Lorsque la famille Buendia s'exile vers une contrée
reculée, encore inhabitée, pour y fonder Macondo, on l'imagine livrer un combat
contre une nature vierge et hostile avec tous les dangers auxquels se
confrontent les pionniers. On se rend très vite compte que Gabriel Garcia Marquez ne
fait que transplanter la graine de l'humaine condition dans une terre nouvelle
pour l'y observer dans sa germination et sa croissance. Espérant sans doute la
voir tirer enseignement d'une civilisation qui a montré ses imperfections et
lui donner l'occasion de nourrir une nouvelle prospérité.
Il s'affranchit de la contrainte du tangible dans le seul but de se focaliser
sur les thèmes qu'il veut développer avec l'artifice d'un laboratoire à ciel
ouvert. L'expérience démontrera pourtant rapidement que, peu importe le
terroir, les gènes prévalent. La petite société ainsi constituée reproduit à
son niveau les travers que la culture à plus grande échelle avait développés.
La plante humaine reste humaine. La transplantation n'a pas épuré son ADN des
tares congénitales et originelles qui la caractérisent.
La dérision peut se montrer d'une redoutable efficacité pour traiter de sujets
graves. Autant qu'un réalisme magique pour focaliser sur le fond du sujet et
s'affranchir d'une forme trop encombrée de ses codes moraux et sociaux, quand
ce n'est pas mystiques. Carcan cousu au fil de l'histoire et propre à distraire
de l'essentiel. Les références bibliques sont pourtant lisibles. Mais pourquoi
refaire le scenario d'une genèse quand un est déjà prêt pour servir de support
à une démonstration.
Observateur froid et objectif de l'expérience, le narrateur regarde prospérer
les nouveaux sujets, les décrivant retourner à leurs vieux démons,
"prisonnier de la solitude et de l'amour et de la solitude de
l'amour", mais leur ôtant la gravité "à prouver l'existence de Dieu à
l'aide de subterfuges au chocolat."
La consanguinité origine de tous les maux. L'observation d'une communauté
réduite au périmètre de Macondo peut-elle avoir valeur de généralisation ? le
petit cercle, symbolisé par celui que trace le colonel Aureliano autour de lui,
peut-il s'extrapoler à l'échelle de la planète, pour prouver l'enfermement de
l'humaine condition dans le cycle de l'éternel recommencement, éternelle
dégénérescence ? N'y a-t-il point d'échappatoire à toutes ces obsessions qui
font rejaillir "les plus anciennes larmes de l'humanité."
D'échappatoire à cette condition qui "poussent des gamines à se mettre au
lit pour ne plus avoir faim."
Même si j'ai peiné sur l'arborescence d'un arbre généalogique dans lequel on
confond ramure et racines, qui se termine en queue de cochon, je n'ai pu
qu'applaudir des deux mains ce burlesque sévère et foisonnant. Il n'est que de
lire à la page 440, éditions Points, le viol consenti d'Amaranta Ursula par
Aureliano – je ne sais plus le combien, mais cela importe peu. C'est ce genre
de ravissement à la virtuosité qui nous fait rejoindre la voix de ceux qui
plaident pour classer cet ouvrage parmi les cent meilleurs de tous les temps.
Au lecteur d'être à la hauteur !
"Il ne lui était jamais venu à l'idée que la littérature fût le meilleur
subterfuge qu'on eût inventé pour se moquer des gens, comme le démontra Alvaro
au cours d'une nuit de débauche. Il fallut un certain temps à Aureliano pour se
rendre compte qu'un jugement si arbitraire n'avait d'autre source que l'exemple
même du savant catalan, pour qui le savoir était peine perdue s'il n'était
possible de s'en servir pour inventer une nouvelle manière d'accommoder les
pois chiches."
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Ouvrages par genre
jeudi 4 juillet 2019
Cent ans de solitude ~~~~ Gabriel Garcia Marquez
samedi 22 juin 2019
Le deuxième sexe - tomme 1~~~~Simone de Beauvoir
"Toute l'histoire des femmes a été faite par les
hommes", et la hiérarchie instaurée, perverse et tenace, qui veut que la
femme soit inférieure à l'homme remonte aux temps primitifs. Époque où l'impact
du représentant de l'espèce sur son environnement dépendait avant tout de sa
force physique. Caractéristique qui avantageait le mâle, on l'aura bien
compris. C'est la biologie qui l'a voulu. Cela ne nous dit pas qui a voulu la
biologie, mais c'est un autre sujet.
