Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

samedi 30 mai 2020

Circé ~~~~~~Madeline Miller




 
La mythologie grecque ne compte dans ses rangs que deux sorcières, Circé et Médée. Si elles possèdent des pouvoirs magiques quelque peu redoutables, leur apparence n'a toutefois rien d'effrayant. Elles sont jeunes et ravissantes. Madeline Miller a jeté son dévolu sur la première des deux pour nous faire partager sa vie. Une partie infinitésimale de celle-ci dois-je préciser car en sa qualité de déesse sa vie ne saurait connaître de fin. Et à l'heure où j'écris ces mots peut être Circé me regarde-t-elle de je ne sais quelle hauteur, peut-être est-elle penchée sur mon clavier à s'intéresser à ce que je pourrais dévoiler de ses péripéties affectives. Aussi dois-je prendre garde de ne pas la vexer.


Ce bout de chemin que Madeline Miller nous propose en sa compagnie nous projette dans un monde où le fantastique et le réel sont intimement liés. Un monde que nous relate les premiers poètes grecs, lesquels envisageaient des dieux à leur image, non seulement d'apparence mais aussi de comportement. Une façon de les apprivoiser, de se rassurer surtout, en leur prêtant des défauts et qualités bien connus d'eux et fidèlement transmis à nous autres leurs descendants. Car il faut préciser que de tous temps, aussi puissants et omniscients qu'ils pussent être, les dieux n'en étaient pas moins dangereux dans leurs colères et donc craints des mortels, dont le modeste représentant que je suis.

Circé a été bannie et condamnée à l'exil sur l'île de AEaea, où elle réside peut-être encore. Telle fut la sentence de son père Hélios, dieu du soleil, lequel avait tenu conseil avec Zeus, après que celle-ci eût fait absorber à la nymphe Scylla, sa rivale de cœur, un philtre qui la transforma en monstre hideux à six têtes et tentacules. Je prendrai donc garde à ce que j'absorberai après avoir publié cette chronique.

Expatriée en face de Charybde elle fit du détroit (de Messine) l'écueil redouté de tous les marins et accessoirement l'origine du dicton dont on use encore de nos jours : tomber de Charybde en Scylla. Éviter un péril pour succomber à un autre. Circé n'en était d'ailleurs pas à son coup d'essai pour provoquer la colère de ses illustres parents. N'avait-elle pas auparavant tenté d'adoucir le sort de Prométhée, lui-même condamné au supplice par Zeus pour avoir donné le feu aux hommes. Je lui dois donc de pouvoir faire quelques grillades sur mon barbecue, mais là encore point trop n'en faut, au risque d'attirer les foudres de Zeus.

Une affaire de cœur est donc à l'origine du triste sort de Circé dont Madeline Miller a décidé de nous entretenir, à mon grand plaisir de lecteur aux jours comptés. Car figurez-vous que les dieux et déesses de la mythologie grecque éprouvent des sentiments et convolent entre eux sans préoccupation d'inceste et consanguinité mais pas seulement, ils ou elles convoitent aussi les faveurs des mortels, sans préoccupation de chronologie cette fois, car leur temps n'est pas le nôtre forcément. Avec donc la certitude de voir leurs amours se dissoudre dans l'éternité divine, petite fenêtre de concupiscence contre un espoir fou pour l'élu(e) d'accéder à l'immortalité. Circé convoitait le cœur du modeste pêcheur Glaucos, en fit un immortel.

A ce propos Circé si tu me regardes…
Non, bon, c'était juste une suggestion comme ça !

Mais pour en revenir à Glaucos, devenu immortel mais ingrat, ce dernier se laissa tenter par les charmes de Scylla. Pour le plus grand déboire des deux rivales et de nombre de ceux qui, en victimes expiatoires, croisèrent la route de chacune d'elles. C'est ce qu'on appelle des dommages collatéraux.

L'exil de Circé sur son île sera toutefois adouci par quelques visiteurs. Au rang desquels Hermès, avec qui elle réchauffera sa couche, mais certes pas de son cœur. Car le messager des dieux, que certains présentent comme ancêtre d'Ulysse, avait une attitude quelque peu ambiguë, voire déloyale vis-à-vis de l'exilée. Jason y fera escale aussi, de retour de sa quête de la toison d'or. Mais c'est surtout le héros de l'Odyssée dans son périple de retour vers sa chère Pénélope qui s'autorisera quelques mois de repos auprès de Circé et conditionnera par là même une part de son avenir, dont on apprécie mal la durée tant il est confus de s'imaginer ce que peut être l'avenir d'un immortel.

On a compris qu'Ulysse ne sera pas aussi fidèle que sa tendre et chère dont on connaît le stratagème pour repousser les prétendants convaincus de la disparition du héros de la guerre de Troie. Il faut bien dire qu'ayant provoqué le courroux de Poséidon, il était encore loin du terme de son errance sur les mers. Il quittera cependant Circé sans savoir que le fruit de leurs amours sera un fils, Télégonos. Madeline Miller n'évoque que celui-là dans son ouvrage quand d'autres références mentionnent une filiation plus prolifique avec le roi d'Ithaque. Mais les sources de la mythologie étant ce qu'elles sont, les interprétations peuvent être diverses et contradictoires et donc aussi fantaisistes que plausibles.

