désir", pour attiser une joie qui demeurera cependant sans aboutissement du fait de l'effroyable décrépitude de la vieillesse. Virginité offerte, tentation divine pour une impotence démoniaque, pour que le regret de ne pouvoir jouir devienne remords d'y avoir trop succombé.

une forme d'expiation proposée à ceux qui ont imposé leur domination à la beauté

 L'invitation à la vie devient alors aspiration à mourir; avec pour unique réconfort la beauté divine du visage de la belle endormie. Visage de Bouddha. Quand eux, ces mâles, autrefois triomphants, que rien ne peut plus désormais guérir de leur triste apathie, ils prennent conscience d'avoir été leur vie durant précipité dans le monde des démons par le corps de la femme, d'avoir exercé sur lui la tyrannie de l'assouvissement.

 Court roman, chaste, ô combien suggestif, troublant, culpabilisant, une forme d'expiation proposée à ceux qui ont imposé leur domination à la beauté. Supplice psychologique du repentir, avant que de passer. 

lundi 28 août 2017

Fanny Stevenson : entre passion et liberté ~~~~ Alexandra Lapierre



Une façon d'approcher un personnage célèbre consiste à faire la connaissance de ceux qui ont partagé sa vie. C'est ce que nous propose Alexandra Lapierre avec cette biographie romancée de la femme de l'auteur de L'île au trésor : Fanny Stevenson. Un ouvrage particulièrement fouillé et documenté. Il faut dire que la correspondance entretenue par les époux Stevenson avec leurs familles respectives et leur entourage, baignant souvent dans les milieux artistique et littéraire, a été particulièrement abondante.

Alexandra Lapierre en tire un ouvrage absolument captivant sur ce que fut la vie de cette femme hors du commun. Elle voua une dévotion passionnée à l'égard de Robert Louis Stevenson. Elle a été tout sauf une pâle figurante dans la vie de celui qu'elle avait épousé après avoir arraché le divorce à son premier mari, ce qui dans l'Amérique puritaine du 19ème siècle était déjà une prouesse en soi. Fanny Stevenson a véritablement sacrifié sa vie à celui envers qui elle nourrissait un amour démesuré, au point de se rendre jalouse de sa propre fille lorsque cette dernière empiétait sur le rôle de première lectrice des oeuvres de Stevenson.

La posture favorite de Fanny Stevenson était de se ranger du côté du plus faible. Épouser Robert Louis Stevenson restait dans cette droite ligne si l'on considère sa santé particulièrement fragile. Au point que cet aspect a commandé toute leur vie. Il leur a fait parcourir le monde à la recherche d'un climat favorable à l'apaisement des hémorragies pulmonaires dont souffrait cet homme. Optimiste de nature, il ne s'en plaignait pourtant jamais.

Stevenson terminera sa vie et sera enterré aux îles Samoa, au sommet du mont Vaea. Fanny qui n'avait émis la moindre objection à s'isoler au milieu du Pacifique, quand c'était pour son mieux aller, l'y rejoindra 20 ans plus tard. Ils avaient tous deux gagné la vénération des populations autochtones en soutenant leur combat contre la colonisation.

On ne lirait que trois pages de cette passionnante biographie romancée fort volumineuse, ce serait la lettre que Fanny Stevenson a adressée à celui qui était un de ses points d'ancrage, l'avocat Rearden, pour lui apprendre la mort de son fils, le petit Hervey (page 181 - éditions Pocket). Ce texte, à lui seul, fait comprendre combien cette femme ne vivait que pour les autres, pour les plus faibles et son exceptionnelle dignité dans le chagrin.

La vie de Fanny Stevenson a été particulièrement riche en aventures et en amour dédié aux autres. Elle est tout sauf ennuyeuse au lecteur. Alexandra Lapierre sait nous faire admirer et aimer ce personnage hors du commun, le réhabiliter aussi, même si c'est par solidarité féminine, quand d'aucuns ont pu le dénigrer. Dans ce couple singulier qu'ils ont formé tous deux, tirant souvent le diable par la queue, elle a vécu, tel que le sous-titre l'auteur, entre passion et liberté.

mardi 15 août 2017

Ode à l'homme qui fut la France et autres textes

 



"Permettez-moi, avec toute mon affection, de vous dire que vous pouvez quelques fois être assez peau de vache."

Qui fallait-il être pour envoyer cela au général De Gaulle ?

Il fallait être un homme issu de l'immigration qui avait démontré les intentions les plus pures à l'égard de sa patrie d'adoption. Il fallait avoir commencé sa carrière de nouveau français en risquant sa vie pour la France. Il fallait être un homme à l'intuition sûre pour avoir rejoint un parfait inconnu à Londres et mener avec lui le combat de la liberté. Il fallait être convaincu comme lui que la barbarie ne pouvait perdurer sur une Europe ensanglantée. Il fallait être Romain Gary.

Ode à l'homme qui fut la France est un recueil des textes les plus enflammés publiés par Romain Gary dans les presses américaine et française, à l'adresse de celui dont il tente de se consoler de la disparition en 1970 en ces termes : "Plus que jamais, il est à présent ce qu'il n'a cessé d'être pour nous depuis le début : une force morale, un courant spirituel, une foi dans l'homme, dans un ultime triomphe de l'homme, une lumière."

Cet ouvrage est un recueil des textes qui expriment le désarroi de son auteur devant le manque de compréhension, le manque d'élévation de citoyens à la mémoire courte qui n'ont pas perçu l'abnégation, le désintéressement de celui qui restera à jamais comme l'emblème de la France libre.