Quelques milliers d'années plus tard, cet avantage n'en est plus un. Même les
mâles n'usent plus de leur force physique dans leur rapport au monde. Monsieur
Colt aura pu faire dire dans une publicité restée célèbre vantant sa machine de
mort que son invention avait supprimé l'inégalité originelle fondée sur la
force. D'autres machines plus pacifiques celles-là ont pris le relais, avec le
même succès pour supprimer le recours à la force physique, mais il faut
l'avouer, avec tout l'orgueil que l'homme peut tirer de son évolution, dans son
rapport à l'espèce il est resté primitif. La position qu'il s'est octroyée sur
le fondement de la force physique est restée à son avantage. Il y a encore du
chemin à faire pour arriver à ce que Simone de Beauvoir n'avait pas encore
appelé la parité.
En 1949, lorsqu'elle écrit le deuxième sexe, la femme vient tout juste
d'obtenir le droit de vote en France. En porte drapeau de la pensée féministe
Simone de Beauvoir cherche à répondre à la question concernant ses consoeurs :
"pourquoi la femme est-elle l'Autre ? … comment en elle la nature a été
reprise au cours de l'histoire; il s'agit de savoir ce que l'humanité a fait de
la femelle humaine".
Il faut parfois savoir se mettre en danger. Il faut parfois savoir se mesurer à
plus fort que soi. Pour le représentant mâle de l'espèce que je suis, se mettre
en danger c'est oser entendre les arguments qui battent en brèche l'orgueil
masculin. Se mesurer à plus fort que soi, c'est faire une pause dans la lecture
facile, et affronter des esprits hauts et forts. Comme par exemple lire Simone
de Beauvoir.
J'ai quand même pour moi d'avoir compris, à l'éclairage de son ouvrage, que je
me sentais inconsciemment plus d'affinité avec un Stendhal qui "jamais ne
se borne à décrire ses héroïnes en fonction de ses héros" plutôt qu'un
Montherlant pour qui "la chair féminine est haïssable dès qu'une
conscience l'habite. Ce qui convient à la femme, c'est d'être purement
chair." Sans remonter jusqu'à ce cher Pythagore qui a fait nos délices
dans les classes de mathématiques, dont j'ai découvert un autre de ses
théorèmes, lequel s'énonce ainsi : "Il y a un principe bon qui a créé
l'ordre, la lumière et l'homme et un principe mauvais qui a créé le chaos, les
ténèbres et la femme." Celui-là n'est le résultat d'aucune démonstration.
Il est le résultat de ce qui reste de primitif en nous. Difficile d'abandonner
les avantages acquis. Difficile de rétrograder, même quand l'évidence s'impose.
Mais attention les machos de tous bords, dès lors que la force physique n'est
plus une norme déterminante dans le rapport à la nature, celui qui a coutume de
s'en prévaloir au regard du sexe dit faible pourrait bien se voir déclassé.
Elles commencent à nous voler nos défauts, mais nous pas encore leur qualités,
elles ont de l'audience au foot, elles fument bientôt plus que nous. Le
troisième millénaire sera féminin ou ne sera pas.
Jusqu'à ce jour le mâle se vantait d'incarner la transcendance, cantonnant la
femme à l'immanence, à puiser dans ses propres ressources pour exister et
servir de nids douillet pour héberger l'embryon qu'il aura condescendu à lui
confier le temps d'une gestation. Priant pour que ce soit un garçon. Oubliant
avec sa virilité triomphante que s'il n'y avait plus de fille, la survie de
l'espèce tournerait court. On avait appris que la prise au monde de la femme
était moins étendue que celle de son congénère mâle, la voici plus étroitement
asservie à l'espèce.
Quand la religion s'est mise en demeure de régner sur les consciences, le sort
de la femme ne s'en est pas trouvé amélioré pour autant. Figurez-vous qu'il
s'en est découvert un pour déclarer que si l'âme n'habite l'embryon qu'à partir
du quarantième jour de sa conception pour un garçon, il faut attendre le double
pour une fille. L'auteur de ce postulat a été sanctifié pour sa perspicacité.