"L'un de nous doit avoir du chagrin. Je n'allais pas accepter que ce soit lui". Voilà des propos empreints d'un amour tout maternel mis dans la bouche de Circé à l'égard de ce fils bâtard d'Ulysse lorsque la puissante Athéna, également aussi belle que redoutable, réclama son tribut en compensation de la mort de son protégé, Ulysse. Cet épisode nous fait toucher du doigt l'humanité avec laquelle Madeline Miller s'est intéressée au sort de Circé. Il nous ouvre sur la somptueuse dramaturgie en forme de réhabilitation d'une sorcière, car si l'on en croit cette auteure, Circé n'avait de démoniaque que ses pouvoirs surnaturels et non les intentions malfaisantes que notre culture moderne serait tentée de lui attribuer. Ses écarts n'étaient que la conséquence d'un cœur en proie aux déboires d'une sensibilité toute féminine.

C'est ainsi qu'en recevant en son île Pénélope devenue veuve et son fils Télémaque, l'auteure nous offre une belle passe d'arme chargée d'émotions entre ces deux femmes, toutes deux mères d'un fils d'Ulysse. L'ouvrage déjà riche en péripéties que l'on imagine dans la fantasmagorie mythologique connaît un sursaut digne d'une tragédie classique dans lequel le devoir s'oppose à l'amour, filial celui-là. le sacrifice d'une mère, fût-elle déesse, pour un fils mortel. Une éternité de chagrin donc pour un fils qui sur terre ne fait que passer. Voilà bien la preuve que l'amour ne connaît d'échéance que la mort de celui qui l'éprouve. Et lorsque celui-là est immortel, l'amour l'est autant.

Magnifique ouvrage de Madeline Miller qui offre aux fervents des mythes et légendes une page d'émotions affranchie des contraintes du temps.


samedi 16 mai 2020

Et Nietzsche a pleuré ~~~~ Irvin D. Yalom

 


Pour qu'Irvin Yalom la provoque dans cet ouvrage, la rencontre n'était donc pas si improbable que cela. Elle aurait même été envisagée par les amis du philosophe dont le visage n'était que regard et moustache, tant le premier était insondable et cette dernière lui mangeait le visage. Confrontation envisagée mais jamais aboutie, de deux hommes certes, mais au-delà de cela, de deux démarches de réflexion : la philosophie et la psychanalyse. Si la première avait déjà fait ses armes depuis que l'écriture nous en rapporte les traits, la deuxième en était à ses balbutiements en cette fin de XIXème siècle.

Les deux personnages que le roman fait se confronter sont Josef Breuer, l'un des pionniers de la psychanalyse - Sigmund Freud alors étudiant est son ami - et Friedrich Nietzsche, qu'on ne présente plus dans son domaine. Encore que la rencontre se tienne en un temps où ce dernier n'avait pas encore acquis ses lettres de noblesse dans sa discipline, puisque la limpidité de sa pensée n'a éclaté aux yeux de ceux qui deviendront ses disciples qu'après que sa maladie eût raison de ses facultés intellectuelles.

Un prétexte a donc été trouvé par Irvin Yalom pour provoquer la rencontre. Nietzsche étant réfractaire à tout épanchement, toute confidence, reclus dans le fortin d'une solitude qu'il cultivait pour ne pas voir la pureté de sa pensée profanée par celle d'autrui. Les horribles maux de tête qui le harcelaient régulièrement furent ce prétexte. Un pacte fut conclut entre les illustres protagonistes pour escompter une guérison réciproque. Le premier de ses migraines, le second d'un mal qu'il croyait s'inventer : le désespoir.

Les séances de thérapie croisée donnent lieu à de formidables joutes verbales de haut vol qui permettent à l'un et l'autre de dispenser le fruit de leur réflexion profonde et user de leur partenaire pour affuter leur thèse. Au point que progressant dans l'ouvrage on ne discerne plus très bien qui soigne qui, d'un mal physique ou d'une angoisse. Dernière hypothèse dans laquelle le docteur Breuer fonde ses espoirs pour trouver à toute pathologie une origine psychologique.

Les deux forteresses armées de leurs certitudes et de leur théorie tentent de faire tomber le rempart adverse de l'apparence pour mettre au jour la véritable cause de leurs symptômes respectifs


D'un côté le sujet est revêche, hermétique, voire associable, campé sur l'obsession d'amener à son terme la transcription de sa pensée d'avant-garde pour les générations futures. Ses contemporains étant jugés par lui inaptes à assimiler la hauteur de celle-ci diffusée à grand renfort d'aphorismes. De l'autre, le praticien établi, d'ascendance juive mais athée, ouvert à la psychanalyse, qui croyait s'inventer un fonds de tourments pour susciter l'intérêt du philosophe. Les deux forteresses armées de leurs certitudes et de leur théorie tentent de faire tomber le rempart adverse de l'apparence pour mettre au jour la véritable cause de leurs symptômes respectifs. Peurs morbides et histoires de coeur seront tour à tour causes et conséquences des angoisses qui tenaillent les contradicteurs.

