"Ce grand désenchanté se sent de plus en plus étranger dans un monde qui ne veut de la paix à aucun prix, où chaque jour la passion égorge la raison et où la force assassine la justice". De qui parle Stefan Zweig en ces termes dans le portrait qu'il dresse d'Erasme, de son sujet ou bien de lui-même ? Cette assimilation en son personnage ne doit rien au hasard. Nous sommes en 1935, il s'est contraint à l'exil à Londres, fuyant la montée du nazisme en son pays depuis la prise de pouvoir d'Hitler deux ans plus tôt, horrifié qu'il est du sort réservé à ses coreligionnaires juifs.
Stefan Zweig a trouvé en Erasme
un personnage taillé sur mesure pour endosser le costume du philosophe
humaniste et pacifiste qu'il est lui-même. Il a trouvé chez l'auteur de L'éloge
de la folie l'archétype, le support idéal pour développer le fond de sa pensée
sur une nature humaine qu'il voit contaminée par le plus grand des maux : le
fanatisme.
En ce début de 15ème siècle où la
science, les découvertes des explorateurs commencent à battre en brèche les
certitudes imposées par l'Eglise toute puissante, Erasme s'est trouvé, à son
corps défendant, impliqué dans la lutte sans merci que se livrent les papistes
et les réformés. Entre la curie de Rome vautrée dans le luxe et la luxure et la
rigueur explosive d'un Luther qui déverse sur l'Europe le flot de sa verve
intarissable contre le dévoyé d'une Eglise régnant en monopole sur les
consciences.
Humaniste à l'habileté sans égale pour critiquer son époque sans se faire
enfermer dans les carcans ou conduire au bûcher, Erasme s'était fait le
porte-parole des pacifistes, précurseur de l'internationalisme à l'échelle de
ce qu'était le monde d'alors, l'Europe. Son génie de l'accommodement cherchait
dans le christianisme une haute et humaine morale propre à apaiser plutôt qu'à
enflammer. Précurseur de la Réforme qu'il avait voulue moralisatrice et
tolérante, il s'est laissé déborder par le bouillant Luther qui ne voyait en
lui qu'un couard, un champion de l'esquive indéterminé à force de vouloir
préserver.
Magellan, Balzac, Marie Stuart,
fouché et d'autres, portraits plus que biographies sous la plume d'un Stefan
Zweig qui s'attache plus à la psychologie des personnages qu'à la chronologie
événementielle de leur vie. Mais avec Erasme on perçoit une intention
supérieure, une nécessité, une urgence que lui inspire le contexte de l'époque
au cours de laquelle il écrit cet ouvrage. "Erasme était la lumière de son
siècle." Il a choisi ce personnage pour dire toute la souffrance qui
l'accable de voir l'Europe sombrer dans la folie meurtrière sous la férule d'un
tyran. Surement a-t-il fouillé l'histoire pour dénicher le personnage qui
serait le plus à même de porter le message qu'il veut lancer à la face du
monde. Il a déjà perçu en 1935 que la paix était compromise. Que la gangrène du
fanatisme la rongeait très vite.
Il a sous-titré son ouvrage
Grandeur et décadence d'une idée, démontrant tout au long de ce dernier que les
hommes ne sont pas à la dimension de leurs idées quand elles prônent
l'humanisation de l'humanité.