Convenez qu'avec cette finesse dans l'observation, la femme n'avait pas encore
trouvé d'allier dans les prédicateurs en religion monothéiste. Quel que soit le
prophète promu seul et unique dieu, ils ont tous eu grand soin de conserver à
la femme le statut que sa masse musculaire lui avait fait attribuer.
Voilà un ouvrage qui parle de l'homme avec une minuscule. Non pas dans le sens
où il ne représente que la moitié de l'espèce, excluant l'Autre, mais dans le
sens où la minuscule convient fort bien pour rabaisser le prétentieux à ce
qu'il est : un être de chair pétri de peur de se voir détrôné de la position
qu'il s'est arrogée au fil des millénaires. Et si l'Autre, la femme donc, reste
un mystère à ses yeux éblouis de lui-même, elle ne l'est pas plus du fait de
son sexe mais bien du fait qu'elle est une autre personne. Chacun est un
mystère pour l'autre.
Je ne cacherai pas qu'il est certaines des phrases de cet ouvrage que j'ai
relues plusieurs fois avant de les croire apprivoisées par mon entendement. Non
que je fasse le sourd à la pertinence de son argumentation, mais bien parce
qu'elles sont d'une force conceptuelle qui a réveillé quelques uns de mes
neurones assoupis. Le deuxième sexe est un essai philosophico sociologique qui
est forcément plus fouillé et élaboré que ce que je pourrais en restituer. Il a
encore toute sa valeur aujourd'hui, et quand ces dames utilisent les réseaux
sociaux pour secouer le cocotier je ne suis pas sûr qu'elles fassent encore
descendre sur terre toutes les noix récalcitrantes à entendre raison.
Pour ce qui me concerne, je ne voudrais pas non plus passer pour un ange. On
n'a d'ailleurs toujours pas déterminé leur sexe. Je dirai simplement en toute
sincérité que la seule chose qui me retiendrait à envisager une réincarnation
en femme, ce sont les chaussures. Celles qui perchent le talon et élancent la
jambe à faire fantasmer les hommes. Envisager la souffrance n'est pas notre
fort à nous les mâles.
vendredi 14 juin 2019
La peste ~~~~ Albert camus
Pourquoi relire La Peste tant
d'années après une première lecture ?
Je pourrais dire simplement que
c'est parce que j'ai grandi depuis. Que cette lecture qui avait été prescrite à
l'époque s'est imposée d'elle-même aujourd'hui. L'auteur qui rebutait autrefois
par l'austérité de sa pensée me serait devenu fréquentable. Rien d'affriolant
en effet, en ce naguère de première lecture, dans les lignes du prix Nobel pour
un esprit juvénile qui ne rêvait que de frivolités. La complexion de
l'adolescence est porteuse de tellement d'utopies, de fantasmes qu'elle verse à
contre cœur aux questions existentielles. Privilège de la jeunesse, Dieu merci
!
Mais le voilà donc qui sort du
bois celui-là, au travers de cette expression de l'inconscient populaire.
Inconscient il faut vraiment l'être pour le remercier. Camus s'en garde bien,
lui qui n'a de cesse de lui reprocher son silence, l'état de perplexité dans
lequel il nous abandonne, au point de rejoindre Nietzche lorsqu'il annonce que
Dieu est mort.
J'ai donc relu La Peste. Edition
Folio, acquisition 1973 ticket de caisse faisant foi, abandonné en marque-page.
Entre des pages désormais jaunies. Des pages au grammage lourd, on avait cure
des forêts en ce temps-là où l'on n'avait pas encore pris la mesure du trou
dans la couche d'ozone.
Depuis cette date, encore lisible
sur le ticket de caisse, j'ai eu l'occasion de faire plus ample connaissance
avec l'homme révolté au travers de ses autres œuvres, dont celle éponyme. J'ai
acquis désormais la certitude de bénéficier à propos de cet ouvrage d'un
éclairage que ne m'avait pas autorisé mes dissipations adolescentes.
