Selon les propos de Tacite mis dans la bouche de Schopenhauer dans
cet ouvrage, "la soif de la gloire est la dernière des choses à laquelle
l'homme sage doit s'intéresser". Et pourtant ne passons-nous pas notre vie
dans la quête de la reconnaissance de nos pairs ?
C'est l'évidence qui saute aux yeux de Julius Hertzfeld lorsqu'il apprend
qu'une maladie incurable le condamne à brève échéance. L'urgence l'assaille
alors de trouver sens à sa vie avant de la quitter. Il est un psychiatre
reconnu. Il se met en demeure de fouiller dans le registre de ses patients en
quête de ceux qu'il aura guéris de leur mal être et auront retrouvé ainsi goût
à la vie. Mais contre toute attente son attention se porte sur le nom d'un
homme, Philip, lequel souffrait d'une obsession sexuelle irraisonnée et
méprisante de ses partenaires, dont le cas aura été l'échec de sa carrière.
Philip en voie de devenir lui-même psychothérapeute cherche un tuteur pour sa
thèse. Un marché se conclut entre eux : Julius accepte de devenir son tuteur à
la condition que Philip intègre un groupe de patients en thérapie collective.
Féru de philosophie, de Schopenhauer en
particulier dont les préceptes lui ont permis de trouver apaisement à son
addiction au sexe, c'est à contre coeur que Philip intègre le groupe. Il voue
en effet à ses congénères la même misanthropie que celle qui animait son maître
à penser en son temps. Cette indisposition sera augmentée lorsqu'il découvrira
parmi les personnes constituant le groupe une de ses partenaires d'un soir. Elle
cultive logiquement à son endroit une rancoeur féroce.
Gagné à l'obsession de faire de sa vie un bénéfice pour les autres et non de
laisser le souvenir de sa personne, Julius déploie son ardeur à guérir Philip
de l'affliction qu'il identifie comme l'origine de tous les maux sur terre :
l'indifférence voire le mépris de l'autre. Lequel s'était exprimé chez lui par
des conquêtes sexuelles innombrables et sans lendemain.
Voilà donc le quatrième ouvrage que je lis de la main d'Irvin Yalom.
Après Nietzsche, Spinoza, Épicure, je le
retrouve aux prises avec les thèses de Schopenhauer.
le psychothérapeute qui se ressource chez les philosophes se frotte dans cet
ouvrage au plus atrabilaire d'entre eux à l'égard de ses congénères. Son
intention étant de contrer la propension des uns à fuir leurs semblables,
dont Schopenhauer s'était
fait un porte drapeau, et à faire naître la conviction que la communauté
humaine ne peut être que réconfort de tout un chacun lorsqu'il est confronté à
l'angoisse de la mort. Julius s'en est convaincu lui-même en forme de
résilience après avoir accusé le coup de l'annonce de sa fin prochaine.
La caractéristique de la vie est son impermanence. La mort est inéluctable.
Aussi Irvin
Yalom, à l'unisson des grands philosophes humanistes, veut nous convaincre
que la meilleure façon de l'aborder est de donner sens à sa vie, en se tournant
vers les autres et non se focalisant sur sa propre personne. de pouvoir se dire
à l'échéance ultime que l'on revivrait volontiers la même vie, si tant est
qu'elle fut dépourvue de l'âpreté au gain, de la satisfaction de ses moindres
désirs, y compris sexuels, lesquels ne sont que voleurs de conscience.
Irvin Yalom intègre
son lecteur dans le huis clos de cette thérapie de groupe. Il développe les
cheminements de pensée, étudie l'interaction des caractères et les processus
d'évolution des mentalités vers le but que s'est fixé son héros et porte
parole. Ce dernier se montrant le moins invasif possible dans les échanges, son
rôle se limitant à relancer une discussion qui s'essouffle ou au contraire à
calmer les ardeurs qui s'enflamment.