Car l'amour n'est pas absent des débats, aussi longtemps que s'en défendent les pugilistes du verbe. Mais amour destructeur ou salvateur, créateur d'angoisses ou remède à celles-ci. Convenons quand même que de la part de nos protagonistes c'est tenir la femme en cette fin de XIXème en un rôle qui ne lui laisse que peu de prise sur le débat, cantonnée qu'elle est au confort sentimental de son soupirant.

"Deviens qui tu es"

Irvin Yalom situe la rencontre périlleuse autant que prodigieuse entre les deux célébrités à la veille pour Nietzsche de se lancer dans la rédaction de son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra dans lequel il fera du leitmotiv qu'il assène à son médecin-patient, ou patient-médecin selon les alternances d'ascendance de l'un sur l'autre, une recommandation impérieuse : "Deviens qui tu es", en suivant ta propre voie.

Magnifique ouvrage qui rend accessible au lecteur peu averti, dont je suis, le fruit des réflexions et théories afférentes de l'illustre penseur et de la contradiction du thérapeute. Ouvrage qui se lit comme un roman et dont l'auteur justifie la raison d'être par une citation d'André Gide : "L'histoire est un roman qui a été; le roman une histoire qui aurait pu être."

Ouvrage qui me contente accessoirement d'avoir trouvé un auteur passionnant et m'engage à nourrir ma PAL d'autres de ses oeuvres, dont une qui met en scène un autre penseur en vogue en ce début de XXIème siècle alors que l'homme ferait bien de se remettre en question dans sa frénésie consumériste : Spinoza.


lundi 11 mai 2020

Pars vite et reviens tard~~~~Fred vargas

 

 
Quel bel épilogue pour ce polar. Chapeau Fred Vargas. Au-delà de la résolution de l'enquête – c'est le moins qu'on en attende de la part du fameux commissaire Adamsberg après tout - ce roman se conclut sur une belle page d'émotion. Superbe parce qu'originale, porteuse d'avenir tout en étant dénuée de la mièvrerie démagogique que l'on nous sert trop souvent de nos jours. On pressent l'ouverture vers d'autres péripéties, en particulier sentimentales. Flics mais pas moins hommes. Belle chute, pour mieux se relever donc.

Le couple Adamsberg-Danglard, est vraiment taillé sur mesure. La complémentarité des contraires est une recette qui fonctionne à merveille. Surtout avec ces deux personnages que Fred Vargas a en outre le don de nous rendre attachants, chacun avec son style. Le vaseux, illogique et dérisoire, en apparence en tout cas, c'est pour Adamsberg, le cartésien, érudit et raisonné, c'est pour l'adjoint. Maintenant que je suis entré dans l'univers Vargas, j'ai l'impression de faire partie de l'équipe, de connaître les défauts et qualités de chacun. Peut-être plus qu'Adamsberg lui-même d'ailleurs. Un indépendant qui vit dans son monde comme on dit, et prends des notes pour reconnaître son personnel. Mais au final un flic auquel ceux qu'il fait embastiller tirent leur chapeau, parce qu'il a su déjouer leur traquenard à la régulière. Adamsberg est tout sauf fourbe.

Au-delà de l'attachement aux personnages, je ne m'étonne plus de voir Fred Vargas, éminente archéologue médiéviste, puiser son inspiration dans l'univers des mythes et légendes, voire les fléaux de l'histoire. Il est question dans cet ouvrage de faire se gratter la tête au commissaire, mais pas seulement avec une énigme, car le voilà confronté aux puces de rat, porteuses du bacille de la peste comme on le sait désormais depuis que Yersin a identifié la coupable du fléau et trouvé le vaccin (1894). Le but étant de jouer sur les superstitions encore tenaces malgré le savoir acquis et provoquer ainsi des démangeaisons aussi et surtout dans les médias. Friands qu'ils sont d'alarmes, vraies ou fausses, propres à déclencher un mouvement de panique parmi une population moderne finalement mal informée parce que sur informée. Le corollaire recherché étant de perturber le déroulement de l'enquête bien évidemment. Mais la crédulité n'est pas une caractéristique du commissaire et il en faut plus pour le déstabiliser. Même sur les charbons ardents, rien ne le dévie de son but.

Il n'en reste pas moins que la vie de flic est difficilement compatible avec une vie affective harmonieuse. Pars vite et reviens tard est une enquête qui aura bien pu coûter son idylle au célèbre commissaire. Mais peut-être l'enquête a-t-elle bon dos. Il n'y a pas que dans le boulot qu'il soit indépendant le bougre. Ecoutons Danglard fournir quelques éclaircissements à Camille :
- Tu sais, Camille, que le jour où Dieu a créé Adamsberg, Il avait passé une mauvaise nuit.
- Ah non, dit Camille, en levant les yeux, je ne savais pas.
- Si. Et non seulement Il avait mal dormi, mais il se trouvait à court de matériel. Si bien que, comme un étourdi, Il alla frapper chez son collègue pour lui emprunter quelque attirail.
- Tu veux dire…le Collègue d'en bas ?
- Evidemment. Ce dernier se jeta sur l'aubaine et s'empressa de lui procurer quelques fournitures. Et Dieu, hébété par sa nuit blanche, mélangea le tout inconsidérément. De cette pâte, Il tira Adamsberg. Ce fut un jour vraiment pas ordinaire.

