Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 27 février 2018

La plaisanterie ~~~~ Milan Kundera

 


La dictature est un régime qui fonde sa légitimité sur la force. Son adversaire c'est l'esprit. Pareil régime perçoit les traits d'humour comme provocation. Ludwik Jahn, le Héros de la plaisanterie, en fera l'amère expérience dans la Tchécoslovaquie des années soixante. Une espièglerie lui vaudra le bannissement du parti et quelques années de travaux dans les mines de charbon. "Toute l'histoire de ma vie a été conçue dans l'erreur, avec la plaisanterie de la carte postale, avec ce hasard, ce non-sens."

Le succès que lui valut ce premier roman auprès de ses compatriotes lors de sa parution en 1967 fit de Milan Kundera en même temps de lui un subversif aux yeux du pouvoir en place. Cet ouvrage connut un regain d'intérêt en occident après que son auteur, alors en exil, eût accédé à la notoriété avec les ouvrages qui suivront, en particulier le cinquième de son oeuvre: L'insoutenable légèreté de l'être.

J'ai fait cette démarche de remonter aux sources du talent d'un auteur en commençant par le fleuron de sa bibliographie pour ensuite lire ce qui a forgé son succès. J'ai lu La plaisanterie par une journée pluvieuse. La grisaille qui émane de ces pages s'est harmonisée avec l'atmosphère ambiante. La plaisanterie est comme le qualifie François Ricard en postface, le roman de la dévastation.

Pourtant, même si ce champ de ruine pourrait se concevoir au premier abord comme celui de la culture d'un pays sous la férule du régime communiste, la véritable dévastation est surtout celle de la vie sentimentale des protagonistes de cet ouvrage. Car La plaisanterie est avant tout un roman de la vie des hommes, avec leurs bonheurs si maigres et si rares, leurs déboires plus prompts à s'entrelacer pour assombrir l'horizon.

Ludwik et Lucie s'aimaient avec sincérité. Leurs élans se sont pourtant heurtés à la barrière d'une sensualité étouffée. Le contact des corps, prolongement naturel d'un amour partagé, fut pour Lucie un supplice qui rendit leur union impossible. Ludwik restera dans l'ignorance de la cause de cet échec. Le lecteur l'apprendra de l'alternance des narrateurs de ce roman à plusieurs voix. Cette déconvenue fera de sa vie affective d'adulte une faillite. Héléna, Jaroslav et Kostka, les autres voix de cet ouvrage, ne seront guère plus heureux dans leur vie amoureuse.

Voilà un roman qui dépeint l'état d'esprit d'êtres sensibles aux prises avec les affres de la nature humaine, dans un contexte politique cultivant la dépersonnalisation. Les esprits malléables en quête d'eux-mêmes sont gagnés par la désillusion et la mélancolie. Ses premiers lecteurs ne s'y sont pas trompés, ils ont perçu chez ce talent contraint un auteur capable de dire le malaise dont ils souffraient eux-mêmes. Ce talent déploiera ses ailes plus tard dans l'exil et clamera son ressentiment de ces années volées à une jeunesse entretenue sous le boisseau, même s'il reste fidèle aux valeurs et à la culture de ses jeunes années. Musique, tradition, enracinement dans le christianisme trouvent faveur dans ses pages. Sans oublier une sexualité assumée même si elle n'est jamais l'aboutissement espéré de la plénitude amoureuse. Un voile grisâtre est la toile de fond de cet univers que chacun espérait légitimement radieux.

Milan Kundera nous livre un roman un peu déprimant. Sans doute révélateur de l'esprit d'un lieu et d'une époque.


dimanche 4 février 2018

Dalva ~~~~ Jim Harrison

 



"Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça." C'est Dalva qui nous parle en ces mots. Elle n'imagine pas que sa vie puisse intéresser qui que ce soit. Et pourtant !

