Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

samedi 26 décembre 2020

Le chant d'Achille~~~~~~Madeline Miller

 


Brad Pitt savait-il, en acceptant le rôle, qu'Achille était allé jusqu'à s'exiler sur l'île de Scyros et se travestir en fille dans un groupe de danseuses pour échapper à la guerre. Voilà qui aurait pu quelque peu ternir l'image du héros guerrier et ôter des scrupules à l'acteur vedette, lequel se reprochait d'avoir accepté un rôle trop racoleur.

Il est un euphémisme de dire que l'adaptation de la guerre de Troie par Wolfgang Petersen est très libre. Dans son film, entre autres écart avec l'Iliade, la guerre de Troie est l'affaire de deux semaines et passe sous silence les atermoiements du héros de Troie plus enclin à jouir de ses amours que de gloire militaire. Si l'on en croit en tout cas la version que nous livre Madeline Miller dans le chant d'Achille.

Dans la controverse qui s'est faite jour au fil des siècles à propos de l'amitié qui unissait Achille et Patrocle, Madeline Miller a faite sienne la version de l'éminent historien Bernard Sergent, président de la Société de Mythologie française, abondant à une relation homosexuelle. Et pour couper court à l'autre aspect de la controverse quant au statut de l'un par rapport à l'autre, Eraste (le plus âgé, pour ne pas dire vieux) Eromène (le plus jeune), Bernard Sergent a trouvé dans ses recherches approfondies suffisamment d'éléments pour faire de leur idylle une passion entre jeunes amoureux de même âge. L'homosexualité jouissant en cette époque aux dires des spécialistes de la plus grande tolérance. Époque donc bénie des dieux à leur égard et à leur regard. Sauf que ce dernier était assombri, ou éclairé selon l'intention qui préside, par une autre valeur de l'époque, aujourd'hui disparue : l'honneur. Valeur qui, lorsqu'elle est bafouée, aux délices de l'amour commande de lui préférer la guerre .

C'est comme ça que la légende se fait histoire

Histoire d'amour entre deux jeunes garçons donc, mais contrariée par l'honneur souverain – ils ont dix-sept ans lorsqu'Agamemnon les entraîne dans cette folle épopée pour reprendre Hélène aux Troyens – que nous suggère la version de Madeline Miller dans ce bel ouvrage. Version que l'on prend au sérieux. Elle a mis dix ans pour écrire ce roman qu'on qualifiera d'historique puisque fondé sur des textes dont les premiers nous viennent de l'antiquité grecque. Sachant qu'ils étaient déjà loin d'être contemporains des faits générateurs de la légende qu'ils colportaient. C'est comme ça que la légende se fait histoire pour qui n'y prend garde, se nourrissant à l'envi d'imaginaire épique, celui-là même qui de bouche à oreille au fil du temps sculpte un héros de marbre dans un bloc de calcaire à peine dégrossi. Après tout "La vérité, c'est ce que croient les hommes", déclare Ulysse à ses deux jeunes qui voudraient dissimuler leurs sentiments réciproques. Mais on n'est pas prince ou demi-dieu pour vivre dans le mépris de ce que commande l'honneur, sauf à sombrer dans l'opprobre et perdre son statut.

Il est celui dont les sentiments sont à la fois les plus humbles et les plus purs

Patrocle est le narrateur de cette épopée. On ne s'étonnera pas, connaissant le sort qui lui est réservé sous les murs de Troie, de le savoir à la fin de l'ouvrage s'adresser à nous n'étant plus alors "constitué que d'air et de pensées." Plus que tout autre il est celui qui endure et subit cette guerre pour rester fidèle et loyal envers son amant devenu son maître. Ne dit-il pas de lui-même être considéré par les autres "seulement comme l'animal de compagnie d'Achille". Il est celui dont les sentiments sont à la fois les plus humbles et les plus purs. Lorsque figé dans sa fierté offensée Achille refusera de combattre aux côtés d'Agamemnon, Patrocle se substituera à celui-ci pour sauver sa réputation. Se sachant haï par Thétis, la déesse mère d'Achille, il ne peut espérer aucun secours des dieux. Sa fidélité à la grandeur de son amant le perdra. Mais "aucune loi n'oblige les dieux à être justes".

A prendre le parti de l'amour sincère entre deux jeunes hommes, Madeline Mille n'en trahit pas pour autant ce qui est communément admis du sort de Troie et de ses héros des deux camps. On n'en dira pas autant du film de Wolfgang Petersen. Autant que puissent être l'univers des dieux et les fantasmagories de la légende, l'amour reste une valeur qui ne varie ni avec le temps ni avec la qualité de ceux qu'il favorise. Mais depuis que le monde est monde une valeur autant malmenée par l'homme toujours prompt à lui mettre des bâtons dans les roues.

Madeline Miller m'avait conquis avec Circé. le chant d'Achille confirme mon engouement. A quand un troisième ouvrage de cette auteure inspirée pour combler mon avidité à fréquenter dieux et demi-dieux. Ils me dissipent de notre réalité trop nourrie d'humaine nature dont on sait combien elle est avide de la chose matérielle. Et sous l'emprise d'un dieu avare de manifestations mais n'en revendiquant pas moins quand même monopole et majuscule.


lundi 21 décembre 2020

Les mains du miracle ~~~~ Joseph Kessel



Il va vous falloir faire un effort d'imagination non pas surhumain, mais bien inhumain. Imaginez avoir devant vous, allongé sur une table de massage, attendant de vous l'apaisement d'un mal qui le tourmente … le mal ab-so-lu. La haine incarnée dans un corps malingre. Celui qui fait sans sourciller couler sang et larmes, disloquer corps et esprits, broyer les chairs, transformer les êtres humains en fagots décharnés empilés pêle-mêle à la gueule des fours crématoires.