Comme à l'accoutumer dans les ouvrages d'Irvin Yalom, la
thérapie portant essentiellement sur la libération de la parole, il fait le
plus grand usage du dialogue dans ceux-ci. Cette méthode a le mérite de donner
vie à l'écrit et de rendre la lecture très fluide. L'intrusion de la
philosophie dans la psychanalyse est passionnante. Elle veut nous convaincre
que l'homme doit s'assumer lui-même y compris et surtout en envisageant sa
propre mort. Ne pas avoir recours aux expédients d'une quelconque religion,
reposant donc sur la croyance, qui n'est à ses yeux, lui promettant une vie
après la mort, que duperie et refus d'assumer sa finitude.
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Ouvrages par genre
mercredi 16 septembre 2020
La méthode Schopenhauer ~~~~ Irvin D. Yalom
lundi 7 septembre 2020
Morsures ~~~~ Hélène Bonafous-Murat
Morsures est un ouvrage dans lequel Hélène Bonafous-Murat a à n'en pas douter mis beaucoup d'elle-même. Cet ouvrage place en effet son intrigue dans le monde des images, des estampes en particulier. Sujet qu'elle connaît mieux que quiconque pour en être une experte reconnue. Et s'il est une certitude qui me tenaille au sortir de cette lecture, c'est tout d'abord que ce sujet est pour elle au-delà d'un métier une passion et qu'en second lieu sa compétence y éclate aux yeux du néophyte que je suis. le néophyte a certes tôt fait d'être ébloui par le maître me direz-vous, mais il conserve quand même sa capacité de jugement quant à l'écart des compétences. A moins bien entendu que je ne sois l'objet d'une mystification, ce qui n'aurait rien de surprenant tant l'auteure a l'art d'entraîner son lecteur dans une spirale de confusion, à savoir qui est qui, à quelle époque, en chair et en os ou bien en impression sur vélin.
Ce fut pour moi de la part de l'auteure et selon sa dédicace
une invitation à me plonger dans l'image et à m'y perdre. Mission accomplie. Ce
n'est qu'à l'épilogue, ô combien surprenant, que j'ai pu recouvrir mon libre
arbitre et applaudir à l'artifice de construction, lequel m'avait emberlificoté
dans une intrigue qui en masque une autre. J'avoue avoir été déstabilisé par la
confusion des narratrices. Et pour cause. J'ai même failli décrocher, mais
quelque chose me chuchotait d'aller au bout. Bien m'en a pris.
Enquête il y a, puisque crime il y a, et aussi vol d'œuvre rare.
Mais curieusement le corps de l'intrigue se déporte et entraîne le lecteur
profane sur une terra incognita. L'enquête verse dans le cercle fermé des
amateurs éclairés du monde de l'image. L'auteur de l'œuvre rare qui a
refait surface avant de disparaître à nouveau est certes vite identifié.
L'experte ne l'est pas pour rien. Mais qui sont les personnages représentés sur
cette estampe du XVIIème siècle, qui est le commanditaire de cette
œuvre et quel est son message à la postérité ?
L'image sollicite l'imaginaire, force la convoitise,
interpelle l'experte et la transporte dans le temps du geste de l'artiste.
Cette représentation est comme un trait d'union entre deux sensibilités
écartelées par des siècles d'une présence silencieuse et anonyme, oubliée des
regards. L'experte s'en imprègne, se fond dans le personnage représenté au
point de verser dans le dédoublement de la personnalité. Elle devient le sujet
représenté jusqu'à ressentir le contact de la main de l'autre personnage de
l'image sur son épaule et s'interroger sur ses intentions.
L'image affole le marché. Les spécialistes fourbissent leurs
armes à coups de milliers de dollars pour faire de cette œuvre, hier inconnue
et déjà célèbre, la cible de leur convoitise. Alors que le lecteur est resté
sur son interrogation : qui a tué le commissaire priseur, pourquoi, et qu'est
devenue la vedette du catalogue soustraite à la vente organisée en l'hôtel
Drouot ?
Morsure est un ouvrage d'une richesse culturelle avérée.
L'image ne sollicite pas seulement la sensibilité artistique, mais renvoie à
l'histoire, la grande, en un temps où, du fait de sa rareté la représentation
graphique prenait son sens, son intérêt et donc sa valeur. Une tout autre
envergure et signification que le flot des banalités sur colorées qui inonde
notre monde d'aujourd'hui au point d'en devenir polluant. de témoignage de la
réalité qu'elle était autrefois, l'image est devenue aujourd'hui représentation
d'un monde virtuel, fugitif, déposée sur un support volatile et donc tôt promise
à l'oubli.