Dalva maudit ce destin qui lui a fait perdre les trois hommes de sa vie. Son père, trop tôt emporté par la guerre. Duarne, le père de son fils, jeune indien Sioux qui n'a pas trouvé sa place dans le monde des blancs. Et ce fils qu'elle n'a pu aimer que le temps de sa grossesse. Arrivé trop tôt dans sa vie, il a été confié à une famille d'adoption dès son premier cri.

Dalva trompe son désenchantement dans des aventures sans lendemain avec des hommes qui profitent des grâces de son corps sang mêlé, magnifiquement modelé par le lointain métissage d'un de ses aïeuls avec une indienne. Elle a confié à Mickael, l'un de ses amants et narrateur d'un chapitre de ce roman à deux voix, la tâche de reconstituer l'histoire de cette famille à laquelle elle appartient. A un autre celle de retrouver ce fils qu'elle n'a pas pu voir grandir. S'il est encore de ce monde, ce dernier décidera alors lui-même s'il veut ou non connaître sa mère biologique. Personne ne possède jamais un enfant. Il n'appartient qu'à lui-même.

Dans le pays où les distances se mesurent en heures de route ou de vol, les directions se désignent par les points cardinaux, l'histoire se rappelle à ses habitants avec d'autant plus d'acuité que son origine est récente, à peine quatre siècles. Et qu'elle commence par un génocide. La mémoire n'a pas d'effort à faire pour la revivre cette histoire, mais pour qui a le courage de scruter ce passé, l'horizon est tendu d'un voile noir. Jim Harrison est de ceux-là. Il n'a de mots assez durs pour se mortifier de cet héritage : "Si les nazis avaient gagné la guerre, l'holocauste aurait été mis en musique, tout comme notre chemin victorieux et sanglant vers l'Ouest est accompagné au cinéma par mille violons et timbales."

Les origines de Dalva ont croisé celle des indiens Sioux. Cette trace dans ses gènes lui confère une affinité accrue avec le peuple disséminé. Et plus que connaître l'histoire de sa famille, elle veut la comprendre. Comment un ancêtre a-t-il pu prendre le parti d'un peuple martyrisé et en même temps s'enrichir, et plus encore, se rabattre sur le christianisme pour justifier sa cupidité ? Il y a comme "un lest empoisonné qui pèse sur une partie de son coeur."

Jim Harrison rejette les tripatouillages mentaux dont est friande la civilisation moderne à d'autre fin que de détourner les esprits d'une quelconque culpabilité. Il raconte la vie de ses contemporains comme elle est, regrettant toutefois ce qu'ils en font, déplorant l'échec de l'éducation pour éliminer "la loufoquerie fondamentale de l'esprit américain".

Seule la terre perdure, les êtres passent. Jim Harrison est en symbiose parfaite avec la nature. Elle le verse à sa contemplation, fasciné qu'il est devant le spectacle de la terre, écrin de la vie des hommes dont ils font pourtant si peu de cas. Somptueux décor qui le transporte en méditation, inépuisable source d'inspiration dans la compagnie de ceux qui vivent la terre sans l'avilir d'orgueil et de cupidité, les animaux. Il y a toujours des chevaux, des chiens, dans la proximité de ses personnages.

C'est la délivrance brute et spontanée de cœurs qui se confessent plus qu'ils ne se confient

Cet ouvrage est écrit comme se raconte l'histoire dans la conversation. Un fouillis d'idées traversent l'esprit du narrateur et donne lieu à de longues tirades de monologues décousus où s'enchaînent pêle-mêle des événements parfois sans rapport les uns avec les autres. le rythme est tel qu'il n'est point de place pour l'apitoiement. C'est la délivrance brute et spontanée de cœurs qui se confessent plus qu'ils ne se confient. C'est un style pauvre en conjonctions propres à faire rebondir le récit et entretenir le suspens. L'esprit se vide de ses pensées dans un flot que ne retient aucune pudeur.

Les enfants doivent-ils se culpabiliser des méfaits de leurs ascendants ? Dalva veut comprendre qui pleure en elle.

