"Viens. Manquons de génie ensemble."
Cette invite que Jacques Rainier
adresse à Ann Garantier, deux personnages des Clowns lyriques, est aussi celle
que Romain Gary adresse
à son lecteur. L'impliquant par là dans la responsabilité de l'échec de la
quête d'absolu qui a été le credo de toute sa vie. Une vie dans laquelle il
s'est attribué un rôle de filtre de la nature humaine, à extraire les qualités
et piéger les défauts.
Parce que son lecteur, tout comme
lui, est affublé de la même nature. Une nature qui avilit tout ce qu'elle
touche : la politique, la religion, la planète, ses semblables, tout,
absolument tout. Y compris l'art quand il veut y donner un sens. Et même et
surtout l'amour. Amour que Romain Gary ne
conçoit que sublimé. L'amour vrai qui ne doit rester "qu'aspiration à
l'amour", quand l'amant n'est en réalité, du fait de sa nature charnelle,
qu'un consommateur.
Thème central de cet ouvrage,
l'amour. L'amour de son prochain. Surtout si ce prochain est une femme. Une
femme idéalisée, au point de la vouloir inaccessible, divinisée. Plus haut que
cela, un amour de la féminité qui ne sera assouvi que dans l'inassouvissement.
Une féminité qu'il ne faut pas déflorer, au risque de la spolier avec ses pattes
sales, trempées au bain glauque et nauséabond de la réalité.
Cet Ouvrage est une véritable mise à l'épreuve de son lecteur. Il teste son
assiduité à accompagner l'auteur jusqu'à l'épilogue des déboires amoureux de
Willie Bauché, célèbre réalisateur d'Hollywood dont on vante l'harmonie du
couple, mais dont l'épouse, Ann, est finalement partie avec Jacques Rainier, un
aventurier idéaliste, gagné à toutes les causes humanistes. Romain Gary embarque
son lecteur avec lui pour le faire convenir de sa propre complicité au naufrage
de l'amour. Une façon de briser sa solitude, "cette prière jamais
exaucée." Un lecteur qu'il a pourtant décidé de malmener avec un festival
de dérision, d'ironie, de cynisme, d'obscénité parfois, pour le mettre lui
aussi face à cette responsabilité. Car il appartient à la même espèce. Un
lecteur qu'il met cependant en garde en introduction - en page 10 édition Folio
- une précaution oratoire qui donne le ton, en forme de défi d'affronter
moqueries et agressions qui foisonnent dans cet ouvrage.
Un ouvrage construit comme la
divagation d'une nuit d'ivresse, propre à faire défiler sous les yeux de son
lecteur des tranches de vie abracadabrantesques, dans lesquelles il reconnaîtra
ses propres turpitudes. Les plus insensées, les plus grotesques, auxquelles sa
nature le condamne. Un ouvrage dans lequel il invoque à plusieurs
reprises Albert
Camus, et tant d'autres notoriétés de l'édition, avec qui il se ligue
contre ceux qui, pétris de certitudes, sont persuadés d'avoir raison. Quand de
raison il n'est point sur cette terre. L'absurde, fait aussi partie des
accointances de ces deux confrères qui n'ont recours au Très-Haut que pour lui
reprocher d'avoir conçu un être aussi bas.
Les élans de la plus grande
sensualité dont est capable Romain Gary et
qui abondent dans cet ouvrage peinent à maîtriser les égarements loufoques,
voire lubriques, qui interviennent en leitmotiv et renvoient l'homme à sa
bassesse. Il en est de même pour les tournures poétiques bien inspirées que
l'on reconnaît chez Romain Gary, mais
dont l'inclusion dans pareil texte tourne presque à l'incongruité. La liberté
de ton se frotte en permanence à la dignité. Étrange dichotomie dans laquelle
il faut chercher l'intention de ce roman : choquer autant que séduire pour
crier autant suggérer un désarroi qui tourne à la névrose.
Plus encore que dans ses autres
ouvrages, j'ai senti chez son auteur le désespoir suinter par tous les pores de
la peau. Au point de percevoir cette fois l'exaspération face à l'impuissance à
changer le monde. C'est bien dans l'intention qu'il faut chercher son sens à
pareil ouvrage trop souvent déconcertant, mais qui appelle au ralliement pour
sauver l'homme de sa propre nature. L'intention est louable. Impliquer le
lecteur dans cette quête d'idéal lui est apparu comme un devoir.
"Les hommes manquent de
génie. Dante, Pétrarque, Michel-Ange… Épaves
du rêve ! Qu'est-ce donc que le génie, si nul ne peut l'accomplir sans fin dans
le cri de la femme aimée.