Qui a dit qu'on ne relisait
jamais le même livre sous la même couverture ? Cette nouvelle lecture m'a donc
autorisé un regard neuf sur l'œuvre. Elle m'a permis de dénicher le philosophe
derrière le romancier. De décoder les travers et les tourments dont il
s'inspire pour crier sa révolte. Quand il a pris la plume pour écrire cet
ouvrage, il sortait tout juste de cette peste affublée d'un qualificatif de
couleur sombre, qui pour le coup exonère le divin de toute responsabilité quant
à son origine : la peste brune. Une peste d'origine bien humaine celle-là.
Comme s'il ne suffisait pas des fléaux naturels pour précipiter l'homme vers
son échéance ultime. Les analogies se dévoilent alors. Dans cet huis-clos à
l'échelle d'une ville, on identifie toutes les postures de l'homme assiégé par l’adversité
: la peur, l'individualisme, la lâcheté, la révolte, la superstition, mais
aussi le courage et l'abnégation, plus rares. Les résistants de la première
heure et ceux qui rejoignent le camp des vainqueurs sur le tard.
Celle nouvelle lecture m'a aussi
fait donner de l'importance au plaidoyer de son auteur contre la peine de mort.
Lorsque Tarrou découvre la raison pour laquelle son père, avocat général à la
cour d'assise, part certains jours avant l'aube pour se rendre à son travail.
Les jours où tombe le couperet.
Plus anecdotiquement, elle m'a fait relever à la page 60 de cette même édition,
l'allusion faite à cet autre roman de Camus lorsque les cancans diffusent les
faits divers et évoque l'assassinat d'un arabe sur une plage.
examen clinique de l'âme humaine
La Peste est la chronique froide
d'un observateur dont on apprend en épilogue les qualités et rapports aux faits
relatés. C'est un examen clinique de l'âme humaine en butte à
l'incompréhensible de sa condition. Crédos de l'humaniste dans son œuvre, les
cycles de la révolte et de l'absurde se fondent en un vortex de perdition
qu'aucune philosophie ne parvient à alléger du poids de la question restée sans
réponse : quelle intention supérieure derrière tout ça ?
La Peste fait partie de ces
ouvrages dont on ne se sépare pas. Même quand on pèche par insouciance
juvénile, on comprend quand même que les mots simples qui le peuplent expriment
une pensée lourde, à valeur intemporelle. Il n'est point question d'effet de
mode avec pareille œuvre. A conserver donc, pour une autre lecture dont on sait
déjà qu'elle sera différente.
vendredi 31 mai 2019
Né d'aucune femme ~~~~ Franck Bouysse
Après Grossir le ciel et Plateau, Né d'aucune femme est mon
troisième Frank Bouysse. A la lecture de Plateau, je lui avais reproché de
mettre mon vocabulaire à l'épreuve. Il faut dire qu'il n'y était pas allé de
main morte en employant mots et expressions qui feraient un carnage dans un
quizz sur Babelio. Je laisse aux forts en thème le soin de jauger leur niveau à
la lecture d'un florilège que j'avais souligné dans mon intervention sur
Babelio. J'en profitais pour mettre en garde l'auteur contre le piège de la
sophistication.
Avec Né d'aucune femme, il a tenu compte de mon conseil. Il est revenu à un
parler que l'on comprend d'autant mieux qu'il malmène allègrement notre sacro-sainte
vieille grammaire, comme on se plaît à le faire dans nos conversations de tous
les jours. Un parler que nos instituteurs, pas encore professeurs des écoles,
se sont évertués à tenter de dégraisser de ses idiomes et autres tournures
exotico-argotiques. Mais avec cet ouvrage, Franck Bouysse nous offre une autre
forme de mise à l'épreuve.
Cette fois, noir c'est noir, il n'y a plus d'espoir.
Ce vers extrait d'une chanson bien connue de notre rocker national récemment
disparu va comme un gant à cet ouvrage. J'ai failli craquer. Il n'y a vraiment
plus d'espoir. On a franchi un cap dans la déprime. J'ai failli ne pas aller au
bout tellement la marteau-thérapie du malheur y est allée fort pour écraser
toute velléité de voir émerger le moindre petit bonheur.