Pas étonnant que, comme l'avoue lui-même Adamsberg, il ait du mal à éviter les collisions. Mais quand on lit les romans de Fred Vargas dans un désordre chronologique, comme j'ai le tort de le faire, on sait déjà où retrouver Camille.


dimanche 3 mai 2020

J'ai pas pleuré ~~~~ Ida Grinspan

 



Encore un livre sur la Shoah me direz-vous ? Oui, mais pas seulement.

J'ai pas pleuré est le témoignage d'une femme qui a vécu la Shoah. Avant, pendant et après. Un livre comme il devrait y en avoir autant que de personnes qui ont été victimes de cette entreprise de déshumanisation. Un par voix qui s'est éteinte dans les camps de la mort.

Un livre pour écrire les lendemains dont ils avaient rêvés, et qu'ils n'ont pu vivre jusqu'au terme fixé par la volonté supérieure qui leur avait donné le jour. Parce que des volontés inférieures, si basses, si viles se sont arrogé le droit sur leur vie. Un droit qui ne leur revenait pas. C'est une caractéristique du méprisable que de s'arroger des droits sur les autres. Comme celui d'effacer le sourire d'un enfant et de faire entrer la peur dans ses yeux.

Chaque livre sur la Shoah apporte sa pierre à l'édifice de la mémoire. Cet édifice qui doit s'ériger sans cesse, s'élancer vers le haut, sa flèche se perdre dans les nuages et pointer de son faîte le souvenir de tous ces innocents privés de leur sourire par des imposteurs, des voleurs d'innocence.

Quelle plus grande innocence que celle de cette toute jeune adolescente que les gendarmes viennent chercher avant le lever du jour un matin de janvier 1944 au fond de sa campagne. Seule, ignorante de tout, des affaires des hommes, de ce nuage de haine qui assombrit le ciel de France. Innocente de ne pas savoir que sa seule naissance était un obstacle à la vie. Seule parce juive, accueillie par une famille de paysans qui la préservaient du tumulte du monde. Seule parce que ses parents étaient restés dans la capitale à la merci d'elle ne sait quel danger.

Je vais revoir ma maman

Elle ne pleure pas quand les gendarmes l'emmènent avec son maigre bagage. "Je vais revoir maman." Bien qu'inquiète, elle a la conviction d'aller la retrouver, elle qui avait été emmenée elle ne sait ni où ni pourquoi deux ans auparavant. Elle comprendra plus tard, bien plus tard, après avoir intégré dans la naïveté de ses quatorze ans que dans la montagne de cheveux aperçue à son arrivée à Auschwitz, il y avait à n'en plus douter ceux de sa mère.

Un livre pour ne pas oublier. Car la hantise de tous ceux qui ont vécu ça, Auschwitz et tant d'autres noms devenus tristement célèbres, est que cela ne serve pas de leçon, de vaccin pour l'humanité contre le fléau de la haine. Un livre pour que l'incrédulité ne gagne pas ceux qui n'ont pas vécu ça, quand les témoins auront disparu. Un livre pour que les gens qui nient tout ça ne soient ni écoutés, ni entendus et qu'un jour d'autres innocents ne comprennent ce qui leur arrive qu'à l'entrée de la chambre à gaz, ou de quelque chose qui y ressemble, et leur fasse comprendre qu'ils ne sont plus des hommes mais des lots comptabilisés, nuisibles et dont il faut se débarrasser. Nuisibles parce décrétés comme tels.

Un livre pour combattre la lâcheté de ceux qui savaient et n'ont rien fait pour tout arrêter. Un livre pour ne pas oublier que la haine n'a pas de frontière, pas de nationalité, pas de religion, pas de temporalité. La haine n'est pas morte. Elle est aux aguets, prête à ressurgir tout moment.

J'ai pas pleuré est un livre pour ne plus s'entendre dire "Ici, on entre par la porte, on ressort par la cheminée."


vendredi 1 mai 2020

L'homme à l'envers~~~~Fred Vargas

 



À histoire atypique, il faut un flic qui le soit tout autant. Aussi lorsque dans une enquête il est question de loup garou Adamsberg n'hésite pas à s'y impliquer. Surtout lorsque celle qui vient le chercher, le connaissant que trop bien, est une de ses anciennes maîtresses. Il faut dire qu'il n'a pas encore fait le deuil de leur idylle.

N'essayez pas de comprendre le raisonnement d'Adamsberg lorsqu'il se lance dans une enquête. Il n'y a rien de structuré dans sa démarche. Il marche à la prémonition. Son esprit engrange alors les informations, ne les trie ni ne les classe. Il se contente de les accumuler pour le cas où. Elles restent comme les pièces d'un puzzle dispersées dans les méandres de son cerveau et attendent la main qui les organisera le moment venu. Sa conviction se forme dans le même désordre. Peu à peu elle prend forme et vient se substituer à ce qui l'avait incité à s'intéresser à l'affaire, ce qui n'est même pas encore une intuition, ce quelque chose d'indéfinissable : une clairvoyance, un présage qui le contraint à se jeter dedans, quelles que soient les réticences et oppositions.