Formidable texte sur les traces que l'histoire grave dans les gènes des générations.

Formidable ode à la nature qui doit en digérer une autre, humaine celle-là, leurrée par ses chimères.


mercredi 24 janvier 2018

Martin Eden ~~~~ Jack London


"C'est une tâche grandiose que d'exprimer des sentiments et des sensations par des mots écrits ou parlés, qui donneront à celui qui écoute ou qui lit la même impression qu'à son créateur". Toute la difficulté de la traduction de pensées en mots est dans cette phrase que Jack London met dans la bouche de son héros, Martin Eden. Ce que l'auteur appelle cette tâche grandiose n'est ni plus ni moins que le talent.

Si l'on en croit la quatrième de couverture de l'édition 10-18, avec Martin Eden, Jack London se serait défendu d'avoir produit un roman autobiographique. Mais comment imaginer qu'il puisse en être autrement avec pareil ouvrage qui, au factuel près, relate le parcours d'obstacles d'un écrivain en quête d'audience.

Comment se déclenche le mécanisme de la reconnaissance du talent à laquelle aspire tout créateur ? Qui le révèle ce talent, ou plutôt qui le décrète devrait-on dire. C'est le fil conducteur de cet ouvrage. Un auteur convaincu de son art se heurte au crible de ceux qui ont mainmise sur l'édition pour faire éclater son talent à la face du monde. Et quand le succès sera là, de s'interroger : je suis le même à qui vous avez tout refusé hier. Je n'ai pas changé. Ces manuscrits, hier méprisés, sont aujourd'hui réclamés. Je n'y ai rien changé. Mais aujourd'hui que je suis connu, reconnu devrais-je dire, vous ne regardez même plus ce que je vous présente avant de le livrer aux presses des imprimeries. Quelle sombre alchimie fait un jour du fruit de la création une œuvre quand hier elle le livrait au rebut ?

Superbe découverte pour moi que cet ouvrage de l'auteur de Croc-Blanc, de L'appel de la forêt. Il restait en mon souvenir comme inspirateur d'aventures dans le grand nord canadien. Ne percevant pas encore, ébloui que j'étais par ces rêves d'évasion, que ces contes ont une seconde lecture, philosophique celle-là. Sous le manteau neigeux, dans les températures glaciales, la solitude de la forêt, la nature humaine se révèle à qui sait scruter ses intentions. La lecture de Martin Eden sera certainement une clé pour relire et décoder les ouvrages écrits par Jack London lors de ses périples dans les extrémités du monde.

Il part de très loin aussi Martin Eden lorsqu'il fait la connaissance de Ruth Morse. Tout les sépare. Elle, est fille de la grande bourgeoisie américaine de la fin du XIXème siècle. Lui n'est rien. Pas d'éducation, de fortune, encore moins de culture. Et pourtant, il croit pouvoir la séduire. Avec la conviction naïve que pour gagner la main de son aimée, il lui suffira d'enrichir sa culture embryonnaire. Installée dans le confort de sa naissance privilégiée, avec la seule préoccupation d'être aimée, sans même la résolution d'aimer en retour, la culture est pour elle une fin. Quand lui, dans sa sincérité crédule, y voit un moyen. Le moyen de gagner un cœur. C'est compter sans les préjugés, la prédestination de la naissance, sans imaginer que le désir d'être aimé puisse être qu'une forme suprême de narcissisme.

Martin Eden aura du mal à occulter Jack London quand il se livre à une critique acerbe de la gent éditoriale. Des "êtres sans pensée" dont la plupart sont des "ratés de la littérature". Ce sont ceux-là même qui décident ce qui doit être édité ou non. Ils voudraient le pousser à descendre de son piédestal philosophique, à avilir son style pour se livrer à la littérature commerciale. Peine perdue, car Martin préfère persister en créateur du beau, même ignoré, plutôt que trahir la lettre et l'esprit pour devenir célèbre. Et lorsque Ruth lui demande ce qu'il deviendra s'il ne réussit pas à faire reconnaître son talent, il répond qu'il deviendra éditeur. Mais avant d'en arriver là, il préfère endurer la faim tout au long de chapitres interminables. Des chapitres qui creusent le ventre du lecteur que l'on est.

