Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mercredi 25 novembre 2015

L'écume des jours ~~~~ Boris Vian

 


L'écume des jours ! Difficile d'avoir un avis mitigé. On aime ou on n'aime pas. Je ne connaissais Boris Vian que de nom. Cette lecture m'a donné le goût de m'intéresser à ce phénomène qui a pu produire un tel ouvrage. Je me suis documenté sur sa vie, son œuvre. J'ai alors fait connaissance avec un musicien passionné de Jazz, un formidable touche-à-tout qui s'est distingué dans tellement de disciplines artistiques et culturelles. Le magnifique site Internet qui lui est dédié restitue bien l'originalité de ce personnage truculent. Je suis convaincu qu'il l'aurait aimé. De son côté Patrick Poivre d'Arvor lui a consacré une fort belle émission dans sa série "une maison, un écrivain". Combien de célébrités du monde la chanson ont chanté ses textes innombrables ?

En refermant cet ouvrage, le cartésien que je suis se demande encore comment il a pu en venir à bout. A n'en pas douter à cause de son côté émotif. Car L'écume des jours est avant tout une belle histoire d'amour. Seulement voilà, c'est loufoque au possible. Ça respire la "provoc" du courant zazou des années 40, même si Boris Vian ne l'a pas revendiqué. C'est un pied-de-nez à la société de la vieille Europe qui ne s'est pas remise du traumatisme de la guerre. Boris Vian lui désigne un nouveau modèle de vie. Celui qui a enfanté le jazz.

Dans sa vie trop courte, il n'a pas connu le succès espéré avec cet ouvrage. Ses contemporains avaient les pieds sur terre, ou plutôt dans la boue, celle du marasme des années 40. Ils n'étaient pas prêts à se faire bousculer par le saugrenu, le décalé, jusqu'à l'absurde.

Car il faut tout changer dans cette société, pour ne pas repiquer au drame. Il y a dans cet ouvrage comme une urgence à faire bouger les choses. La vie est courte. Celle de Chloé, mais peut-être aussi celle de son auteur. La vie ne doit pas être prise au sérieux. Sauf quand elle met ton amour en danger. C'est alors l'escalade dans le délire. La machine s'emballe. A sa manière, Boris Vian te jette à la figure le ridicule du quotidien, de tous les gestes, de toutes les paroles de ceux qui vivent quand d'autre meure. D'autre que l'on aime par-dessus tout.

Mais même dans la tragédie, la dérision relève la tête. Alors quand Chloé est aux portes de la mort, il nous pose une question : "…est-ce que du point de vue moral, il est recommandable de payer des impôts, pour avoir en contrepartie le droit de se faire saisir parce que d'autres payent des impôts qui servent à entretenir la police et les hauts fonctionnaires, c'est un cercle vicieux à briser, que personne n'en paie plus pendant assez longtemps et les fonctionnaires mourront tous de consomption et la guerre n'existera plus."

Alors, on aime ou on n'aime pas ? J'avoue quand même que j'ai eu du mal. Et même si je reconnais qu'il y a quelques pépites que je resservirais volontiers, j'ai du mal à voir dans cet ouvrage ce qu'on vante dans les milieux "autorisés" comme l'un des cent meilleurs romans du XXème siècle. J'ai plus été fasciné par le personnage, son urgence prémonitoire de consommer la vie par les deux bouts, que par cette œuvre.

samedi 21 novembre 2015

Lettre d'une inconnue ~~~~ Stefan Zweig

 


Un cœur qui cherche une oreille compatissante à laquelle se confier, se soulager d'un mal qui le ronge : serait-ce une obsession chez Stefan Zweig ? Amok, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, Le joueur d'échecs, et d'autres peut être que je n'ai pas lus, sont dans cette conception.