Quant au titre, un tantinet aguicheur pour l'ouverture sur
une forme de polar, me voilà désormais armé pour faire œuvre de
connaissance technique et vous dire qu'il est un terme de vocabulaire des
aquafortistes. Mais je vous laisse découvrir ce que ce genre de morsure peut
laisser de traces durables dans le monde de l'image. Morsures est
une lecture exigeante, quelque peu déroutante qui peut blaser l'amateur
d'émotions fortes. Mais qu'il se méfie de l'irrationnel, il pourrait bien
l'inciter à faire des retours sur images.
dimanche 30 août 2020
Le trestoulat ~~~~ Henri Bosco
L'édition Folio du Trestoulas d'Henri Bosco comporte en fait deux nouvelles qui tiennent leur intrigue en des temps décalés. L'habitant de Sivergues est la deuxième.
Dans un Luberon aux relents de Provence non encore devenu ce lieu de villégiature aux allures de Toscane que l'on connaît aujourd'hui, les gens vivaient au rythme des saisons et aux caprices d'une terre avare de ses faveurs.
Le Trestoulas est un plateau où seuls poussent les cailloux sous le soleil brûlant de l'été. Il retrouve tout à coup de la valeur quand le ventre de la colline ouvre ses enrailles au Clapu, son propriétaire qui était sur le point de s'en défaire. Ce solitaire taiseux y a trouvé le moyen de faire rendre gorge à ceux qui avaient décidé de changer le cours de l'eau. Dans la mentalité et la culture villageoises on ne touche pas à impunément au jet de la fontaine et au miroir du bassin de la place du village qui depuis les temps immémoriaux avaient fait la prospérité du village.
Avec une écriture aussi claire qu'imagée, Henri Bosco nous restitue ce parler du fond de l'âme de ces gens simples qui n'avaient que leur honneur et la fierté de ceux qui vivent de leur travail pour tout bagage. Deux nouvelles qui a leur lecture font chanter à nos oreilles les sonorités de l'accent provençal et resplendir à nos yeux ce qui vaut à cette région l'engouement dont elle jouit aujourd'hui.
samedi 22 août 2020
Avancez masqués ~~~~ Hélène Bonafous-Murat
mardi 21 juillet 2020
Eugénia ~~~~ Lionel Duroy
Etat satellite des grandes puissances européennes la Roumanie a peiné à s'émanciper et à se constituer en état indépendant dans les frontières qu'on lui connaît aujourd'hui. Avec Eugenia, Lionel Duroy ouvre une fenêtre de son histoire au cours de laquelle les boucs émissaires aux difficultés du pays en quête d'identité étaient tout désignés parmi les membres de la communauté juive du pays.
Lorsque la seconde guerre mondiale s'annonce le nationalisme roumain fait
pencher la balance des alliances vers les forces de l'axe, alors que la
Roumanie s'était alliée à la France et l'Angleterre lors de la première guerre
mondiale. Les Juifs de Roumanie feront les frais de ce choix au cours de
pogroms, dont celui de Jassy en 1941, qui ont entaché l'histoire de ce pays
convoité en ce temps sur ses frontières par l'URSS en Bessarabie (aujourd'hui
partagée entre Moldavie et Ukraine), l'Autriche Hongrie en Transylvanie.
Jeune étudiante en université lorsque les premières manifestations hostiles aux
Juifs se déclarent avant la guerre, Eugenia prend
spontanément leur défense. Y compris lorsqu'un de ses frères devient un des
meneurs de la terreur menée contre eux. Devenue journaliste et résistante
pendant la guerre, elle poursuit son combat pour plaider la cause de ce
peuplement confessionnel dont on connaît trop bien le sort funeste qui lui fut
réservé en cette période noire de l'histoire de l'Europe.