Critique tout aussi incisive de la société américaine à la veille du XXème siècle. Individualiste et vénale, une société cloisonnée qui cultive l'indifférence et ne connaît de solidarité qu'entre gens qui n'en ont nul besoin. Une société qui ne reconnait de quartier de noblesse qu'aux comptes en banque bien pourvus.

Jack London explore le monde de la littérature, c'est son domaine. Mais son goût du beau pourrait le verser dans toute autre forme de création. Il refuse d'avilir un talent quel qu'il soit pour le livrer aux instincts friands de vulgarité. Il refuse de voir la vie déterminée par la seule naissance. Il veut franchir le mur du mépris sans vouer son âme au diable, dût-il n'espérer qu'une gloire posthume, voire aucune. A la faim du corps, il ne sacrifiera pas celles de l'esprit et du coeur.

Dans un style parfois un peu sentencieux, surprenant dans la bouche d'un héros loqueteux, Jack London nous livre une superbe fresque de la société américaine, du monde de l'édition. Il fait une analyse déconcertante de ce mécanisme déclencheur du succès. Filtre dans ces pages la vraisemblance criante d'un auteur qui a, à n'en pas douter, eu beaucoup de mal à se hisser au-dessus de sa condition première pour laisser à notre gourmandise de lecteur des ouvrages qui donnent à méditer, lorsqu'on a dépassé le stade du plaisir de lire.


mardi 16 janvier 2018

Arrête avec tes mensonges ~~~~ Philippe Besson

 



Arrête avec tes mensonges, c'est une histoire d'amour que son auteur aurait bien voulu qualifier de banale. Sauf qu'au temps de l'adolescence de Philippe et Thomas, il a fallu convenir qu'elle était singulière. Avec le lot de discrimination que peut comporter ce qualificatif.

En 2017, année de la parution de cet ouvrage, Philippe crie sa révolte d'avoir perdu son amour de jeunesse. Sa manière de le faire, c'est parfois le choix de l'obscénité affichée, dérangeante. Oui on a fait ça, comme ça. On s'aimait. "Le reste du temps, on s'embrasse, on …"(Page 78 édition 10/18).

Il faut choquer, à la hauteur de la frustration, de la meurtrissure qui ont été les siennes de ne pouvoir afficher son amour, pour un garçon. Car à la fin de cette histoire, il y a celui qui assume son penchant et est toujours là pour le clamer, et celui qui l'a renié.
La vraie singularité de cet amour, c'est qu'elle a conduit l'un des amants à se donner la mort. C'est donc tout sauf un amour banal.

Il n'est pas dans la nature de l'amour de faire du mal à quiconque. Il est trop souvent dans la nature de l'homme de faire du mal à l'amour.

La nature se moque bien de qui aime qui. Pourvu que l'amour soit réciproque et consenti.


jeudi 11 janvier 2018

Montaigne ~~~~ Arlette Jouanna

 


J'ai avec les Essais de Montaigne une histoire personnelle qui me laisse le souvenir d'un supplice. J'avais seize ou dix-sept ans, l'exercice nous était imposé par un professeur de français féru de XVIème siècle qui ne s'était pas satisfait des extraits du réputé Lagarde et Michard. Cet idéaliste obstiné tentait de détourner les ados que nous étions de leurs dissipations triviales, quand, pour ce qui me concerne, l'objet de mes préoccupations était assise quelques rang devant moi. Délicieuse, radieuse, mais studieuse. Les Essais de Montaigne sont restés dans ma mémoire comme une double frustration. Une langue indéchiffrable qui m'avait valu des notes calamiteuses et un dos tourné capable d'en déclamer quelques citations par cœur.