Drôle d'équipage qui s'est lancé sur les traces d'un présumé loup garou. Il faut dire que ce dernier ne se contente pas d'égorger les brebis. Des humains subissent le même sort sous ses crocs. Mais les gendarmes ont tôt fait de classer l'affaire en accident. Cet équipage qui ne croit pas à l'accident, c'est d'abord Camille, une belle jeune femme qui, comme d'autres sont boulanger pâtissier, est musicienne plombier. L'accointance des deux métiers ne saute pas aux yeux, mais c'est comme ça, c'est Camille. L'autre c'est le Veilleux, vieux berger solitaire et taiseux qui avec l'aide d'un confrère d'alpage téléphone à ses brebis lorsqu'il doit s'en éloigner. le troisième c'est Soliman, l'enfant africain adopté. Sa mère, la Suzanne, à péri sous les crocs du loup.

Mais n'est pas enquêteur qui veut et quand la traque ne fait qu'arriver trop tard et déplorer les victimes, il est temps de faire intervenir un flic qui s'intéressera à ce que les autres négligent. Un flic différent. Spécial. Adamsberg entre en scène. Par la petite porte comme d'habitude, mu par cet embryon de pressentiment lui insufflant que le mythe du loup garou pourrait bien avoir l'apparence de quelque chose de plus humain. Qui lui dit aussi que si Camille est revenue vers lui c'est qu'il faut y voir un signe. Que dans pressentiment, il y a sentiment.

Les dialogues sont savoureux entre ces personnages qui présentent tous une originalité propre à les disperser plutôt qu'à les rassembler. Malheureusement l'intrigue pêche par manque de crédibilité, mais ils deviennent tellement attachants tous ces indépendants que lorsqu'ils se réunissent pour la même cause, on ne craint plus d'embarquer avec eux dans la bétaillère. Elle respire le suint de mouton, mais soit, ils n'avaient rien d'autre sous la main. Et puis Adamsberg, le suint de mouton ne le dérange pas non plus, alors à Dieu vat sur la piste du loup garou.


jeudi 30 avril 2020

Tours et détours de la vilaine fille ~~~~ Mario Vargas Llosa

 


Conversation domestique

- Alors, il est bien ce bouquin ?
- han… han…
- En tous cas, il a l'air prenant, je vois que tu ne le lâches pas.
- Oui. C'est vrai qu'il est prenant.
- Ça raconte quoi ?
- C'est l'histoire d'un amour impossible. Ricardo, un jeune péruvien – c'est la nationalité de l'auteur – est tombé fou amoureux d'une jeune et jolie compatriote. Mais, même si elle ne le rejette pas clairement, elle ne lui retourne pas de sentiments à la hauteur de ses espoirs, bien qu'elle accepte quand même de temps à autre de coucher avec lui. Elle est issue d'une famille très modeste. Elle semble plus préoccupée d'assurer son avenir matériel que sentimental.
- Il y a donc du sexe.
- Juste ce qu'il faut. Ils finissent quand même par se marier, mais cela ne sera pas pour autant la fin des frasques de cette fille, devenue femme au fil du roman et à qui il a attribué le sobriquet de vilaine fille. Elle est énigmatique et complètement imprévisible. Et lui, béat d'un amour qui ne tarit pas au fil du temps, la retrouve après chaque escapade avec la même flamme.
- Et c'est bien écrit ?
- Superbement. L'auteur est quand même prix Nobel de littérature 2010. La traduction est aussi très réussie.
- Prix Nobel, cela peut rebuter les lecteurs moyens que nous sommes.
- Oui, mais dans le cas présent, c'est très lisible et pas du tout rébarbatif. C'est même passionnant. L'écriture est sobre, sans métaphore. Elle dépeint notre amoureux transi sous un jour plutôt pathétique. On se prend volontiers de sympathie pour lui, même si on a envie de le secouer un peu.
- À part ça, qu'est-ce qui te plaît en particulier dans ce livre ?
- C'est une histoire singulière menée à un bon rythme. Les années passent vite dans des pérégrinations sur la planète entière : Lima, Paris, Londres, Tokyo et j'en passe. C'est raccroché à l'histoire, la grande. Et surtout les personnages sont attachants, chacun avec ses défauts. Et cette idée d'exclusivité sentimentale chez cet homme a quelque chose de touchant. Puis il y a surtout cette force qu'a cette femme de commettre des incartades invraisemblables et d'en faire porter la responsabilité à autrui. C'est bluffant. J'aime bien aussi l'idée que ce soit la femme qui soit la vagabonde sentimentale.
- C'est cela, oui. Il est vrai que chez un homme, l'exclusivité ça cache quelque chose. Et, ça finit comment ?
- Alors là, ma chère, je te laisse le découvrir toi-même.
- Tu avais déjà lu cet auteur ?
- Non, je découvre.
- Ça t'engage à essayer un autre de ses ouvrages ?
- le prochain est déjà épinglé au pense-bête. Ce sera La fête au bouc. Mais à propos d'exclusivité, dis m'en un peu plus …