Si certaines confidences bénéficient d'une écoute attentive pour s'épancher, La Lettre d'une inconnue force quant à elle la porte de son destinataire. Elle espère y trouver l'écho, certes posthume, auquel sa rédactrice aspirait depuis que son cœur a porté son dévolu sur un homme, un jeune écrivain déjà célèbre. Il ne l'a jusqu'alors payée en retour que d'indifférence.

On ne connaîtra pas l'identité de cet ingrat adulé. Stefan Zweig s'adresse-t-il cette lettre à lui-même ? S'accable-t-il de froideur quand une femme s'enflamme de passion à son endroit ? Se sert-il de son ressenti pour disséquer ce qui éloigne homme et femme quand une volonté supérieure voudrait les rapprocher ?

"Les femmes vivent dans le passé, nous autres dans l'avenir, …" déclare-t-il dans ses Journaux. Il cherche en quoi et comment les contraires pourraient trouver leur complémentarité dans une collusion sentimentale devenue improbable.

Les femmes vivent l'amour dans l'idéal, le rêve. Les hommes dans l'accomplissement. Pour elles, la relation charnelle est un aboutissement, pour eux c'est une conclusion. Elles savent donner quand eux ne savent que prendre. Voire peut-être même dérober. Pour elles encore, aimer est une grâce divine quand pour eux ce n'est qu'une promesse de volupté.

La passion insensée que cette femme déclare dans sa lettre est initiée dès l'adolescence, décrite avec les outrances de cette période de la vie. Ancrée au plus profond de l'être sensible, elle se prolonge dans la maturité. Elle est cependant étouffée, pour ne pas déranger. Même et surtout quand un abandon occasionnel, pourtant non récompensé de l'attention tant désirée, aura été fécond. Appropriation égoïste d'une parcelle de bonheur en forme de compensation ?

Le supplice psychologique est-il une autre obsession chez Stefan Zweig. Il aborde avec cette lettre le drame de l'amour insensé confronté à la désinvolture. Après le deuil de son amour, celui de son enfant, l'auteure de la lettre, dont on ne connaîtra pas le nom, ne pourra alors se résoudre à faire le deuil de la révélation. Certainement pas pour insuffler le remord dans les pensées de l'être idolâtré, seulement et pathétiquement pour glaner un peu d'attention de sa part.

Cette nouvelle est-elle exempte de narcissisme quand l'être adulé présente tant de ressemblances avec son concepteur ? Beaucoup de questions quant à l'intention de Stefan Zweig avec la publication de ce texte, lui qui n'a jamais voulu avoir de descendance. Il n'en reste pas moins que l'exploration de cette situation, caricaturale à dessein, est d'une intensité dramatique troublante. Un vrai travail d'orfèvre dans l'approche de la perversion du destin.


samedi 10 octobre 2015

La plus que vive ~~~~ Christian Bobin

 



Christian Bobin s'adresse à sa femme, au présent. Au gré des pages l'imparfait la lui vole. Il se reprend vite, dès qu'il s'en rend compte.

Il refuse le présent sans elle. Il refuse d'être avec elle à l'imparfait.

Sa femme est morte.

La plus que vive est un ouvrage qui nous apprend la "brume sur la terre vidée de son rire". Il nous apprend l'amour avec des mots de tous les jours.

Le bonheur c'est toujours à l'imparfait.

Ce n'est pas apitoyant. C'est bouleversant.


vendredi 2 octobre 2015

Les cerfs-volants ~~~~ Romain Gary



 

Mémoire. Amour. Espoir. Quelle apothéose !

Depuis que j'ai découvert cet auteur, chacun de ses ouvrages est pour moi une étreinte. Je me sens en harmonie avec sa pensée, sa philosophie sans dieu, sa distance avec le bien et le mal, ce ressenti intime qu'il sait insinuer en moi au travers de ses mots et trouver mon adhésion.