Mais quand il n'y a plus d'espoir, on se prend toujours à espérer. On est comme
ça. On ne veut pas croire qu'il n'y ait plus d'espoir. Et espérer quand il n'y
a plus d'espoir, ça s'appelle croire au miracle. C'est pour cela que je suis
allé au bout du tunnel. Et seuls ceux qui y sont allés aussi savent s'il y a de
la lumière au bout du tunnel. Cet ouvrage, c'est comme le boyau du malheur dans
lequel on rampe en quête d'air pur, qui se rétrécit au fur et à mesure de la
progression, jusqu'à étouffer son lecteur dans l'enfermement d'une solitude
oppressante. Claustrophobie mentale.
La victime sur laquelle Frank Bouysse s'acharne avec son style en forme de
flagellation s'appelle Rose. Elle a été vendue par son père à un riche
propriétaire en mal de descendance. Rose vivra un martyre. Elle nous dit dans
les cahiers qu'elle rédige, pour témoigner de son calvaire à la postérité, et
exister enfin, ne pas savoir trouver les mots pour exprimer son désarroi. Frank
Bouysse le fait pour elle. Il le fait si bien qu'on voudrait lui tendre la main
à Rose. C'est pour cela qu'on va jusqu'au bout. On veut savoir si les cahiers
que Rose a pu faire parvenir à un prêtre seront sa seule échappatoire à la
spirale de la négation de la personne dans laquelle il a enfermé sa victime.
Aux constantes que l'on retrouve dans ces trois ouvrages de Frank Bouysse - un
ancrage dans le monde rural, des personnages rustiques au point d'en devenir
associables, un acharnement du sort sur un héros qui devient victime de son
auteur, et un épilogue qui reste à deviner, ouverture incertaine vers l'espoir,
quand même - à ces constantes on ajoutera dans ce dernier ouvrage, Né d'aucune
femme, une cruauté froide qui glace le sang.
Un roman qui m'a fait marquer une hésitation en son milieu quant à le terminer.
Je suis quand même allé au bout.
vendredi 17 mai 2019
Brûlant secret ~~~~ Stefan Zweig
Stefan Zweig n'a pas son pareil pour l'analyse des sentiments humains. Avec lui, la culpabilité est souvent au centre de la palette. Et la psychologie enfantine au coeur de Brûlant secret. J'ai toutefois bien peur que l'exercice n'ait été périlleux pour lui. Il a eu du mal à placer son personnage entre innocence et maturité.
Mais je me ravise à cette
réflexion, en replaçant cette nouvelle dans le contexte de la première moitié
du XXème siècle. Les enfants n'étaient pas en ce temps nourris dès le plus
jeune âge des choses de la sexualité tel qu'ils le sont de nos jours avec tous
les supports à portée de main. Leur raisonnement avait en revanche plus de
consistance. Pour ceux en tout cas qui avaient les moyens de recevoir une
éducation digne de ce nom, comme c'est le cas du jeune Edgard dans cet ouvrage.
C'est un contexte que connaît bien Stefan Zweig. Il n'a pas été lésé par une
naissance indigente de ce point de vue.
Il n'en reste pas moins que c'est
du Stefan Zweig, avec son analyse méticuleuse du mécanisme mental de la personne,
traduite dans une construction tout aussi perfectionniste de son ouvrage.
Surtout lorsque celle-ci est articulée en chapitres titrés qui séquencent la
démarche. Cela tient du diagnostic clinique.
Reste la profondeur de l'analyse
de l'observateur indiscret de la nature humaine qu'il est. Et puis le style
onctueux comme toujours.
jeudi 16 mai 2019
Citadelle ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry
"Car j'ai vu trop souvent la pitié s'égarer." Ce
sont les premiers mots de cet ouvrage qui se présente comme le recueil des
méditations De Saint-Exupéry.
Si l'on en juge par le nombre d'occurrence de la conjonction "car"
dans cet essai, on ne doute plus de l'intention de Saint-Exupéry d'accumuler,
dans ce qui n'est alors qu'un fouillis de réflexions, les arguments qui
viendront étayer une démonstration. Elle reste certes à structurer mais on a déjà
compris qu'il s'agit de mettre en garde la plus turbulente des créatures de
Dieu, contre sa propension à se perdre en futilités.
"Si tu veux comprendre les hommes, commence par ne jamais les
écouter."