Au travers du combat de la jeune Eugenia appliqué
à des références historiques vérifiables, Lionel Duroy ouvre
la réflexion sur la cause du ressentiment meurtrier et instinctif qui s'est
manifesté à l'encontre d'une communauté confessionnelle intégrée de longue date
au coeur du pays ; alors que la politique roumaine du moment n'était nullement
gangrénée par une idéologie ségrégationniste comme en Allemagne. Il ouvre
également sur l'évolution du métier de journaliste qu'Eugenia veut
promouvoir de simple relation des faits en une approche moderne, plus humaine,
en quête du ressenti des personnes face à l'actualité. Clin d'oeil également et
accessoirement sur la culture d'un pays dont on oublie les accointances qu'il a
eues avec le nôtre. La langue française y était répandue dans une part non
négligeable de la population.
Bel Ouvrage que celui-ci qui sous la plume de Lionel Duroy a
pris le nom de son héroïne. Au-delà de la page d'histoire d'un pays qui dans
notre inconscient nombriliste s'est fait voler la vedette par les grandes
puissances de la seconde guerre mondiale, voilà une façon de nous remettre en
mémoire que le fleuve de l'antisémitisme qui se déversait dans l'océan de haine
des camps de la mort était alimenté par des ramifications qui prenaient leur
source dans tous les recoins de la vieille Europe.
dimanche 12 juillet 2020
L'écriture ou la vie ~~~~ Georges Semprun
George Semprun a choisi d'écrire certains de ses ouvrages autobiographiques en français, langue qu'il dominait comme tant autres. Il s'est alors heurté à une difficulté sémantique inattendue de la langue de Molière, une lacune. Il est un mot qui fait défaut à cette dernière, celui qui exprime le "vécu intime" de la personne. En français, le mot expérience a une connotation trop physique, presque scientifique, il ne fait pas suffisamment appel au ressenti qui grave la mémoire profonde comme peuvent le faire les substantifs idoines en allemand ou en espagnol.
Car c'est évidemment sur ce terrain que se situe la raison d'être d'un
témoignage, la transmission du "vécu intime" d'une page de l'histoire
personnelle d'un être aussi tragique qu'a pu être celle des camps de la mort.
Comment faire comprendre à autrui que celui qui en est revenu n'est plus celui
qui y est entré, à celui qui est dehors ce qu'a vécu celui qui était dedans.
Cette discrimination du dedans dehors est le credo de son premier ouvrage le grand
voyage. Comment faire comprendre que celui qui était dedans y a vécu la
mort, si tant est que la mort puisse se vivre, même s'il en est revenu.
Alors évidemment, quand il s'agit de transmettre ce "vécu intime",
les difficultés se font jour : que dire, quand le dire, comment le dire, et au
final pourquoi le dire ? Car le témoignant se heurte en fait à l'écueil suivant
: qui pour entendre, comprendre et surtout admettre ? Qui aura le courage de se
placer dans l'inconfort moral d'affronter une vérité historique déshonorante
pour l'humanité ?
Jorge Semprun avait
observé le sort réservé à l'ouvrage de Primo Levi édité
dès le lendemain de la guerre, en 1947. le rejet des grands éditeurs, la
diffusion confidentielle, le piètre accueil de ses contemporains étaient perçus
par lui comme une volonté d'occulter cette page sombre de l'histoire de
l'humanité, comme un faux-pas de cette dernière. Jorge Semprun s'était
donc imposé l'exercice surhumain de repousser le harcèlement du souvenir et la
tentation de le crier à la face du monde. Il refusait la culpabilisation d'être
revenu de l'enfer - Il faut lire à ce sujet en fin d'ouvrage ce qui concourut à
la survie du matricule 44904, son matricule. Il voulait connaître le bonheur
fou de l'oubli. Il se plaçait en posture de quête de repos spirituel.
Avec L'écriture
ou la vie, Jorge
Semprun nous propose une forme d'élévation, que lui autorise sa
culture philosophique. Conscient qu'une écriture de témoignage de faits ne
serait que "litanie de douleurs", qu'il faut pour frapper les esprits
lui préférer une forme suggestive plus que figurative, il n'évoque jamais la
haine mais dénonce le Mal absolu. Avec la majuscule qui donne à ce substantif
la dimension mythologique que lui vaut l'ampleur des conséquences néfastes
infligées à l'espèce humaine par le nazisme.