Ce roman est certes une histoire d'amour. C'est surtout une preuve d'amour qu'il adresse à qui voudra la cueillir. Ultime offrande. De la part de celui qui sait mais ne juge pas. Romain Gary connaît la part inhumaine qui habite l'humain. La vie est à ses yeux une souffrance qui prend figure humaine. "Son visage me parut familier et je crus d'abord que je le connaissais, mais je compris aussitôt que ce qui m'était familier, c'était l'expression de la souffrance".

Il aime, mais a des scrupules à être aimé quand un autre nourrit la même aspiration et s'en trouve délaissé. L'univers féminin est son refuge. Les femmes, à commencer par sa mère, ont toujours été sujet d'admiration pour lui : "Notre père qui êtes au ciel, mettez le monde au féminin !"

Ami qui trahit, ennemi qui épargne, rien n'est définitivement bon ou mauvais. Il conserve le fol espoir de voir l'homme changer. Il le sait esclave de ses instincts. Il voudrait le voir se satisfaire d'un cerf-volant qui "le tirerait vers le bleu". Une structure fragile qu'un souffle de vent arrache à la terre, comme un cri silencieux lancé au ciel pour dire aux hommes que l'essentiel est ailleurs.

Un livre de Romain Gary, c'est comme une respiration dans une atmosphère de convoitise et de préjugés. Mais quoi qu'il arrive il n'en veut pas aux hommes. Ils ne sont pas responsables. C'est comme ça. C'est le système, dans lequel il implique le grand ordonnateur des choses de ce monde, sans chercher à disserter sur sa nature.

On le savait libre et distant, presque froid, dans les cerfs-volants, le voilà épris et romantique : "Je passai mes dernières heures avec Lila. le bonheur avait une présence presqu'audible, comme si l'ouïe, rompant avec les superficies sonores, pénétrait enfin les profondeurs du silence, cachées jusque-là par la solitude."

La guerre offre un contexte favorable au dévoilement des personnalités. On détecte alors entre tous ces personnages une connivence pour délivrer un ultime message. Ambroise qui se détourne du monde en regardant ses cerfs-volants, Julie Espinoza, le général von Tiele, Hans, Bruno, Marcelin Duprat, Lila bien sûr : ne vous dressez pas les uns contre les autres, la vie donne suffisamment d'occasion de souffrir.

Mais ce point final. Quand on pense que c'est le dernier. Peut-être prémédité ? Posé là derrière un mot, alors qu'il y en aurait eu tant d'autres à crier à la face du monde avant de rejoindre les cerfs-volants dans le ciel.

jeudi 17 septembre 2015

Dernier jur d'un condamné ~~~~ Victor Hugo

 



Cet ouvrage n'est évidemment pas de ceux propres à vous mettre du baume au cœur pour la journée. Il est nécessaire de l'intercaler entre d'autres qui aborderont des sujets plus légers si l'on ne veut pas assombrir définitivement son humeur.

Prenons garde aussi de ne pas non plus raviver la polémique du pour ou contre la peine de mort pour l'évoquer sur un site comme Babelio, mais abordons-le sous l'angle de la force suggestive de l'auteur et de sa capacité à insuffler à son lecteur l'état d'esprit d'un malheureux promis à la mort à brève échéance.

Victor Hugo est au début de son immense carrière littéraire – il a vingt-six ans - lorsqu'il ressent le besoin d'écrire sur ce thème douloureux. Il faut saluer là le courage de celui qui n'est pas encore l'auteur populaire qu'il deviendra de son vivant pour prendre une telle position, alors que la guillotine donne régulièrement le triste spectacle que l'on sait en place de grève.

On ne ressort pas indemne d'une telle lecture. Mais quand même dubitatif quant au procédé utilisé par l'écrivain sublime pour frapper les esprits. Avouons que c'est réussi. Il se refuse à aborder le motif qui a conduit le condamné dans les instants ultimes et programmés de sa vie, mais veut rester au niveau du principe qui autoriserait des hommes à disposer de la vie d'un de leur semblable. On demeure sur cette impression que c'est bien le décompte final plutôt que la mort en elle-même qui est fustigé, car finalement tout homme est promis à la mort.