Car celui qui vous demande ce bienfait en votre pouvoir, c'est ni plus ni moins qu'Heinrich Himmler...

Imaginez devoir avancer les mains vers ce corps délicat à la peau blanche et lui apporter le soulagement qu'il attend de votre compétence. Car celui qui vous demande ce bienfait en votre pouvoir, c'est ni plus ni moins qu'Heinrich Himmler. L'homme le plus puissant, le plus pervers, le plus glaçant du régime nazi, après Hitler bien entendu. L'homme qui de sa petite vie minable, de son petit corps rabougri n'est capable, lorsqu'il est sanglé dans son uniforme noir frappé de la double rune SS, que d'une chose : tuer. Tuer encore et toujours. Tuer des millions de fois.

Allez-y posez les mains sur ce corps. Faîtes-lui tout le bien que vous savez faire avec le don de guérison dont vous êtes pourvu.

Oui je sais, je vous mets à rude épreuve, j'y vais un peu fort. Mais ce que je vous suggère en fiction de dégoût, c'est ce qu'a vécu Félix Kersten. Il était médecin, finlandais, initié aux techniques réparatrices des corps par maître Kô, un grand maître chinois, ayant fait de lui l'Européen doté des Mains du miracle.

Je vous sens frémir de répugnance

Cette épreuve à laquelle je vous soumets par l'imagination est une histoire vécue. Joseph Kessel a rencontré ce magicien, il a bénéficié de ses soins. Kersten a posé ses mains sur lui, celles qu'il avait posées quelques années auparavant et durant cinq ans sur le corps du reichsführer Himmler. Je vous sens frémir de répugnance.

Mais ne le blâmez pas. Ne détestez pas ce praticien zélé. Kersten a usé de sa position privilégiée, si l'on peut dire, de l'emprise qu'il a eue sur le monstre, de la dépendance dans laquelle il a su le tenir , du fait de sa capacité à le soulager de son mal, pour sauver des centaines de milliers de personnes. Ni plus ni moins. Force nous est alors de saluer son courage à surmonter la peur et la répulsion. de saluer ce qu'on apprend au fil des pages de cet ouvrage : l'intelligence, le maîtrise psychologique, la ténacité, la patience pour supporter l'épreuve qui dura tout le temps de la guerre et parvenir à extirper des griffes de la bête immonde par la confiance dont il a su se faire rétribuer des centaines de milliers de vies humaines. Cette histoire vraie contée par Kessel dans son ouvrage Les mains du Miracle est tout simplement incroyable. Je suis surpris qu'on n'en parle pas plus chaque fois que l'histoire se penche sur cet épisode noir de l'histoire de l'humanité.

Kersten a réussi, entre autres, à empêcher la déportation de la population hollandaise, faire détourner un train de Juifs vers la Suisse plutôt que vers les camps de la mort, empêcher le dynamitage des camps à l'arrivée des alliés ainsi que l'avait ordonné Hitler, sans parler des centaines de personnes qu'il a arrachées à la machine à tuer durant toutes les années de la guerre. Tout ça à force d'habiles négociations, de détermination, de patience. Tout ça en échappant à "l'honneur" que lui proposa le reichsführer en récompense de ses soins : porter l'uniforme SS avec le grade de colonel. Tout ça en échappant surtout à la rage assassine d'un Kaltenbrünner, chef de la gestapo, qui s'était promis de l'abattre.

Formidable ouvrage de Kessel qui m'a littéralement englouti dans cette histoire hors du commun en une nuit, tellement je voulais savoir comment Kersten allait réussir à se sortir de ce nid de frelons, lui, sa femme et ses trois enfants qu'Himmler s'ingéniait à conserver sous sa main pour le cas où. Il lui clamait sa confiance certes, mais n'en était pas nazi pour autant, et quelques otages étaient toujours une garantie.

Un ouvrage écrit d'après le témoignage et le journal que s'est obligé à tenir Félix Kersten. Un document étonnant sur l'homme qui soulagé de son mal le reichsführer Himmler pour soulager l'humanité de sa frénésie de tuer.


mercredi 16 décembre 2020

La Mer de la fertilité, tome 2 : Chevaux échappés ~~~~ Yukio Mishima

 


Dans le code samouraï le courage n'est pas une vertu aveugle, ni la passion bonne conseillère de l'action. Selon les principes fondant l'éthique, la culture du zen tempère la spontanéité de ces ardeurs. Mais cette pratique martiale est aussi la plus à même d'être enfreinte par la fougue de la jeunesse.

Dans les années 30, au sortir de l'adolescence et à la lecture de la Société du Vent Divin, une brochure relatant la révolte d'une élite traditionnaliste se réclamant de l'esprit samouraï sous l'ère Meiji, Isao Iinuma a fait sienne l'éthique de la noble caste. Cette élite d'ardents patriotes condamnait l'ouverture du Japon à la culture occidentale jugée néfaste au pays. Leur mouvement fut un échec. Ils le lavèrent dans leur propre sang en se donnant la mort par le suicide rituel.

Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa

Depuis que Hirohito a été intronisé empereur du Japon en 1926, ouvrant l'ère Shōwa, Isao Iinuma voue un véritable culte et une loyauté indéfectible à son souverain. En son esprit, il incarne Dieu sur terre. S'inspirant du code éthique samouraï qui respecte les sept principes de droiture et sens du devoir, courage héroïque, bienveillance et compassion, politesse et respect, sincérité et vérité, honneur, devoir et loyauté, Isao jure de consacrer sa vie à la haute autorité gardienne des traditions ancestrales. Dans l'inconséquence de la jeunesse, il se donne pour mission de parachever l'intention de purification du pays qu'avaient nourrie ses anciens. le but étant d'éliminer ceux qui par adoption du système capitaliste piétinent les valeurs morales ayant prévalu dans la culture japonaise jusqu'à son ouverture à l'occident en 1854. Isao recrute à la cause quelques jeunes de sa génération, dont certains mineurs, non sans avoir évalué la sincérité de leur engagement. Son intention est de fonder la Société du Vent Divin de l'ère Shōwa. Ensemble ils échafaudent un plan de purification comportant l'élimination des sommités corrompues.

Dans l'esprit samouraï l'exaltation d'un idéal, fut-il une cause perdue, ne se conçoit pas sans le sacrifice suprême, la purification par la lame immaculée : "Être un homme, c'est ne point cesser de s'élever à force vers le sommet de la condition humaine, pour y mourir dans la blancheur neigeuse de ce sommet." Tous ceux qui resteront fidèles à la cause font ainsi vœu de se donner la mort par le suicide rituel en glorification de leur action.

élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros

Shigekuni Honda, devenu une sommité dans la magistrature japonaise, veut voir en Isao Iinuma la réincarnation de son ami Kiyoaki mort 19 ans plus tôt de son amour refoulé pour la belle Sakoto*. Outre quelques traits physiques il retrouve dans le journal de ses rêves, que lui avait confié Kiyoaki à sa mort, des présages qui lui donnent la certitude de la survivance de son âme sous les traits d'Isao. Il y retrouve aussi cette élévation spirituelle qui magnifie la personne au rang de héros. Héros de l'amour pour Kiyoaki. Héros de la pureté du sentiment national pour Isao. Un idéal promu moteur de conduite et catalysant un nationalisme qui, faisant des émules à la veille de la seconde guerre mondiale, conduira le Japon à sa perte en le livrant à l'impérialisme débridé, allant jusqu'à défier le pays devenu la plus grande puissance mondiale le 7 décembre 1941 à Pearl Harbour. Shigekuni Honda, en respect pour l'attachement qu'il vouait à son ami disparu, et selon lui réapparu sous les traits de Isao, abandonne son poste afin d'avoir les mains libres et sauver Isao de sa folle entreprise.

Les chevaux échappés : sous ce titre énigmatique qui peut figurer l'emballement de la race noble, Mishima retrace l'ascension spirituelle d'une jeunesse utopiste laquelle s'auto investit de la mission de faire rempart autour de son empereur face aux tenants de la modernité spéculative. Elle fait serment de protéger le pays de l'ingérence d'une culture occidentale jugée impure et incompatible avec les mœurs de la société japonaise.

A l'instar du théâtre Nô...

Si l'on n'est pas averti du lien sacré qui unit l'homme à la nature dans la culture japonaise, on peut souffrir des longueurs et des digressions contemplatives qui jalonnent pareil texte quand Mishima porte ses héros à s'inspirer des éléments naturels pour y puiser force et beauté. Les symboles foisonnent dans des allégories sophistiquées et les litanies évocatrices qui peuvent rebuter le lecteur réfractaire à la méditation. Cette culture peut paraître hermétique à la nôtre, laquelle a fait table de rase de ses valeurs et traditions pour se fondre dans le grand malstrom de la société de consommation, abandonnant aux poètes romantiques la célébration de la nature. A l'instar du théâtre Nô, l'écriture de Mishima peut paraître manquer de rythme à qui ne s'intéresse qu'au factuel au détriment du décorum et de l'exhortation des sentiments portés par la seule gestuelle. Mais la démarche spirituelle qui pousse un homme à se sacrifier par le suicide rituel, le seppuku, justifie ce long processus de maturation de l'esprit afin d'imprégner le lecteur de la psychologie, des rites et traditions des idolâtres du faste impérial japonais.

Deuxième opus de la Mer de la fertilité, n'oublions pas que Mishima est dans son œuvre-testament en chemin vers la blancheur neigeuse du sommet de la vie.

(*) Voir Neige de printemps, premier opus de la tétralogie La mer de la fertilité.


jeudi 10 décembre 2020

Une éducation ~~~~ Tara Westover

 


Tara grandit dans le huis clos d'un micro monde réduit à la cellule familiale, sous la férule d'un père tyrannique en parole, inféodé qu'il est à une foi religieuse souveraine laquelle lui fait voir le reste du monde sous un jour satanique. Il est obsédé à la perspective de voir venir le "Temps de l'Abomination", une forme de châtiment régénérateur, jusqu'à développer des signes d'impatience. Il y prépare sa famille, faisant des stocks de vivres, eau, carburant et puisque nous sommes aux États-Unis, d'armes et de munitions. Cette expiation-là, il ne la conçoit que pour les autres. Un grand nettoyage de la planète corrompue qui ramènerait les enfants de Dieu à de meilleurs sentiments à l'égard de leur Créateur. Ses enfants à lui, au nombre de sept, sont instruits bon an mal an à l'école domestique, ne voient jamais le médecin et pour certains n'ont même pas été déclarés à la naissance. C'est le cas de Tara, une des deux filles de la fratrie. Lorsqu'à l'adolescence venue Tara comprend qu'il existe un autre monde, une autre réalité, il lui faut des trésors de courage pour affronter ses parents, leur faire admettre qu'elle a compris l'anormalité de sa condition et déclarer son intention d'accéder à cette autre réalité.