Aux cinq rue Lima ~~~~ Mario Vargas Llosa

 



Décidément, ce prix Nobel de littérature me plaît bien. Après la fête au bouc, le second ouvrage de Mario Vargas Llosa que je lis de sa main, bien qu'un ton en dessous du premier, m'est resté très accessible. Et disons-le tout de suite, il est assez chaud. Euphémisme bien connu quand on veut signaler pudiquement quelques scènes pour le moins lascives. Avis aux amateurs. Mais n'en tirez pas de conclusion trop hâtive à mon égard, j'ai été le premier surpris de trouver sous la plume d'un auteur ayant reçu la consécration suprême ce genre de scènes sans équivoque. Mais soit, on n'en est pas moins homme, c'est la vie.

Pour le plus le reste, quand on lit par ailleurs que Mario Vargas Llosa a été candidat malheureux à l'élection présidentielle en son pays en 1990 contre Alberto Fujimori, on ne s'étonne plus de voir notre nobélisé avoir la dent aussi dure envers son adversaire parvenu au pouvoir. L'histoire lui donnera d'ailleurs mille fois raison. Alberto Fujimori a terminé sa carrière politique en prison, condamné ni plus ni moins pour crime contre l'humanité, corruption, etc… le carnet de chansons était chargé.
Pour avoir la dent dure, dans son ouvrage Aux cinq rues, LimaMario Vargas Llosa nous dresse le tableau qui, pour romancé qu'il soit, n'en décrit pas moins les méthodes utilisées pas ce genre de régime autoritaire pour tenir le pays sous une main de fer et mettre toute forme d'opposition dans l'incapacité de nuire à ses ambitions. Menaces, chantage, assassinats sont au menu des agissements des services de sécurité intérieure à la botte d'un président qui pour avoir été élu ne s'en comporte pas moins comme un dictateur.

L'intrigue met en scène les agissements d'un patron de presse à scandale qui se risque au chantage contre un magnat de l'industrie péruvienne, lequel s'est fait piéger par un photographe lors d'une partie fine. Et curieusement, si l'auteur dénonce avec acharnement, et à juste raison, les agissements détournés des malfaisants au service du pouvoir, il traite avec une certaine complaisance les millionnaires à la vie dorée qui s'offrent des ébats langoureux en Floride. La morale n'y trouve pas forcément son compte dans ce pays d'Amérique latine où comme dans beaucoup la juxtaposition des palais et bidonvilles est plus évidente qu'ailleurs.

Il n'en reste pas moins que l'immersion dans l'ambiance de peur et de résignation entretenue par ce genre de régime est très bien restituée et servie par une écriture efficace et sans fioriture. On ne reprochera donc pas son parti pris à notre prix Nobel quand il s'agit de dénoncer vice et injustice.    


dimanche 26 avril 2020

Voyage avec un âne dans les Cévennes ~~~~ Robert Louis Stevenson

 



Quant à la raison qui l'a poussé à partir par monts et par vaux sur les sentiers du Massif Central, Stevenson se contente de nous dire dans l'ouvrage qu'il avait d'abord intitulé Voyages avec un âne au travers des Highlands françaises : "Je ne voyage pas pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L'important est de bouger, d'éprouver de plus près les nécessités et les embarras de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs occupants." (page 93 Editions de Borée). Nombre de supputations tenteront d'y voir en réalité la manière de réprimer une peine de coeur, et la solitude choisie une condition nécessaire pour faire le point sur sa vie. Peut-être n'ont-ils pas tort car à la page 141, on peut lire cette rare confidence : "Et pourtant, alors même que je m'exaltais dans ma solitude, je pris conscience d'un manque singulier, je souhaitais une compagne qui s'allongerait près de moi au clair des étoiles, silencieuse et immobile, mais dont la main ne cesserait de toucher la mienne."

Protestant de foi, francophile de sensibilité, d'autres y verront pour le futur inventeur du Docteur Jekyll qu'il est en 1878 l'occasion de se plonger en une contrée qui a eu son lot de querelles de religion et y faire le constat in situ que si les guerres ne sont plus à l'ordre du jour, les tensions restent latentes dans les campagnes conservatrices. N'a-t-il pas force de symbole ce parcours dont le départ au Puy-en-Velay est aussi un de ceux des chemins de Compostelle et l'arrivée en Cévennes, pays camisard lequel conserve ancré dans sa mémoire le massacre de tant d'innocents perpétré par les troupes de Louis XIV animées de la folle illusion d'expurger les montagnes arides de l'hérésie protestante.

Dans un périple qui lui a fait revivre ces tensions entre confessions, l'officielle de Rome et la réformée, les questions de foi ne constituent-elles pas un second niveau de lecture à qui ne voudrait y voir qu'un récit d'excursion bucolique tant elles sont présentes d'un bout à l'autre de l'ouvrage. C'est peut-être la raison pour laquelle Stevenson a appliqué le pluriel au mot voyage, pour nous faire comprendre qu'il y avait aussi ces aspects historique et sociologie des religions dans sa conception de cette itinérance. A ce propos, l'étape à Notre-Dame-des-neiges est révélatrice de l'ancrage des croyances dans les gènes.