Saint-Exupéry ne
croirait-il en l'homme que parce qu'il est créature de Dieu ? Il manifeste à
l'égard de celle-ci un humanisme forcené mais exigeant. Avec ses
interpellations laissées à la postérité, il n'a de cesse de la stimuler pour
tenter de canaliser ses intentions vers le chemin de la raison. Une raison
empreinte de foi religieuse, même si parfois le doute gagne du terrain.
"…il n'est rien qui soit tien car tu mourras." Comportement
d'appropriation, d'avilissement contre lequel il ne cache pas son aversion
allant jusqu'à parler de pourrissement et qu'il sent de nature à détourner son
semblable de sa vocation originelle : bâtir l'humanité.
Bâtir. Une obsession chez lui. Empire, temple, cathédrale, dont on ne sait ce
qu'ils embrassent, mais tout est symbole dans une cascade de métaphores en
lesquelles émerge un idéal de vie. Elle est un éternel chantier et chaque jour
est une naissance. Chaque pierre devrait être une preuve de l'aptitude de
l'homme à faire de cette vie un édifice d'humanité dont la clé de voute serait
l'amour de son prochain.
"Mélancolique j'étais car je me tourmentai à propos des hommes"
Saint-Exupéry est
de ces êtres rares qui ont une distance avec leurs semblables au point d'en
ressentir de la solitude. Solitude de celui qui prêche dans le désert. Aux
antipodes d'un Camus qui se révolte contre l'absurdité de la vie et le silence
de Dieu, il loue la vie et justifie le mystère de Dieu. "Car je n'avais
point touché Dieu, mais un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu."
Citadelle,
c'est aussi la parole donnée à un père parti trop tôt et qui a cruellement
manqué à la jeunesse du petit Antoine. Cet ouvrage restera comme le plus pur
produit d'un esprit livré à la déception d'un monde trop imparfait.
Foisonnement d'allégories abandonnées en désordre à un avenir qui ne s'est pas
tenu. Et peut-être n'est ce pas plus mal. Car vouloir les rendre accessibles à
ses semblables n'eut-il pas ôté de la spontanéité au geste de l'écrivain et
fait perdre de la hauteur au philosophe.
Citadelle,
c'est aussi la richesse d'une poésie affranchie de la rime. Pensées brutes,
parfois confuses et difficiles à décoder tant elles comptent sur la force de
l'image, sur la candeur de la parabole. Bouillonnement contenu d'une foi en
l'homme chancelante mais toujours sincère, car entretenue vaille que vaille par
une éducation rigoureuse, laquelle refuse de céder du terrain à la facilité.
Le fil directeur de pareil ouvrage existe. C'est l'hymne à la vie. La structure
quant à elle n'existe pas encore lorsque Saint-Exupéry confie
ses pensées à ses carnets.
Celle qui sera inventée par ses éditeurs posthumes répondra à la préoccupation
de préserver un trésor tel qu'il aura été abandonné. Ils chercheront à
perpétuer ce "J'ai besoin d'être" et à mettre en valeur une pensée
humaniste trop tôt engloutie dans les flots de la Méditerranée en 1944. Mais,
ne sommes-nous pas "ensemble passage pour Dieu qui emprunte un instant
notre génération."
samedi 27 avril 2019
Seuls les vivants créent le monde ~~~~ Stefan Zweig
Ce recueil de textes inédits
couvrant la période de la première guerre mondiale est doublement intéressant
pour faire plus ample connaissance avec Stefan Zweig. Appréhender l'évolution
de son style et de ses opinions, l'évolution de l'homme et de l'écrivain.
Le style journalistique enflammé
du témoin des premiers jours de la mobilisation devient très vite plus
emphatique, grandiloquent puis dramatique – comment ne le serait-il pas ? - au
constat des horreurs de la guerre, pour sombrer finalement dans l'exaspération
face à l'impuissance générale à enrayer la machine infernale de la guerre,
broyeuse d'humanité, à mettre un terme à l'inimaginable.
Pour ce qui est des opinions, la
tentation patriotique de 1914 verse rapidement dans le pacifisme, bien avant la
fin de la guerre, dès que Stefan Zweig se sera rendu compte par lui-même de
quelle façon l'esprit fleur au fusil de 1914 s'est transformé en une boucherie
épouvantable. Allant jusqu'à faire l'éloge du défaitisme, à renoncer à toute
victoire tant que ce ne serait pas celle de la fraternité entre les peuples.