Ce qui frappe dans cet ouvrage, c'est la solitude de Tara. Elle est seule pour affronter ses parents et ce frère manipulateur qui la brutalise; seule pour se jeter dans le grand bain de l'inconnu, débarquant à l'université dans sa tenue de garçon de ferme quand les autres s'ingénient en coquetterie à suivre les modes. Personne ne l'attend dans cet autre monde où comme elle le dit elle-même "on a plus de chance de s'en sortir que si l'on ne compte que sur soi-même." Dans le micro monde familial elle voyait la vie au travers des yeux de son père; dans l'autre réalité elle doit tout découvrir par elle-même, repartir à zéro. C'est une renaissance, ou plutôt une autre naissance, avec seize ans de handicap. le handicap d'avoir eu une éducation rétrograde qui ne la préparait nullement à la vraie vie. A seize ans elle doit se concevoir une nouvelle conformation mentale, sous le regard incrédule de ceux qui ne sont pas encore ses nouveaux camarades, tant il faut qu'elle se défasse de la méfiance de tout et de tous incrustée dans son esprit par l'apprentissage indigent de son enfance.

Une éducation. Cet ouvrage ne pouvait avoir d'autre intitulé. Selon le dictionnaire, ce simple mot recouvre "l'art de former une personne, spécialement un enfant ou un adolescent, en développant ses qualités physiques, intellectuelles et morales, de façon à lui permettre d'affronter sa vie personnelle et sociale avec une personnalité suffisamment épanouie." Dans éducation il y a du savoir, mais pas seulement. Il a surtout du savoir être, du savoir faire. du savoir exister en société. Changeant de communauté en accédant au macro monde, Tara doit tout recommencer. Quelle force, quel courage pour parvenir, une fois le doctorat en histoire obtenu, à écrire un ouvrage qu'elle défend de voir comme un mémoire contre le mormonisme.

Car Tara conserve sa loyauté à l'égard de ceux qui l'on conduit dans cette impasse d'une vie fermée à la réalité du monde. Tout au long de son périple universitaire elle est restée fidèle à cette famille cloîtrée dans une dévotion aveugle au Tout puissant dont le seul interprète était son père. Elle se culpabilise même de ne pouvoir le convaincre du bien fondé de sa démarche ne reniant aucunement la foi religieuse. C'est son père qui coupe les ponts lorsqu'elle refuse sa bénédiction, qui n'était autre à ses yeux qu'une promesse de renoncement à la vie selon lui gouvernée par Satan. Elle conserve en son esprit cette idée de la dualité des réalités. Celle du micro monde familial auquel ses gènes la raccrochent, la retiennent, celle du macro monde extra familial que son père qualifie ironiquement de monde des Illuminati, manière de condamner leur dos tourné à la lumière divine. Un macro monde si vaste, pas seulement par ses dimensions mais aussi par son histoire, ses connaissances libérées de la soumission aveugle à ce qui ne reste qu'une croyance. Parmi d'autres.

On suffoque à la lecture de cet ouvrage à suivre Tara dans son parcours d'émancipation, à la voir se débattre pour concilier les deux mondes. Gravir les échelons dans les universités les plus prestigieuses du monde, dont Cambridge. Deux réalités pour lesquelles elle a dû, pour exister, se constituer deux personnalités qui s'opposent lorsqu'elle se confronte au miroir. Deux personnalités que son combat voudrait agglomérer en une seule et rendre compatibles afin de ne plus avoir, en revenant vers les siens, à franchir une frontière : la frontière de l'obscurantisme.

Tara est jeune. On comprend bien que cet ouvrage est une formidable échappatoire à son isolement. Sa véritable intronisation au nouveau monde. Son écriture a été rendue possible lorsque Tara a pu reconstituer cet édifice d'éducation qui lui a permis d'être audible et crédible à ce monde, à cette nouvelle réalité à laquelle nous appartenons nous autres lecteurs de pays laïcs, libérés que nous sommes, mais de façon fragile et précaire si l'on n'y prend garde, de l'obscurantisme par des siècles d'apprentissage humaniste.

Cet ouvrage n'a pas d'épilogue. A trente-quatre ans, en marge d'une famille encore de ce monde sous le diktat d'un père manipulateur, une mère aimante mais soumise et certainement un peu lâche, des frères et soeurs sous la dépendance, sauf peut-être Tyler à qui elle dédit cet ouvrage, Tara n'a pas terminé son combat ni désespéré de concilier ces univers et faire que les deux pans de son éducation se fondent en un seul. Pour vivre apaisée. Enfin.

Quand on voit cette jeune auteure intervenir dans les nombreuses interviews auxquels elle s'est livrée depuis la parution de son ouvrage aux Etats-Unis, y compris avec Bill Gates, quand on sait que son ouvrage a été plébiscité par Barack Obama, on a peine à imaginer que la "salle de classe de cette jeune fille n'était qu'un monceau de ferraille. Ses manuels des matériaux de récupération." Quand on l'entend chanter en chaire de la Northeastern University devant un parterre d'étudiants qui saluent son formidable parcours d'émancipation on est pris aux tripes par la limpidité de cette voix, qui fait comprendre qu'elle n'a pas rompu avec les anges, et par la gravité avec laquelle elle entonne son chant a capella qui ne fait que confirmer si besoin était encore de la sincérité de ses intentions. le timbre de cette voix fait rejaillir le même flot d'émotions qui nous envahit à la lecture de son ouvrage et qui pour ce qui me concerne à fait craqueler la carapace de rustre avec laquelle je protège maladroitement mon émotivité.

Une éducation est un ouvrage qui ne condamne pas. Il témoigne. Il déplore. Et peut-être espère-t-il encore. Une chose est sûre désormais, elle ne laissera personne écrire son histoire à sa place.