Et une conclusion de tout ça, que Stevenson connaissait d'avance mais dont il se rengorge, pour confirmer qu'après autant de sang versé au motif de divergence de convictions religieuses de par le monde, "l'Irlande est toujours catholique et les Cévennes toujours protestantes".

Maintenant que l'itinéraire est balisé aux couleurs des Sentiers de grande randonnée, il est fort heureusement moins question de ces manifestations d'intolérance sur ce qui est devenu pour nous-autres randonneurs du 21ème siècle le GR 70, le chemin de Stevenson. La première lecture de cet ouvrage reste donc possible et même enviable avec son ode à la nature et aux vertus de la méditation sous la voute étoilée. Superbe récit d'une équipée homme-animal, d'un coeur qui se livre non sans une certaine retenue et d'un esprit qui quant à lui nous dresse un compte rendu quasi journalistique de la France profonde en cette fin de XIXème siècle, dans laquelle le chemineau solitaire restait quand même sur ses gardes. La bête du Gévaudan avait-t-elle bien été tuée ?

Loin d'être exempt de sensibilité et de poésie le voyageur et écrivain célèbre qu'il deviendra sait nous toucher au coeur et faire de ce texte un aiguillon de nostalgie à l'instar de celui avec lequel il piquait la croupe de Modestine pour la stimuler dans les apathies récalcitrantes propres à son espèce : "Il était délicieux d'arriver, après si longtemps, sur un théâtre de quelque charme pour le coeur humain. J'avoue aimer une forme précise là où mes regards se posent et si les paysages se vendaient comme les images de mon enfance, un penny en noir, et quatre sous en couleurs, je donnerais bien quatre sous chaque jour de ma vie." Et s'il fallait encore douter de la sensibilité du bonhomme, il n'est que de l'entendre nous dire les larmes lui descendre sur les joues lors de l'adieu à Modestine.


samedi 25 avril 2020

Extension du domaine de la lutte ~~~~ Michel Houellebecq

 



Je n'aime pas ce monde. Décidément, je ne l'aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m'écœure ; l'informatique me fait vomir. Tout mon travail d'informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ça n'a aucun sens. Pour parler franchement, c'est même plutôt négatif ; un encombrement inutile pour les neurones. Ce monde a besoin de tout, sauf d'informations supplémentaires.


Je viens de terminer mon cinquième Houellebecq : Extension du domaine de la lutte. Je suis maintenant confronté à une question essentielle, existentielle même : est-ce que je me fous en l'air tout de suite ou bien est-ce que j'attends encore un peu ?

Je vais déjà terminer cette chronique. On verra bien après.

Car pour vous filer le bourdon, ce bouquin est sur le podium. On ne connaîtrait pas l'avenir littéraire de notre trublion de la littérature moderne, on se ferait du souci quant au lendemain du point final de cet ouvrage paru en 1994. Notre auteur controversé a confié dans cet ouvrage son mal être à un informaticien de 32 ans. Il est dans une phase d'exploration des abysses de la déprime. Il faut dire qu'il n'a pas son remède favori sous la main pour soulager ses crises. Rupture de stock : cela fait en effet deux ans qu'il n'a pas eu de relation sexuelle. Faut comprendre aussi.

la religion d'abord, la psychanalyse ensuite

Conscient quand même de la faillite qui le guette, il tente de trouver de l'aide auprès de spécialistes patentés, à contre cœur à vrai dire tant il n'a eu de cesse de les vouer l'un et l'autre aux gémonies : la religion d'abord, la psychanalyse ensuite. Cela donne lieu au passage à quelques paragraphes en forme d'exécution sommaire : "Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient impropre à tout usage." Que dire des hommes ? Il en fera l'expérience. Mais on ne pourra pas lui reprocher d'avoir négligé tous les expédients officiels pour tenter de s'en sortir.

Son recours à la religion se fera par le biais d'un de ses amis d'enfance devenu prêtre. Mauvaise pioche. Ce dernier est lui-même en dépression. La dernière fidèle qui fréquentait son église a été euthanasiée par le corps médical qui la jugeait en trop mauvais état pour être récupérée. Et tout le monde s'en fout.