Je n'avais donc jamais envisagé de raviver cette déconvenue jusqu'à ce que sur l'étal de mon libraire, s'expose en gros caractère le nom associé à celle-ci : Montaigne par Arlette Jouanna.

Exorcisme ? Masochisme ? Je l'ai acheté. Je l'ai lu.

J'ai aimé. J'ai depuis quelques temps déjà l'esprit mieux disposé.

"Viresque acquirit Eundo", Il acquiert des forces au fur et à mesure qu'il avance.

La vie de Montaigne, c'est la vie d'une œuvre. Cent fois sur le métier remet ton ouvrage. Les Essais, livre I, livre II, édition dite de Bordeaux. La vie d'une œuvre. L'œuvre d'une vie. La crainte de l'oubli. Première édition posthume de 1595; puis huit rééditions jusqu'en 1635, peut-être moins intègres celles-là. L'aventure se prolonge jusqu'au XXème siècle au cours duquel un lycéen en arrive à haïr le penseur à la langue obscure qui lui a dérobé ses préoccupations frivoles, ses espoirs d'envol.

La langue de Montaigne, que même certains de ses contemporains avaient trouvé ardue, m'avait fermé au contenu de sa pensée. Je n'avais donc pas entrevu que Montaigne était un homme comme les autres, avec ses interrogations, ses peurs, ses contradictions, ses espoirs, ses joies aussi mais si peu. Je n'avais pas entrevu que Montaigne parlait tout simplement de la vie des hommes, confrontés à leurs congénères et à eux-mêmes surtout, que ce qu'il disait en ces temps où ses contemporains s'entre déchiraient sur des questions de dogme serait encore d'actualité aujourd'hui. Avec la même acuité.

Arlette Jouanna a su m'ouvrir à tout cela. Elle a produit une biographie qui évite l'écueil de la simple chronologie des dates auxquelles se raccrochent des événements. On n'y échappe certes pas, s'agissant du genre de cet ouvrage, mais elle a eu à cœur d'aborder la vie du philosophe avec un canevas plus thématique, de faire le décryptage qui avait rebuté les ardeurs de l'homme en devenir que j'étais. Qui n'est pas devenu si on se réfère à l'idéal de Kipling.

Montaigne rêvait de survivre par ses écrits, sans y croire vraiment. Philosophe pessimiste mais opiniâtre, pragmatique mais influençable, ambivalent mais consensuel, entreprenant mais prudent, humaniste mais individualiste, subjectif mais ouvert à la contradiction, pacifiste sans illusions. Penseur pétri de modération bien inspirée, de modestie mal inspirée, puisque devenu référence parmi les humanistes.

L'utopiste-réaliste avait un grand talent pour la dérobade. Philosophe, il rêvait de voir ses pairs prendre en main la destinée des hommes en lieu et place de politiques ambitieux. Avec une prudence avisée en ces temps de guerre de religion il a laissé planer le doute sur ses convictions, et à son lecteur, qu'il interpelle en préambule de son ouvrage, le soin de décrypter ses raisons et convictions qu'il distillait avec le souci de ne pas heurter, l'obsession d'être aimé : "C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai nulle considération de ton service, ni de ma gloire."

Tout est suggestion chez Montaigne, car "toute certitude révélerait une violence prête à se déchaîner". Nous sommes nés pour butter sur des questions sans réponse. Le doute doit rester le propre de l'homme.

Arlette Jouanna a construit la biographie de la genèse d'un esprit plus que de la vie de l'homme, celui qui "prenait plaisir de déplaire plaisamment". Un ouvrage très riche qui fait la part entre l'avéré, le supposé, le caché. Sous sa plume, j'ai aimé faire connaissance avec le tourmenteur de mes années lycéennes.

Quant à l'autre, le dos tourné, si j'en crois Montaigne, je trouverai consolation à mon insuccès :
"Toutes passions qui se laissent goûter et digérer ne sont que médiocres".
"La plus sûre garde de la chasteté à une fille, c'est la sévérité."


vendredi 5 janvier 2018

La fille du fermier ~~~~ Jim Harrison

 


Une obsession, la vengeance. Et qui veut l'assouvir aux États-Unis n'est pas en peine de disposer d'une arme.