Je suis contraint en ce mois de décembre d'une année - qui pourrait donner des arguments au père de Tara en terme de punition divine appliquée à la fièvre consumériste de notre macro monde - de modifier mon profil Babelio. Cet ouvrage de Tara Westover bouscule le top 6 des ouvrages que j'ai lus cette année pour y figurer en bonne place : la première. Il y avait pourtant du lourd comme on dit ordinairement dans mes lectures de cette année, avec par exemple Rebecca de Daphné du Maurier. Mais j'ai donné la prime à la non fiction. L'autobiographique. le vécu. Quand il atteint cette force de saisissement.

Ce qui pose certes la question en terme d'avenir quant à l'écriture de Tara Westover de savoir si elle pourra avoir un prolongement, être le début d'une carrière littéraire. Car cet ouvrage, s'il vous prend aux tripes, est-ce seulement parce que l'on sait qu'il témoigne d'une éducation qui marginalise, qui ferme l'esprit ? En première réponse on peut dire que l'écriture quant à elle plaide à elle seule pour un prolongement. Ses mots disent le ressenti et transmettent l'émotion comme un diamant brut, sans perdre l'éclat de leur sens premier.


dimanche 29 novembre 2020

La forêt des 29 ~~~~ Irène Frain

 

Pourquoi 29, et pas 28 ou 30 ? La réponse est simple et compliquée à la fois. Si on veut faire simple, on répond parce que c'est comme ça. C'est ce que disaient les hommes et femmes qui avaient fait leurs les 29 principes dictés par Djambo. Si on veut approfondir, on lit La forêt des 29 d'Irène Frain.

C'est tiré de faits réels. Cela s'est passé il y a longtemps, au XVème siècle au Rajasthan. Il y a d'ailleurs encore des prolongements de ce phénomène de nos jours. Modestes par leur ampleur géographique certes, mais incommensurables si on les considère à une échelle moins égocentrique que celle de l'individu. Car finalement tout est là. Au niveau de l'individu, cet être qui naît, vit et croît sur terre. Cet être assoiffé de tout pour lui-même et fait qu'aujourd'hui dès des premiers jours d'août la terre vit à crédit sur les ressources qu'elle peut offrir dans l'année.

Djambo aurait pu passer pour un illuminé, un gourou. Mais Djambo a été respecté. Il était "entré dans le non-temps où vivent les héros, les prophètes et les dieux." Respecté même par les plus avides, les plus puissants de ses voisins, lesquels n'avaient de cesse de convoiter, guerroyer, piller, s'approprier personnes et biens. Lesquels n'avaient de cesse d'accumuler des richesses et se vautrer dans les plaisirs, au plus grand mépris de l'autre, de demain. Et quand, par les tenants de l'une ou l'autre des religions, venait la question quel est ton Dieu, Djambo répondait : regarde autour de toi, Dieu est là dans cet arbre, les yeux de cette biche, les ailes de ce papillon, le chant de cet oiseau, le fruit de ce manguier, il est là partout autour de toi. Dieu est là à portée de main, Dieu c'est la Nature. Tout doit être respecté, toute forme de vie sur terre, du plus petit ver de terre au plus grand arbre de la forêt, au mettre titre que cet homme, cette femme ou cet enfant, quelle que soit ses origine, race, apparence et croyances. Avec Djambo, dans la forêt des 29 il n'y avait ni caste, ni clan, ni chef, encore moins de prêtre. Surtout pas de prêtre.

"Ce monde n'est qu'un campement provisoire. Et toute liturgie, un mensonge, une farce…"

Les 29 principes de Djambo – énoncés en fin d'ouvrage - n'ont d'autre finalité que de conserver aux êtres leur liberté, soumis qu'ils resteront aux seules lois de la Nature, afin de préserver le fragile équilibre du Monde. Equilibre qui lorsqu'il est perturbé peut avoir les conséquences les plus néfastes sur la vie des hommes. le problème étant d'en faire comprendre à ces derniers la relation de causes à effets, puisque toujours éloignés dans le temps. Relation que ces derniers se font fort de mépriser, harcelé qu'ils sont par le poison du désir. Criminelle fuite en avant vers une perdition reniée, mais de leur fait devenue inéluctable.

"Le seul lieu des hommes c'est le Temps. Il se chargera de les rattraper."

Un ouvrage qui interpelle à n'en pas douter. Comment ne pas extrapoler à ce que nous vivons aujourd'hui. Car si les appropriations sont moins brutales, encore que, l'irraisonnée soif du bien matériel a toujours la même prégnance sur la vie des hommes. Un ouvrage qui est quant à lui certes un peu long à imprégner son lecteur, mais qui, lorsque son objectif est entrevu, l'absorbe globalement, au même titre, on peut l'imaginer, qu'à pu le faire le regard envoûtant de Djambo sur ceux qui l'ont croisé.