A la lecture des ouvrages que
Stefan Zweig publie après la première guerre mondiale, on peut être parfois
blasé de la grandiloquence redondante de son style. On ne s'émeut toutefois pas
de cette emphase lorsqu'il rend hommage dans un chapitre de cet ouvrage à Henri
Barbusse, lequel a publié le Feu - journal d'une escouade, avant même la fin de
la guerre. Cet ouvrage a fait partie, avec Les croix de bois de Roland
Dorgelès, de ceux qui ont forgé ma fascination d'horreur à l'égard de celle
qu'on appelle la Grande guerre. Et Stefan Zweig de répéter en leitmotiv
l'expression de Henri Barbusse qui coupe court à toute dissertation sur la
description de l'horreur :" On ne peut pas se figurer!" Expression
qui a imposé le silence à nombre de rescapés du massacre organisé, lesquels se
sont très vite rendus compte qu'ils ne parviendrait jamais à faire comprendre
ce qu'ils avaient vécu, à ceux de l'arrière, à ceux qui ne l'avaient pas vécu
justement.
A l'occasion d'un séjour qu'il
fait en Galicie, dans laquelle il avait été envoyé en mission en 1915 lorsque
cette région avait été reprise aux Russes, Zweig s'était ému du sort réservé à
ses coreligionnaires juifs. Sans imaginer que vingt ans plus tard il serait
lui-même l'objet de persécution du fait de sa religion.
Autant d'événements qui ont forgé
le pacifisme de l'homme et la volonté farouche de l'écrivain de le faire savoir
et gagner ainsi à sa cause tous ceux qui auront de l'influence en ce monde.
Recueil de textes édifiant pour
comprendre le personnage, l'auteur, l'argumentation de sa pensée d'humaniste
fervent qu'il est devenu, et mesurer son désespoir quand il voit l'Allemagne se
fourvoyer à nouveau dans la tragédie à partir de 1933. Désespoir qui le
conduira au geste fatal que l'on sait en 1942.
jeudi 25 avril 2019
Carthage ~~~~ Joyce Carol Oates
Cressida est intelligente et douée pour les arts. Mais elle
n'appartient pas au canon de la beauté de notre monde moderne sur médiatisé.
Son complexe esthétique l'isole dans un mal-être silencieux qui ne s'exprime
que par son engouement pour M.C. Escher, le dessinateur illusionniste aux
perspectives hallucinantes.
En expert du trompe-l'œil, M.C. Escher enferme le spectateur de ses œuvres
dans un labyrinthe spatial. Lui donnant à la fois l'impression d'apesanteur et
de claustration dans un infini sans issue.
Cressida, l'intelligente, se convainc de désamour quand sa sœur Juliet, la
belle Juliet, goûte au bonheur dans les bras du beau Brett Kincaid. Convaincue
de demeurer incomprise, Cressida souffre et gâche ses talents.
"Il nous est nécessaire d'être farouchement aimé pour exister."
Traumatisme de la guerre, univers carcéral, peine de mort, mal-être d'une
jeunesse harcelée par des images virtuelles mensongères, Joyce Carol Oates
explore les aspects pervers de la société moderne. Elle a fort habilement
construit ce magnifique roman comme un dessin de MC Escher. Un roman à tiroirs
aux perspectives bouchées, digressions et confusion des époques pour gagner son
lecteur au poison de l'enfermement.
Une souffrance sans remède, à moins de provoquer un électrochoc. Cressida
disparaît. Un électrochoc qui pourra toutefois être plus autodestructeur que
salvateur. Sauf à faire appel à la puissance du pardon.
Fabuleux roman à l'étonnant réalisme qui prouve l'immense talent de son
auteure.
vendredi 12 avril 2019
La possibilité d'une île ~~~~ Michel Houellebecq
"Je pense qu'elle va trouver que tu es trop vieux..."Oui c'était ça, j'en fus convaincu dès qu'elle le dit, et la révélation ne me causa aucune surprise, c'était comme l'écho d'un choc sourd, attendu. La différence d'âge était le dernier tabou, l'ultime limite, d'autant plus forte qu'elle restait la dernière, et qu'elle avait remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être vieux.