La mort de Primo
Levi en 1987 a été pour Jorge Semprun la
prise de conscience de la dépendance du souvenir au témoignage des seuls
survivants des camps de la mort : "Le souvenir vivace, entêtant, de
l'odeur du four crématoire : fade, écoeurante… l'odeur de chair brûlée… Un jour
prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce
ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur.
Inodore, donc." La disparition de Primo Levi remettait
la mort d'actualité. Jorge Semprun qui
disait avoir vécu sa propre mort à Buchenwald acceptera quelques années plus
tard, en 1992, une invitation à se rendre sur le site du camp. Il acceptait de
confronter le rêve de la vie d'après, et d'avant aussi d'ailleurs, avec celui
cauchemardesque qui lui avait volé ses vingt ans. Sa vie après le camp, c'était
sa vie après la mort. Renaissance, aussi absurde que naissance, pour se voir
confronté à une mort tout aussi stupide. Ce ne sont ni Camus ni Cioran qui le
contrediront.
Après une stratégie de survie qui consistait à ne rien lire, ne rien écrire sur
le sujet honni, à rechercher la compagnie de personnes ignorant tout de ce
passé maudit et tenter de devenir un autre, Jorge Semprun trouve
le courage d'affronter cette page de sa vie au travers de l'écriture, bien
averti qu'elle le rendrait vulnérable aux affres de la mémoire. Il se convainc
de dire que tout ce qui n'est pas du domaine du camp est du domaine du rêve,
dans un ouvrage qu'il avait d'abord intitulé L'écriture ou la mort qui sera
publié sous celui de L'écriture
ou la vie.
Moi qui suis un lecteur de ces mots des Jorge Semprun, Primo Levi, et autres
hommes et femmes témoins de l'enfer des camps, moi pour qui "l'odeur de la
fumée du crématoire n'est qu'une phrase, une référence littéraire, une idée
d'odeur", je reste fasciné d'horreur à la lecture de chacun de ces
ouvrages qui du Mal absolu ne me donne certes qu'une idée, mais qui
m'attribuent ma juste part de responsabilité d'appartenir à une espèce capable
de ce Mal.
jeudi 9 juillet 2020
Comme un enfant qui joue seul ~~~~ Alain Cadéo
Si le passé cesse trop vite de nous appartenir, l'avenir happera tout aussi goulûment celui qui se livrera à la quête effrénée de lendemains meilleurs. Folle et mortelle fuite en avant. C'est à n'en pas douter le raisonnement que s'est tenu Barnabé Raphaël dans sa vie bien établie pour tout plaquer, et retourner au pays qui l'a vu naître. Sans autre projet que celui de vivre chaque instant. Souveraine et absolue procrastination qui consiste à repousser les lendemains eux-mêmes vers un futur toujours plus lointain. Remâcher le présent pour ne le déglutir avant d'en avoir apprécié toutes les saveurs. Philosophie de vie qui ne saurait déplaire à un certain Épicure.
Barnabé Raphaël a décidé de bannir tout ce que la vie
moderne peut comporter de promesse de vie meilleure pour laisser ses poumons
s'emplir de l'air du temps, son coeur de la vie des autres, son être de la
force de la Nature. Rejoindre l'océan et l'entendre lui confier le secret du
Monde. Insouciant du tumulte des pauvres inconscients qui lui tournent le
dos. Comme
un enfant qui joue tout seul.
Alain
Cadéo est doué d'une grande acuité dans l'observation de l'âme
humaine. Mais ce ne serait qu'égoïste satisfaction si cette qualité ne se
doublait de l'aptitude à la rendre intelligible à autrui. Généreux partage qui
confère sa noblesse à l'art d'écrire.
Il y a dans son écriture la solitude de l'homme rentré en
lui-même pour y fouiller les tréfonds de son être comme Zorba le grec les
entrailles de la terre : "Putain de montagne, j'aurai ta peau". Et ce
cri de victoire de la pépite ramenée à la contemplation des incrédules. Cette
prose poétique dispensée aux coeurs à la dérive en cicatrisation de leurs
désillusions d'une vie abandonnée au démon du confort matériel.