De guerre lasse dans sa solitude il se rabat en pis-aller vers la faculté. de psy en psy, son parcours de santé remet alors son destin entre les mains d'une psychologue. Une aubaine ? Faut voir. Bien que peu avenante il juge ses charmes acceptables au regard du niveau de déconfiture qu'il a atteint. En bonne thérapeute elle tente de le faire parler. C'est son job. Il saisit l'opportunité et lui tend alors la perche – ne voyez aucune métaphore libidineuse dans cette expression – afin de lui faire entrevoir que le seul remède capable de lutter contre son mal est celui du rapprochement des corps. La praticienne des consciences qui a bien perçu le message subliminal lui fait comprendre en retour que son rôle est de prescrire, et non d'administrer. Elle cède sans plus de discours savant la place à un collègue masculin. Retour à la case départ. On n'est pas sorti du marasme.

passée l'adolescence, la vie n'est plus qu'une préparation à la mort

On retrouve avec cet ouvrage les lignes de forces qui sous-tendent les caractères dans l'ensemble de l'œuvre de MH. On connaît trop bien leur désespoir de voir le corps se flétrir et désintéresser les seules qui pourraient regonfler le sujet – pas d'allégorie licencieuse non plus - celles forcément jeunes et jolies dont ils convoitent les faveurs. Mais à 32 ans notre informaticien est précoce dans le dégoût de la vie. A ses yeux, passée l'adolescence, la vie n'est plus qu'une préparation à la mort. le sexe étant à son idée un autre système de différenciation sociale, alternatif à l'argent, mais autant générateur d'inégalités. Et dans ce domaine, il est dans la catégorie des pauvres.

Cet ouvrage, au demeurant parmi les plus courts de ceux qu'aura produits notre auteur parvenu en cette année de confinement, est aussi à mon sens l'un des plus forts dans la désillusion, la noirceur de la fresque qu'il dresse de notre société : "Je n'aime pas ce monde. Décidément, je ne l'aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte", fait-il dire à son informaticien.

Il n'en reste pas moins que le talent est là. Ironie, humour caustique, éclectisme de la pensée, acuité dans l'observation du monde, se coalisent pour pointer du doigt le leurre dans lequel se fourvoient ceux qui fondent leur bonheur sur le pouvoir d'achat. J'ai beaucoup aimé ces ouvertures sur ce verbiage professionnel qui ne dit plus rien à qui que ce soit tant il a sombré dans l'abstraction. Ils peuvent divaguer en tables rondes, de toute façon c'est le solitaire sur son clavier qui fera le job et tout le monde se pliera à ce que ses algorithmes auront circonscrit dans le domaine du possible.

le doigt sur la détente

Avec Houellebecq, il n'y aucun recours. Chaque être humain est un esquif de désespoir à la dérive sur l'océan de l'indifférence. Il y a certes une échappatoire, une distraction à la spirale de la perdition, mais elle est trop dépendante de lois insidieuses qui gèrent attirance et répulsion des contraires. Et pour notre informaticien la force de répulsion le propulse hors du monde, dans le trou noir de l'amertume. Il en fait son leitmotiv, le doigt sur la détente.

vendredi 24 avril 2020

Premier de cordée ~~~~ Roger Frison-Roche

 



J'avais reporté la lecture de ce livre sine die, selon l'expression consacrée. Le confinement a eu raison de cette procrastination de fait. Je ne peux que m'en féliciter en refermant Premier de cordée.

Que craignais-je inconsciemment pour laisser dormir cet ouvrage que l'on m'avait donné il y a de nombreuses années ? J'avais à n'en pas douter peur de sombrer dans l'alanguissement contemplatif à la lecture de longues tirades descriptives de paysages de montagne. Sombre préjugé, démenti une fois de plus. J'ai eu droit à une aventure humaine étonnante de réalisme, et de laquelle émerge une passion immodérée des guides de haute montagne pour le grandiose théâtre d'exercice de leur métier.

"Pauvres petits d'hommes aux prises avec la plus inhumaine des montagnes."

De cette comparaison mise dans la bouche de l'un d'entre eux par Frison-Roche naît le plus grand respect pour le milieu naturel auquel ils ont fait le choix de se confronter au quotidien. Et les plus aguerris sont ceux qui font preuve de la plus grande humilité vis-à-vis des géants qui tutoient les nuages. A force de se confronter aux dangers de leurs abrupts, de risquer chute, gelure et foudroiement, les guides prennent dès leur premiers pas sur les sentiers rocailleux conscience de l'arrogance qu'il y a à faire se mesurer l'éphémère et insignifiante vie humaine à la majesté minérale intemporelle. Au-delà de la déontologie qu'ils adoptent en accrochant l'insigne rond des guides sur leur tunique, ils deviennent les détenteurs d'une sagesse que leur enseigne la cohabitation permanente avec le danger.

Bien sûr, qui n'a jamais chaussé les crampons devra faire des efforts d'imagination sous la plume de Frison-Roche pour apprécier l'acrobatique, pieds et mains engourdis par le froid, le vertigineux suspendu à la corde ou encore le spectaculaire des panoramas des toits du monde, mais au-delà de cet exercice il sera conquis par le talent avec lequel il met en évidence les valeurs humaines de la corporation. Elles sont à la dimension de la majesté des éléments qu'ils bravent au quotidien. Belle leçon d'humilité que celle de petit d'homme lorsqu'il lève les yeux vers le sommet convoité. Leçon qui devrait s'appliquer plus souvent, dans bien d'autres circonstances.

Il y a aussi une belle histoire d'amour pour rappeler que le montagnard n'en est pas moins homme. Mais celle qui aura conquis le coeur d'un guide devra se faire à l'attente angoissée du retour de son héros. Elle devra se faire à l'idée de partager son coeur avec ce monstre minéral car rien ne pourra le faire renoncer à l'appel des cimes enneigées.