Sarah est une jeune adolescente plutôt sage. Elle n'a pas d'appétence particulière pour la chose sexuelle. Elle est séduisante avec sa beauté naturelle juvénile qu'elle ressent curieusement pourtant plus comme un fardeau que comme atout. La solitude est son refuge depuis qu'elle a perdu le vieux Tim. Son grand âge lui était une sécurité.

Lors d'une soirée de fête locale, elle sera droguée et violentée par le fils d'un riche propriétaire voisin connu pour ses frasques. Sarah ne dira rien de son malheur, de sa souffrance. Bénéficiant de l'indépendance que lui laisse son père, elle a décidé de se venger. Toute seule.

Jim Harisson, le vieil homme au physique cabossé, disgracieux, à la voix d'une gravité rocailleuse parvient à se glisser dans la peau de ce personnage aux antipodes de sa propre personnalité. Il fait preuve d'une empathie inattendue pour adopter l'état d'esprit de cette jeune fille meurtrie. En explorateur de la nature humaine, il envisage dans ce roman très court qu'à seize ans une jeune fille puisse déjà être désenchantée par la vie. Mais peut-être donne-t-il trop de lui, de son expérience à cette adolescente.

La nature sauvage, immense, souveraine, sert d'écrin à cette histoire de la violence des hommes. On le sait contemplatif de ses splendeurs, son chien couché à ses pieds. Il la décrit comme il la voit. Belle, simple, évidente. C'est sa manière de la célébrer.

Avec sa sagesse désabusée, Jim Harrison ne se fait plus d'illusion sur le comportement des hommes dont il connaît trop les mauvais penchants. Il les décrit quant à eux comme ils sont, avec les défauts qu'il leur connaît si bien, dont celui de la violence, surtout quand elle s'en prend à l'innocence.

Avec son écriture pressée comme une folle chevauchée dans les collines, il passe d'une idée à une autre sans transition superflue. C'est sa manière de parler des petites gens, des meurtris par la vie, des laissés pour compte dont il prend le parti. Il y a comme une urgence à leur donner la parole. Ce premier ouvrage que je lis de Jim Harrison m'engage à faire plus ample connaissance de son œuvre. Et de lui au travers de celle-ci.


dimanche 3 décembre 2017

L'équipage ~~~~ Joseph Kessel

 



En pur hasard, mon premier Kessel fut aussi son premier succès en 1923. Il se déroule sur fond de première guerre mondiale. Elle n'y est toutefois pas vue depuis les scarifications glauques et terrifiantes des tranchées mais depuis les ailes des premiers aéroplanes, lesquels viennent de porter la guerre dans les airs. Terre et mer ne suffisaient plus à l'homme pour s'entre déchirer.

Ce qui ne constitue alors pas encore une armée va déjà connaître ses premiers héros. A ceux-là sera épargné l'effroi de l'assaut qui extirpe les malheureux poilus de la boue pour offrir leur poitrine à la mitraille. Vus du ciel, ils deviendront les rampants dans le vocabulaire de la toute nouvelle aviation. Kessel s'était engagé pour faire partie de ces combattants de la troisième dimension. Son expérience servira de décor à ce roman qui n'est cependant pas fondamentalement pas un roman de guerre.