On est souvent seul dans la multitude, on n'est jamais seul
dans le désert. Il y a toujours un être improbable qui surgit d'un épineux ou
d'un rocher. Et pourquoi pas l'amour quand le coeur s'est libéré des
contingences qui brident sa spontanéité. Lire Alain Cadéo pour
ne pas dire j'ai oublié de vivre.
jeudi 25 juin 2020
Pseudo ~~~~ Romain Gary
Tu t'es bien moqué de moi Émile, ou Paul, ou tant d'autres noms derrière lesquels tu brouilles les pistes tout au long de ces quelques deux cents pages. Tu t'es bien moqué de moi pour m'avoir mis sous les yeux ce galimatias de fulgurances schizophréniques.
J'ai bien cru avoir à faire avec
un dingo. J'avais fait confiance à la notoriété d'un Goncourisé, un certain
Ajar. J'apprends qu'Ajar n'est qu'un pseudo. Qui cache un
certain Paul. Paul Pavlowitch.
Qui pourrait bien être encore quelqu'un d'autre. Attention un auteur peut en
cacher un autre. Ne franchissez cette limite qu'après avoir regardé de tous
côtés. Vous êtes cernés par les pseudos, au point
que dans le corps du texte tu enfonces le clou et te fais appeler pseudo-pseudo. Faut-il y
mettre la majuscule ?
Il faut être sûr de soi pour
faire avaler pareille potion à un éditeur. Qui lui-même la glissera dans le
gosier des tourneurs de pages crédules. Ils auront acquis cet ouvrage sur une
couverture. Car en le feuilletant sur l'étal du libraire ils auront reconnu
quelques formules au cynisme assassin comme ils les aiment. Comme on achète un
vin sur l'étiquette. Gare au gogo ignorant des cépages et des crus, il pourrait
bien avaler de la piquette.
Je m'étais régalé avec La vie devant
soi, amusé d'une certaine loufoquerie avec Gros-câlin.
Quand j'ai retrouvé Émile Ajar avec Pseudo, je n'ai pas
hésité. J'ai bien cru y reconnaître un furieux sens de la dérision, lequel m'a
rappelé un certain Romain Gary. Tu vois
de qui je veux parler, un Prix Goncourt lui-aussi. Mais je me suis convaincu
que tu n'aurais quand même pas osé.
Oser faire un pied de nez pareil
à l'Académie, pour leur refiler un autre chef-d'oeuvre sous le manteau,
subrepticement comme ça. Comme quelqu'un qui aurait le talent chevillé à l'âme
aussi vrai que moi j'ai le doute. Mais Gary n'aurait jamais fait ça.
Tu t'es bien foutu de moi, mais
je te pardonne. Je suis beau joueur. J'ai bien conscience que lorsqu'on est
arrivé au sommet, on ne peut que redescendre. Alors forcément ça angoisse.
Parce qu'un troisième prix Goncourt sous un autre pseudo, ce n'était
plus possible. Tu commençais bien à te rendre compte que certains affranchis
dans les milieux littéraires affichaient un sourire pincé par la suspicion. de
la jalousie à n'en pas douter.
Je ne t'en veux pas parce qu'avec
tout ce que tu nous avais déjà offert sous tant de masques grotesques on
retrouvait toujours ce même regard insondable. On le savait scruter son
intérieur obscur, en quête des mots assez forts pour nous dire à quel point ce
qu'il voyait à l'extérieur lui faisait peur.
mardi 23 juin 2020
Le jardin d'Epicure ~~~~ Irvin D. Yalom
"Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en
face". C'est avec cette maxime De
La Rochefoucauld qu'Irvin Yalom termine
son ouvrage. Et s'il nous confirme la précaution de ne pas nous brûler les yeux
en fixant l'astre de vie, il nous invite pour ce qui est de la mort à ne pas
nous voiler la face. En adoptant par exemple les préceptes d'Épicure pour
calmer nos angoisses éventuelles et apprivoiser l'idée de la mort, puisqu'il ne
saurait être question de la dompter.
Épicure dont les jouisseurs auront travesti la philosophie à leur avantage, ne
retenant du bien vivre sa vie que le simulacre réducteur de faire bonne chair.