Un ouvrage que j'ai tardé à tirer des rayons de ma bibliothèque. Reposé deux fois après en avoir lu quelques pages. Puis enfin lu. Comme quoi les dispositions d'esprit du moment changent l'abord des choses. Il y a un temps pour tout, tout entendre, tout lire. Car c'est un ouvrage que j'ai finalement beaucoup apprécié, même si son écriture peut comporter à mon sens des anachronismes de langages eu égard à l'époque des faits qu'il relate. Mais n'est-il pas vrai aussi qu'il se raccroche au temps présent tant la nature humaine a aussi peu évolué dans ses défauts depuis les immémoriaux alors que l'animale est restée constante dans son incidence sur la nature.


lundi 23 novembre 2020

La guerre de la fin du monde ~~~~ Mario Vargas Llosa

 


Le Brésil, c'est là que Mario Vargas Llosa a choisi de planter le décor de son roman paru en 1981, La guerre de la fin du monde. Il exploite le fait historique de l'épopée guerrière d'une communauté politico-religieuse en butte à la toute nouvelle république qui venait de mettre un terme au régime conservateur, lequel prévalait en ce pays à la toute fin du 19ème siècle. Cette épopée est connue sous le nom de guerre de Canudos. du nom du village bâti de toute pièce dans la proximité de Salavador de Bahia par la communauté rassemblée autour d'Antonio Conselheiro, communément appelé le Conseiller, dans la région de ce pays que son seul nom suffit à situer : le Nordeste.

La guerre de Canudos a ceci de particulier qu'une colonie autonome de civils, non formés à l'art de la guerre ni équipés pour et désignés sous le vocable de Jagunços (que google traduit par voyous), a mis en échec l'armée nationale au point de lui imposer pas moins de quatre expéditions pour venir à bout de cet îlot de refus d'une république jugée par elle trop laïque et toujours trop favorable aux grands propriétaires terriens. Elle avait en particulier décrété la séparation de l'Eglise et Etat et institué le mariage civil. La répression sera à la hauteur des efforts rendus nécessaires pour venir à bout de ce furoncle sur le dos de la république. Se compteront ainsi sur les doigts d'une main les hommes qui échapperont au coutelas vengeur des assaillants au cours d'un abominable massacre. Ce village premier de Canudos sera rayé de la carte et aujourd'hui englouti sous la retenue d'eau d'un barrage.

Antonio Conselheiro, le Bon Jésus, le Messie revenu sur terre, avait regroupé autour de lui les laissés-pour-compte du Nordeste. Anciens esclaves récemment affranchis, indiens dépossédés de leur territoire, nombre de pauvres déshérités, mais aussi d'autres toutefois moins recommandables aux yeux des autorités en place, anciens repris de justice et donc loin d'être des anges, tous avaient été séduits par le pouvoir de séduction de l'homme à l'allure christique prêchant le détachement des biens matériels de ce monde, le salut de l'âme, la justice. Ils avaient trouvé à Canudos le havre de leur subsistance acquise à la force de leurs bras, de rachat de leur passé ou tout simplement un peu de considération par le nivellement des inégalités.

J'imagine volontiers que l'intérêt de Mario Vargas Llosa s'est porté sur cet événement historique afin d'illustrer les conséquences d'une vie privée de liberté de pensée et d'opinion. Il a mis son talent d'écrivain au service de cette cause dont il connaît trop bien les effets pervers lorsqu'elle est bafouée. Difficile d'élaborer un discours impartial, sans que le moindre écrit ne vienne en confirmation du penchant, lorsque l'on prend parti pour les plus démunis. On comprend dans cet ouvrage que l'auteur détermine son camp par la seule relation de l'anéantissement de ceux qui voulaient vivre d'espoir d'un monde plus fraternel, plus égalitaire et plus juste. Il déploie dans cet ouvrage une formidable capacité à décrire les situations complexes, retraçant avec clarté et discernement les péripéties, analysant les états d'esprits de chacun des protagonistes et les motivations qui les animent.

La fin du monde n'est donc pas à ses yeux l'anéantissement de l'espèce humaine dans l'apocalypse mais bien, au-delà du bain de sang, celui de la liberté d'opinion par ceux qui asservissent la pensée. Savoir le mettre en mots dans un ouvrage dénué d'emportement, favorisé par une écriture accessible au plus grand nombre, même si cet ouvrage souffre de quelques longueur par la précision voulue par son auteur dans la description de l'horreur, cette seule capacité vaut à elle seule la consécration suprême octroyée à ce grand auteur en 2010.


vendredi 20 novembre 2020

Sans feu ni lieu~~~~Fred Vargas

 



Ouvrage duquel le héros récurrent de Fred Vargas, le commissaire Adamsbrerg, est absent. Il connaît pourtant Louis Khelweiler et son animal fétiche, Bufo le crapaud, puisqu'ils ont eu à résoudre ensemble une affaire de déjection canine (voir Un peu plus loin sur la droite, pour les inconditionnels de Vargas). Mais cette fois l'homme au batracien-in-the-pocket se dépatouille tout seul avec ce grand benêt que lui amène son amie Marthe, l'ancienne prostituée au grand coeur, reconvertie en bouquiniste sur les bords de seine. C'est original, mais le trottoir ne se quitte pas comme ça.

Elle est convaincue que le jeune Clément qu'elle a élevé en partie, puisque laissé à la dérive par des parents indignes, ne peut être celui que tout accuse dans l'affaire qui défraye la chronique du moment : les meurtres en série et au hasard de jeunes femmes seules. C'est tout un poème ce hasard d'ailleurs. Mais les flics peu versés à la poésie restent insensibles à la rime qui pourrait les conduire au meurtrier. Aussi, Louis Khelweiler, l'ancien retiré du ministère de l'intérieur, devra donc se débrouiller dans la clandestinité puisque retiré des affaires officielles. Il mobilisera non sans peine ses colocataires du gourbi qu'ils occupent en bonne indépendance les uns des autres, des défroqués de l'institution comme lui et autres universitaires en mal d'université. Une belle brochette d'originaux qui ne manquent pas d'esprit.