Quand le hasard a voulu constituer un équipage de deux hommes, pilote et observateur-mitrailleur, que le danger lie d'une solide amitié et dont l'un apprend au cours d'une permission à Paris qu'il est l'amant de la femme de son ami, se développe alors un drame cornélien où le devoir le dispute à l'amitié. Les examens de conscience respectifs battent en brèche les élans amoureux autour de valeurs qui magnifient ces nouveaux héros de la guerre moderne. Avec un vocabulaire emprunté au registre épique, Kessel construit un roman dont le dénouement ne trahira pas les élans chevaleresques dont il voulu glorifier ses héros.


jeudi 30 novembre 2017

Auprès de moi toujours ~~~~ Kazuo Ishiguro

 


Jusqu'à ce que le mot qui lèvera le tabou soit prononcé en milieu d'ouvrage, l'esprit du lecteur est entretenu dans le mystère d'un vocabulaire éludant le sujet avec habileté. C'est ainsi qu'à Hailsham, dans cet établissement dont on comprend qu'il se tient à l'écart de la société civile au milieu de la campagne anglaise, le lecteur se familiarise avec ceux qui sont les gardiens, les juniors, futurs accompagnants, puis donneurs lorsque devenus adultes.

Des juniors que l'on chouchoute dans ce centre très particulier, hors de leur famille, on comprendra pourquoi, entretenu dans l'idée que leur avenir n'est pas d'en fonder une eux-mêmes, même si les relations sexuelles ne leur sont pas interdites. On ferme les yeux avec une tolérance pudique sur le sujet. C'est de toute façon sans risque.

L'âge de l'interrogation venu, sans remettre en cause leur statut, une obsession les tenaille : trouver leur "possible". Et espérer ainsi, sans oser le dire, devenir comme les autres.

Un pas a été franchi dans l'éthique. Le lecteur pénètre dans l'univers déprimant d'un monde bienveillant mais sans amour. Il en découvre la raison par infimes insinuations. Son sang se glace à la découverte de la raison de ce climat si particulier.

"Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". Le cœur n'y trouve pas son compte non plus. La montée en puissance très progressive de l'intensité dramatique du thème de cet ouvrage est réussie par une construction très habile. Un roman qui fait froid dans le dos car ce qui voulait être de l'anticipation ne l'est plus aujourd'hui. Il suffirait que … Mais bon ! Comptons sur la puissance de l'amour, si ce n'est de la raison.


mercredi 15 novembre 2017

La mythologie, ses dieux, ses héros, ses légendes ~~~~ Edith Hamilton




 
"De la nuit et de la Mort naquit l'Amour et dès sa naissance l'ordre et la beauté remplacèrent la confusion aveugle". Convenons qu'il s'agit là d'une bien belle manière d'évoquer la naissance du monde. Que nos scientifiques contemporains réduiront, avec moins de bonheur, à un anglicisme d'artificier : le big bang.

Cette tournure poétique est empruntée à Hésiode, paysan-poète et philosophe avant l'heure, l'un des premiers à s'interroger sur l'origine et la raison de toute chose et tout être issus du Chaos. En tout cas, l'un des premiers à avoir livré ses pensées à la postérité, à avoir déploré l'absence de réponses à ses questions, qui deviendront pour le coup questions fondamentales. Et de dépit, l'un des premiers à invoquer le recours palliatif à une ou des volontés supérieures pour justifier l'injustifiable. Les dieux sont entrés en scène.

Sauf que, a contrario de ce que nous connaissons aujourd'hui, en ces temps de sagesse ignorante d'un messie, innocente de toute religion, les dieux des mythologies grecque et romaine étaient moins rébarbatifs que nos champions de l'accaparement des croyances actuels, désormais seuls à la barre des consciences puisque prophètes en religions monothéistes. Les Titans, les grands Olympiens et leur descendants ne revendiquaient pas la majuscule en tout ce qui touchait à leur allusion, ni la transcendance tyrannique sur l'esprit de l'homme puisque leurs prérogatives étaient partagées et leur substance, plus trivialement immanente, nichait au fond de la nature. Leur nature propre, quant à elle, ne l'était pas vraiment en réalité. Elle leur conférait de bons gros défauts comme on les aime, nous autres mortels prisonniers d'un corps gouverné par ses instincts. Libertinage, colère, jalousie et autres délices et turpitudes étaient au menu de leurs frasques divinement humaines.