Avec Houellebecq appelons un chat un chat, surtout si on fait de préférence allusion à la femelle de l'espèce. Il est certain que si on lit Houellebecq au premier degré on restera au niveau de cette partie de son anatomie qui rime avec citrouille. C'est avec pareille écriture décomplexée, dépouillée de l'adverbe, proche de la langue parlée que Houellebecq a séduit son lectorat. Une écriture affranchie de toute censure, propre à libérer l'homme de la violence et la licence qui bouillonnent au tréfonds de son être. Avec Houellebecq, seul le bonheur est absent du tableau. Comme tabou. Le réalisme sombre dans la déréliction et clame à longueur de pages le malaise existentiel de son héros. Une lecture qui laisse un goût de cendre dans la bouche.
l'accouplement est le seul acte de la vie humaine qui détourne vraiment de l'obsession de la mort.
vendredi 5 avril 2019
Geisha ~~~~ Arthur Golden
J'ai lu cet ouvrage avec avidité. Il s'offre à nous comme le récit des mémoires d'une geisha retraitée, expatriée aux États-Unis à l'heure de ses confidences. Il m'a fait découvrir l'envers d'un pan de décor de la société nippone qui aura pu leurrer l'occidental non averti que je suis. Les geishas sont-elles des femmes artistes, ou bien des courtisanes précieuses qui pratiquent là comme ailleurs le plus vieux métier du monde ?
"Nous ne devenons pas geisha
pour jouir de la vie, mais parce que nous n'avons pas le choix".
Ces propos mis dans la bouche de
Mameha, la grande sœur de Sayuri, au sens de celle qui la prend sous son aile
pour lui apprendre le métier, sont de nature à couper court à toute spéculation
quant à l'élégance d'une culture. Il y a donc aussi derrière le masque de la
poupée le drame de jeunes filles qui ont accédé à ce statut parce que, comme
Sayuri, elles ont été vendues par des parents qui ne pouvaient plus subvenir à
leurs besoins.
L'estampe japonaise, le cliché de
la femme au visage fardé de blanc, enveloppée dans son kimono de soie richement
décoré, aux gestes à la fois gracieux et calculés, fait illusion quant à la
finalité du cérémonial qu'elles ont appris à mettre en scène.
Magnifique roman d'Arthur Golden
qui aborde ici une forme d'asservissement institué en tradition pour des jeunes
filles qui ne deviennent pour le coup plus propriétaire de leur propre corps.
La jeunesse et la beauté sont devenues valeur marchande dans les mains de
tuteurs dont on comprend bien le rôle véritable. La vente de la virginité de
Chyio, devenue Sayuri sous son nom de geisha, sera négociée au plus offrant
pour rembourser le coût de son acquisition et ses frais d'éducation. Il est
clair que dans pareille situation les penchants affectifs d'un cœur tendre ne
pèsent guère plus lourd que le jour où elle a été arrachée à sa famille.
Prise au jeu de l'intérêt
qu'elles suscitent les geishas sont élevées dans un univers de rivalité sans
concession. Une éducation draconienne conditionne la jeune fille, laquelle
n'envisage alors plus pour s'émanciper que de devenir la maîtresse d'un riche
protecteur, un danna, qu'elle cherchera à séduire avec le plus extrême
raffinement dans un climat de concurrence féroce.
L'aspect qui a pu détourner le
spectateur non averti de la réalité moins brillante de cette caste sociale
inscrite dans la tradition japonaise est le côté sophistiqué de l'exercice de
séduction pratiqué par ces femmes. Ce qui reste une forme de prostitution,
certes dirigée vers une élite fortunée, présente un aspect artistique
indéniable dont la finalité est d'éveiller l'imaginaire et porter le désir à
son paroxysme.
Cet ouvrage produit par un
spécialiste de la culture japonaise allie avec grand succès les références
sociétales, culturelles et historiques au drame qu'ont pu vivre certaines
d'entre elles, comme la jeune Chyio héroïne de ce roman. Une fresque picturale
qui n'est pas exempte de sensualité au spectacle de l'effleurement de corps
graciles offerts à la convoitise des puissants. Ces derniers présentés sous un
aspect moins reluisant. Un roman moral à l'esthétique rare qui donne le goût de
sa relecture et de voir le film qui en a été tiré en 2005.