Que ce soit sous la dent ou sous la couette, oubliant sans vergogne les élans
d'humanité qui prévalaient dans l'esprit du philosophe, privilégiant une
généreuse cohésion entre congénères affublés du même poids sur la conscience
qu'est l'impermanence de la vie. Démarche en quête d'ataraxie, la tranquillité
de l'âme. Être acteur de l'ici et maintenant, valoriser ainsi chaque instant de
sa vie, condition nécessaire selon lui pour affronter son échéance inéluctable
avec le sentiment d'avoir rempli le rôle non-dit dévolu à tout être doué de
raison apparu sur terre. Car dans le mystère de la vie, on s'interroge en fait
sur l'intention qui la déclenche et la reprend.
Irvin Yalom dénie
le recours au dogme religieux quel qu'il soit sans toutefois en faire reproche
aux convaincus. Il lui préfère ce que la raison permet de déduire de ses
cogitations intimes. C'est à n'en pas douter ce qui lui vaut ses affinités avec
un Spinoza ou
un Nietzsche,
lesquels ne voyaient en la religion que soumission naïve, dénuée d'esprit
critique, inculquée par une éducation despotique.
J'ai eu à cette lecture la satisfaction de retrouver un concept dont mes
pauvres réflexions secrètes avaient envisagé l'hypothèse. C'est la théorie de
la symétrie. Épicure avance que l'état de non existence avant la naissance est
le même que celui d'après la vie. Il n'y aurait donc pas d'angoisse à avoir
d'une mort qui n'est jamais qu'une situation déjà connue – on ne sait quel terme
employer quand il s'agit d'évoquer le non-être – mais qui ne nous aurait donc
laissé aucun souvenir. Que pourrait être en fait souvenir du néant ?
Le jardin d'Épicure est un ouvrage de réflexions potentiellement secourables
fondé sur la riche expérience d'un thérapeute de renom, construit à partir de
témoignages choisis par lui pour leur valeur pédagogique et qui encouragera
l'angoissé en détresse à trouver une oreille avisée. Celle d'un confrère. Un
spécialiste apte à décrypter l'origine de certaines peurs ou angoisses
harcelant le conscient ou l'inconscient de tout un chacun. Il y a donc quand
même en filigrane dans cet ouvrage une autopromotion de la profession à
laquelle Irvin
Yalom a consacré sa vie, sachant pertinemment que l'angoisse de la
mort est un fonds de commerce qui a de l'avenir.
Mais cantonner cet ouvrage à une finalité mercantile serait un détournement
d'intention auquel je ne me livrerai pas. Il a une réelle valeur didactique
puisqu'il n'est question ni de spiritualité ni de métaphysique ou encore
d'ésotérisme. C'est un ouvrage qui aborde un sujet lourd auquel, aux dires de
l'auteur, beaucoup de ses confrères rechignent, confrontés qu'ils sont
eux-mêmes à leur propres doutes. le dernier chapitre leur est d'ailleurs dédié
avec la précaution oratoire de l'expurger du jargon technique afin d'emmener
jusqu'au point final le profane, lequel aura trouvé dans le reste de l'ouvrage
les ressources suffisantes pour ne plus se voiler la face et dormir du sommeil
du juste, en faisant que ses rêves ne deviennent pas cauchemars.
samedi 20 juin 2020
Le problème Spinoza ~~~~ Irvin D. Yalom
A trouver le nom de Spinoza en titre
d'un ouvrage on est surpris de le voir associé à celui d'un Alfred Rosenberg,
l'idéologue du parti nazi.
Rosenberg, personnage en retrait, plus introverti, moins exposé que ceux avec
qui il partagea le banc des accusés au procès de Nuremberg, nourrissait en
lui-même trois contrariétés souveraines. Il n'était en premier lieu pas aimé
des têtes d'affiche du parti, au premier rang desquels son idole Hitler. Ce
dernier ne le gratifiant de compliments que pour les diatribes racistes
enflammées qu'il publiait dans le journal dont il était rédacteur en chef. En
second lieu, son arbre généalogique pouvait faire ressortir, à qui aurait su
fouiller les archives, une lointaine ascendance juive. Et enfin, il se
confrontait au problème Spinoza.