Tout cela on le découvre, ou on le confirme selon son bagage culturel, en lisant l'ouvrage d'Edith Hamilton, hautement recommandable à qui veut se frotter aux fantasmagories de la mythologie, connaître au passage certains de leurs errements et déboires qui survivent dans le langage populaire en quelques expressions dont trop d'utilisateurs ignorent l'origine, et peut être jusqu'à la véritable signification : nettoyer les écuries d'Augias, suivre le fil d'Ariane, ouvrir la boite de Pandore, tomber de Charybde en Scylla, etc…etc…

Sans être vulgarisateur l'ouvrage d'Edith Hamilton est un excellent condensé qui peut se lire dans sa globalité ou rester à portée de main pour, grâce à ses annexes, table des matières, index et autres arborescences généalogiques, servir d'antisèche pour épater son entourage.

Mais prenons garde à l'esbroufe. La mythologie n'est pas forcément simple et limpide. Les arborescences se construisent au fil d'un millénaire et plus, sont restituées par des sources dont la cohérence n'est pas l'intention première. Il suffit pour s'en convaincre de scruter endétail celle de Zeus, le dieu des dieux, alias Jupiter. Le larron n'y est pas allé de main morte pour compliquer les chronologies, leurrer son épouse officielle et mettre à l'épreuve sa jalousie à se livrer aux plaisirs de la chair, divine et mortelle, et faire pâlir nombre de ceux moins bénis des dieux puisque mortels-à-craindre-ses-colères. Outre épouse et concubines, le bougre n'hésitait pas à faire commerce avec sa propre descendance franchissant sans coup férir les générations pour y jouir à perpétuité de fraîcheur et de beauté, jusqu'à porter en gestation lui-même le fruit de ses amours avec Sémélé, arrachée trop tôt à son amour. Avouons que notre imaginaire moderne a quelques longueurs de retard.

Notre époque est de ce point de vue moins enchanteresse en matière de divinité. A prôner en termes d'adoration abstinence et prière à l'égard d'une instance supérieure à qui on ne saurait donner d'apparence, surtout si elle s'appelle Allah. Une divinité qui ne supporte pas la concurrence, que l'on dit bonne et toute puissante mais qui laisse ses ouailles s'entredéchirer. Une divinité surtout qui étouffe l'imaginaire en dictant dans un grand livre ses commandements en forme de code de conduite dans lequel toute gaudriole est bannie. Pauvres de nous. Il nous reste à invoquer Prométhée, le sauveur du genre humain ; les dieux ne sont plus ce qu'ils étaient. Quelle époque !


samedi 21 octobre 2017

Ce que j'ai oublié de te dire ~~~~ Joyce Carol Oates




Quelle force sournoise pousse l'adolescente vers le gouffre sans fond du mal-être. Jusqu'à faire le pas de plus qui l'arrachera à l'affection quelque fois, l'indifférence quelques fois aussi, mais là c'est quelques fois de trop, de ceux de son entourage.

Médusés, ils n'ont rien vu venir. Sauf quand ils y repensent. Elle avait un caractère bien trempé et menait le monde à sa guise. Mais voilà, c'était un rideau de fumée. Ils se sont fait avoir. Elle est partie sans leur dire au revoir.

Passé le choc, la vie reprend son cours. Bien obligé. Tink - c'était le nom qu'elle s'était donné - est devenue celle qui observe depuis l'autre côté de l'abîme. Elle se joue désormais de voir celles de ce qui fut son cercle d'amies se débattre avec la vie, ses frustrations et ses embuches. Ses joies ? Vous y croyez encore vous ?

Tink qu'aurais-tu fait en pareil cas ? Moi la vie ? Les garçons qui ne pensent qu'à ça, ma mère qui ne vit que pour son cinéma, ce père qui n'a pas voulu me connaître, je n'en ai plus rien à faire. J'ai eu le courage, moi ! Ou l'inconscience, peu importe.
Suicide de l'adolescent(e), c'est tabou. Oui, mais ça arrive. Trop souvent. Habile façon d'évoquer le sujet de la part de Joyce Carol Oates.