Un bon moment de détente que cet ouvrage. Il nous fait mener notre enquête et cache bien son coupable jusqu'au dernier chapitre comme il se doit. le genre d'ouvrage dans lequel on se sent en famille dans l'univers de Fred Vargas tellement on les connaît ces êtres singuliers à la gouaille nébuleuse et la formule argotique. Ils se complaisent en marge de la société à laquelle les nécessités domestiques les rappellent à contre coeur. Il faut dire aussi qu'ils ont des fidélités. La vieille Marthe en fait partie. Alors même s'ils n'y croient pas à son coupable dé

signé mais innocent, parce que c'est elle ils fouilleront Paris. En avouant quand même du bout des lèvres que comme ils disent, les "situations merdiques" ça les stimulent.


samedi 14 novembre 2020

On ne s'endort jamais seul ~~~~ René Frégni



Il y a Marilou dans Elle danse dans le noir. Il y a Charlotte dans Sur les chemins noirs. Voici Marie dans On ne dort jamais seul. Et toujours cette mère qui fait défaut. Eternelle absente du tableau de l'amour. Souveraine absente qui galvanise l'amour paternel, lequel peine à combler le manque. Forcément. Un horrible manque pour qu'une petite fille puisse s'épanouir à la vie. Une petite fille dont le vocabulaire est amputé d'un mot. le plus beau. le plus essentiel : maman.

Aussi lorsque Marie disparaît et que l'enlèvement se confirme, c'est la terre qui se renverse, le ciel qui s'assombrit en plein jour. Pour son père, Antoine, Marie c'est tout : son univers, son avenir, son soleil. Marie c'est sa vie. C'est sa maman disparue.

Celui dont l'enfant a disparu n'a pas droit au désespoir. Désespérer c'est condamner. Aussi c'est avec une rage folle qu'Antoine sillonne Marseille en tous sens, s'agrippe à toutes les aspérités de la vie pour sortir du gouffre dans lequel il est tombé. Il harcèle la police. Il ne dort plus. Il sombre. Pas de désespoir, Il n'y a pas droit. Il sombre d'impuissance.

Jusqu'au jour où il rencontre Jacky Costello. Un ami d'enfance perdu de vue. Et pour cause. Dix ans de prison. La prison est aussi souvent présente chez Frégni que les collines aux senteurs de romarin. Costello c'est le mauvais garçon au grand cœur. Touché par la peine de son ami, il prend les choses en main. Il a des relations. Beaucoup de relations, dans toute la ville. Pas toujours des anges loin s'en faut, mais des fidèles. Il est respecté Costello dans le milieu. Et il a ses méthodes. Des méthodes que ne peut s'autoriser la police. Des méthodes un peu rudes pour faire parler ceux qui auraient pu justifier de leur droit de garder le silence aux yeux de la loi. Avec Costello, Antoine retrouve ses esprits, la tempérance, l'énergie de fouiller Marseille avec méthode cette fois. Il retrouve goût à la vie. La vie de Marie. La sienne reviendra avec.

Quand Frégni donne dans le genre polar, il n'est plus question de nostalgie contemplative d'une Provence chatoyante et nostalgique. le rythme est endiablé. Les coups pleuvent. On fréquente les bas-fonds de la ville, et surtout les confins de la légalité. On n'est plus dans le monde des atermoiements et de la tendresse. La justice est expéditive. On se laisse gagner par la rage de rattraper les malfaisants, les plus monstrueux des monstres, ceux qui s'en prennent aux enfants.

Sauf que, le rythme est tellement soutenu que le roman s'essouffle. L'épilogue tombe aussi franc et vite qu'un couperet. C'est un peu cousu de fil blanc. C'est une fin en surexposition, une élévation. Un tableau épique qui porte aux nues un lien indéfectible : l'amour d'un père pour sa fille. Celle qui restera toujours sa petite fille, Marie.

Le grand gagnant dans tout ça c'est l'élan qui relie un père à sa fille, le lien indéfectible de l'amour réciproque. le grand gagnant c'est aussi l'amitié en dehors des chemins de la légalité. Une amitié forgée dans la rue, souvent à coups de poings. Une fidélité à l'épreuve du temps et des vicissitudes de la vie. Même si ce roman est un peu expéditif on y retrouve une constante chez Frégni, le besoin d'aller chercher cette lueur cachée au fond de l'être qu'il faut savoir extraire comme un précieux minerai pour ne pas désespérer de l'espèce humaine.

 

samedi 7 novembre 2020

Les chemins noirs ~~~~ René Frégni

 



Les chemins noirs de René Frégni n'ont rien à voir avec ceux de Sylvain Tesson. Si pour ce dernier il s'agissait de retrouver ce qui a échappé à l'aménagement du territoire de notre société mercantile dévorant la nature, pour René Frégni il s'agit de se soustraire à la justice des hommes en laquelle il ne reconnaît pas de légitimité. Il est dur de vivre en société lorsqu'on est un idéaliste épris de liberté. On comprend déjà à la lecture de ce premier ouvrage de René Frégni que les contraintes de la vie en société étouffent le poète qui se révèlera dans ses ouvrages à venir. Avec ce premier ouvrage il a sacrifié au besoin de s'exposer dans un roman trépidant, partiellement autobiographique.

Partiellement on l'espère en tout cas. Car si l'on comprend bien que les lois et règlements sont pour lui un carcan et ceux qui les font appliquer des garde-chiourmes, on peut dire qu'il tente le diable dans son rejet des contraintes de la société, allant jusqu'à tuer, certes sans intention de donner la mort ainsi que le qualifierait le juge, pour conserver sa liberté. La cavale effrénée qui s'imposera à lui dès lors sera ponctuée de nombreuses péripéties et autres malversations que la morale réprouve.