L'obsession principale d'un idéologue tel que lui étant la légitimation de ses
théories, plus ces dernières sont scabreuses, voire malsaines jusqu'à être
nauséabondes, plus le recours aux références du passé lointain s'impose pour
dissoudre leurs fondements dans le bourbier d'une mémoire invérifiable. C'est
l'exercice auquel se livre Rosenberg dans son intention de soutenir la thèse de
la nature vénéneuse de la race juive, en remontant bien au-delà du siècle qui a
vu naître Spinoza,
le penseur juif d'ascendance portugaise dont la famille persécutée avait trouvé
refuge aux Pays Bas. Mais Spinoza pose
problème dans l'argumentation historique du théoricien du fait de l'aura qu'il
a auprès des penseurs allemands de souche, au premier rang desquels Goethe.
Les Allemands plaçant ce dernier très haut sur l'échelle des célébrités du pays
et l'évoquant volontiers quand le discours se fait nationaliste, sans doute au
grand dam de sa mémoire. Sa notoriété fait référence. Spinoza avait
certes été excommunié à vingt-trois ans par les autorités religieuses de sa
confession, mais selon Rosenberg le poison juif n'est pas dans la religion,
mais bien dans le sang de la race. Aussi, la célébrité de Spinoza auprès de
l'intelligentsia allemande, de purs Aryens, est-elle un caillou dans la
chaussure du théoricien névrosé et pervers qu'il est et dont le racisme
imprègne chaque cellule de son corps.
En peine de comprendre les écrits du philosophe, dont a fortiori son ouvrage
majeur l'Ethique,
Rosenberg qui se dit lui-même philosophe, s'empresse, dès la conquête des Pays
Bas par l'armée allemande en 1940, de s'approprier la bibliothèque de Spinoza. Espérant sans
doute y trouver la clé du succès des pensées de ce dernier auprès des
intellectuels allemands et élucider ainsi ce qui était devenu en son esprit le
problème Spinoza.
Spinoza, refusant de
voir son raisonnement étouffé par le dogme, avait été un problème pour ses
coreligionnaires contemporains. Ils avaient été conduits à le marginaliser. Il
en est resté un pour les idéologues nazis en sa qualité de juif dont ils
auraient pu épouser les thèses si ce n'était le soi-disant poison que sa
naissance avait introduit en ses veines.
Beaucoup des personnages des ouvrages d'Irvin Yalom deviennent
fictivement ses patients. Il est un psychanalyste américain de renom et la
thérapie psychanalytique reposant beaucoup sur la libération de la parole, il
fait grandement usage dans ses ouvrages de la technique du dialogue. Elle a le
mérite de rendre ses ouvrages très vivants, de structurer de manière très
lisible au profane le cheminement de pensée dans la recherche des sources du
mal. Cette approche convaincante permet d'intégrer le processus intellectuel
qui a pu amener une personne à commettre le pire. Même si, s'agissant des
théoriciens de l'idéologie nazie, on ne peut déceler de justification
intelligible à leurs thèses. L'exploration de leur raisonnement débouche dans
l'impasse de la perversité pure, laquelle a pu trouver en la personne du
schizophrène mégalomane qu'était Hitler la prédisposition à l'envoutement
hypnotique des masses.
Le problème Spinoza est
un ouvrage absolument passionnant en ce sens qu'il confronte par chapitre
alternés le bien et le mal absolus, la philosophie libérée de la tradition, de
la prière, des rituels et de la superstition d'un Spinoza à la
théorie irrationnelle et contrainte d'un Rosenberg. le premier plaçant la raison
au dessus de tout quand le second se focalise les critères de race. L'esprit
éclairé contre l'obscurantisme le plus opaque et le plus malfaisant.
Ma lecture de "Et Nietzsche a
pleuré" m'avait fait découvrir et apprécier cet univers de l'évocation
philosophique au travers du prisme de la psychanalyse, avec une écriture
accessible dépouillée du jargon technique spécialisé, ce second ouvrage que
j'ai lu de cet auteur me conforte dans cet engouement. Ouvrage très
enrichissant tant sur le plan historique que sur celui des mécanismes de
pensée.