La dictature est un régime qui fonde sa légitimité sur la force. Son adversaire c'est l'esprit. Pareil régime perçoit les traits d'humour comme provocation. Ludwik Jahn, le Héros de la plaisanterie, en fera l'amère expérience dans la Tchécoslovaquie des années soixante. Une espièglerie lui vaudra le bannissement du parti et quelques années de travaux dans les mines de charbon. "Toute l'histoire de ma vie a été conçue dans l'erreur, avec la plaisanterie de la carte postale, avec ce hasard, ce non-sens."
Le succès que lui valut ce premier roman auprès de ses compatriotes lors de sa
parution en 1967 fit de Milan Kundera en même temps de lui un subversif aux
yeux du pouvoir en place. Cet ouvrage connut un regain d'intérêt en occident
après que son auteur, alors en exil, eût accédé à la notoriété avec les
ouvrages qui suivront, en particulier le cinquième de son oeuvre:
L'insoutenable légèreté de l'être.
J'ai fait cette démarche de remonter aux sources du talent d'un auteur en
commençant par le fleuron de sa bibliographie pour ensuite lire ce qui a forgé
son succès. J'ai lu La plaisanterie par une journée pluvieuse. La grisaille qui
émane de ces pages s'est harmonisée avec l'atmosphère ambiante. La plaisanterie
est comme le qualifie François Ricard en postface, le roman de la dévastation.
Pourtant, même si ce champ de ruine pourrait se concevoir au premier abord
comme celui de la culture d'un pays sous la férule du régime communiste, la
véritable dévastation est surtout celle de la vie sentimentale des
protagonistes de cet ouvrage. Car La plaisanterie est avant tout un roman de la
vie des hommes, avec leurs bonheurs si maigres et si rares, leurs déboires plus
prompts à s'entrelacer pour assombrir l'horizon.
Ludwik et Lucie s'aimaient avec sincérité. Leurs élans se sont pourtant heurtés
à la barrière d'une sensualité étouffée. Le contact des corps, prolongement
naturel d'un amour partagé, fut pour Lucie un supplice qui rendit leur union
impossible. Ludwik restera dans l'ignorance de la cause de cet échec. Le
lecteur l'apprendra de l'alternance des narrateurs de ce roman à plusieurs
voix. Cette déconvenue fera de sa vie affective d'adulte une faillite. Héléna,
Jaroslav et Kostka, les autres voix de cet ouvrage, ne seront guère plus
heureux dans leur vie amoureuse.
Voilà un roman qui dépeint l'état d'esprit d'êtres sensibles aux prises avec
les affres de la nature humaine, dans un contexte politique cultivant la
dépersonnalisation. Les esprits malléables en quête d'eux-mêmes sont gagnés par
la désillusion et la mélancolie. Ses premiers lecteurs ne s'y sont pas trompés,
ils ont perçu chez ce talent contraint un auteur capable de dire le malaise
dont ils souffraient eux-mêmes. Ce talent déploiera ses ailes plus tard dans
l'exil et clamera son ressentiment de ces années volées à une jeunesse
entretenue sous le boisseau, même s'il reste fidèle aux valeurs et à la culture
de ses jeunes années. Musique, tradition, enracinement dans le christianisme
trouvent faveur dans ses pages. Sans oublier une sexualité assumée même si elle
n'est jamais l'aboutissement espéré de la plénitude amoureuse. Un voile
grisâtre est la toile de fond de cet univers que chacun espérait légitimement
radieux.
Milan Kundera nous livre un roman un peu déprimant. Sans doute révélateur de
l'esprit d'un lieu et d'une époque.