Mais que vaut la morale quand elle est écrite par des institutions, civiles ou religieuses, qui n'ont de la personne humaine qu'une notion administrative et comptable destinée à grossir des bataillons de fidèles ou de contribuables dociles. Que vaut la morale quand elle ne voit dans le sentiment qu'une circonstance atténuante dont il faudra encore prouver la sincérité. Ne vouloir vivre que d'amour et de l'air du temps se paie au prix fort.

René Frégni n'est pas tendre avec cette société dont il se fait fort de transgresser les lois, usant volontiers d'humour et d'ironie pour en brocarder les travers et contraintes. La formule lui tombe sous la plume comme grêle sous nuage d'orage; il en use volontiers pour lacérer de ses bons mots les tares et laideurs de l'espèce humaine. La jeunesse de son narrateur a besoin d'amour et des frivolités qui vont avec, mais celles qui croisent sa route et enflamment son coeur le fuient aussi vite que lui la maréchaussée.


Sauf qu'un jour il y aura Charlotte qui ouvrira ses yeux sur la grisaille de ce monde. Cette petite que sa mère de rencontre à Istanbul a abandonnée dans les bras du fugitif qu'il est deviendra son port d'attache, le point focal de son amour. Elle deviendra celle qui lui fera regretter son passé empoisonné. Il sait que Charlotte, a défaut d'avoir une mère, a besoin de sécurité, d'avenir. La fuite salutaire deviendra alors une maladie, un crève-coeur.

Ce premier roman nous donne déjà la clé pour comprendre le contemplatif que deviendra son auteur, niché au creux de ses collines s'enivrant des senteurs provençales. Il confirmera dans ses écrits futurs ce besoin de prendre ses distances avec tout ce qui veut faire autorité. Il y cultivera le fantasme fou de rechercher au fond de tout être mis au ban de la société les rêves d'enfant étouffés dans l'oeuf. René Frégni est un prospecteur qui du désert glacé d'une société avaricieuse tentera d'extraire les coeurs meurtris.


mardi 3 novembre 2020

La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps ~~~~~Yukio Mishima


J'en suis averti, la tétralogie dans laquelle je m'engage en lisant Neige de printemps de Mishima est une oeuvre testament. le testament d'un homme qui n'est pourtant ni condamné par la maladie ni en âge suffisamment avancé pour envisager l'échéance ultime prochaine. Mais pourtant, ainsi que l'écrit Marguerite Yourcenar dans l'essai qu'elle a consacré à cet auteur fascinant – Mishima ou la vision du vide – c'est le testament d'un homme qui prépare son "chef-œuvre" : son suicide rituel.

Cette connaissance de l'acte irréparable est à la fois nuisible et profitable à pareille lecture. En refermant Neige de printemps, le premier tome de la mer de la fertilité, je sais déjà que j'irai au terme de cette splendide œuvre romanesque en me procurant les trois autres opus d'une tétralogie qui prend des allures de monument. Un monument érigé par celui-là même qu'il rappelle à notre souvenir.

Nuisible la connaissance de ce parcours testamentaire, parce que je sais déjà que mon esprit va inconsciemment chercher au fil des pages les indices du cheminement intellectuel vers une fin décidée. Cette quête inconsciente peut me faire reprocher un voyeurisme morbide. Mais profitable plus encore, je veux m'en défendre, sera cette lecture. D'abord parce que les deux autres ouvrages que j'ai lus de cet auteur – le Pavillon d'or, Confession d'un masque – me donnent la certitude de me confronter au talent pur, ensuite parce que ce chemin sur lequel je m'engage est celui qu'il veut faire parcourir à son lecteur dans une démarche initiatique consciente du but fixé.

Kiyoaki est jeune et beau. Satoko est jeune et belle. Ils sont les héros de Neige de printemps. Ils se savent attirés l'un vers l'autre. Mais ne savent pas encore à quel point l'un est devenu indispensable à l'autre. Ils pensent encore pouvoir jouer de leur libre arbitre et mettre leur amour à l'épreuve des codes moraux de la société aristocratique dans laquelle ils sont nés. Ils ne se rendront pas compte qu'un jour ils auront dépassé le point de non-retour.

Neige de printemps est d'une esthétique rare

Il est des fictions tellement bien apprêtées qu'on ne doute plus qu'elles aient été vécues par leur créateur. Des fictions qui mettent tous les sens du lecteur à contribution au point de lui faire vivre les événements, les personnages, au point de le gagner aux émotions de ces derniers. Neige de printemps est d'une esthétique rare. Beauté de la nature, beauté des sentiments, tout est porté par un style épuré, une écriture solennelle, débarrassée des impuretés accumulées par l'usage. Une performance d'auteur qui nous livre un distillat, un absolu de pensée.

D'aucuns pourraient éprouver certaines longueurs dans des épanchements descriptifs. Mais il n'est que de se souvenir que l'auteur est engagé sur un chemin funeste, que chaque regard est un regard d'adieu et qu'il vaut la peine de s'appesantir sur quelques merveilles de la nature quand elle est écrin d'un cœur qui souffre.

J'ai décidé de continuer le chemin avec Mishima, ce marcheur obstiné. Je vais donc me procurer les trois tomes qui pavent la fin de son parcours. Mais j'attendrai que covid veuille bien nous rendre notre liberté pour aller me procurer ces ouvrages dans ma librairie préférée. Je ne veux pas qu'elle baisse le rideau parce que j'aurais été pressé d'accompagner un auteur vers le bout de son chemin. Je ne veux pas qu'un clic de souris éteigne à jamais la vitrine d'un libraire. La vitrine de mon libraire c'est la vie dans la rue, c'est mon ouverture au monde.