Il y a en arrière-plan une forme de culpabilisation du lecteur dans la démarche de l'auteur. La culpabilité d'appartenir à une société qui autorise la peine de mort et de ne pas s'élever contre cette pratique barbare.

Mais le maître, aussi grand soit-il, a aussi sa forme de lâcheté. Il ne va pas au bout de sa démarche. Certes nul n'a le droit de prendre la vie d'autrui, fut-ce dans un cadre légal et collectif, mais que faut-il faire de ceux qui auront outrepassé ce principe en se rendant coupable d'assassinat ? Ne met-il lui-même pas dans la bouche de son condamné anonyme : plutôt la mort que le bagne. Alors quoi ?

Il n'en reste pas moins que la force de notre géant de la littérature atteint son objectif. Un tel ouvrage vous fait froid dans le dos et vous confirme dans le fait qu'être lecteur du XXIème siècle, alors que la peine de mort est abolie, est une situation plus confortable.


vendredi 11 septembre 2015

Vingt-quatre heures de la vie d'une femme




On serait dans le domaine de la pâtisserie, on parlerait de mignardise à propos de cet ouvrage de Stefan Sweig. C'est court, c'est une volupté, c'est un délice.

Le délice c'est la candeur de cette dame dépassée par l'aventure qui lui est arrivée, contre son plein gré. Comme une lacération dans une vie bien rangée. Avec pourtant presque un regret. Celui d'une pulsion qui a le goût acidulé de l'interdit.

Le délice, c'est cette langue, faite de mots doux prononcés dans le murmure de la confidence honteuse, en parfaite harmonie avec le personnage discret. Cette dame qui ne peut enfouir plus longtemps au fond d'elle-même ce qui restera comme un éclair aussi soudain qu'inattendu dans un ciel pourtant serein.

On est comblé de la voir soulagée de sa confidence.

C'est un délice.


mardi 11 août 2015

Gros-Câlin ~~~~ Romain Gary

 

  

Un lecteur non averti ferait connaissance de Romain Gary avec Gros-Câlin, il y a de grandes chances pour qu'il ne franchisse pas le cap de la cinquantaine de pages, tant il est déroutant, et classe de facto son auteur parmi les saugrenus à éviter.

N'espérez donc pas de lecture facile avec ce titre pourtant racoleur. C'est à dessein. Amateurs d'intrigues à suspens ou d'aventure sensuelle passez votre chemin. Vous êtes dans l'univers de Romain Gary, avec sa faculté d'abstraction, sa force de communication des émotions et son sens de la dérision. Dans ce registre, je recommande à ceux qui ne liraient qu'un extrait de cet ouvrage de le faire avec l'incursion de Gros-Câlin chez les voisins du dessous de chez Cousin, son héros ainsi nommé. (page 179, édition Folio) C'est du grand art.

La prouesse d'un tel ouvrage est dans sa faculté à l'énoncer de paroles sensées, portées par des propos incohérents. Et le travers du télescopage des idées. C'est l'expression de l'innocence du dément. Désordonnée mais surtout engendrée par la solitude et la carence d'amour. Et plus encore que d'amour à recevoir, d'amour à donner : "Je sais également qu'il existe des amours réciproques, mais je ne prétends pas au luxe. Quelqu'un à aimer, c'est de première nécessité". Le simple, dans sa modestie pitoyable.

Romain Gary n'a pas son pareil, non pas pour se glisser dans un personnage, mais pour y enfermer son lecteur. C'est parvenu à ce stade que ce dernier sera gagné par l'émotion. Car mieux que dans leur substance, c'est dans la forme des propos que le lecteur prend la mesure du désarroi de son héros. L'exercice est périlleux pour un auteur. Si le but c'est l'appropriation du personnage par le lecteur, il y a aussi grand risque de rejet. Il faut toutefois dire qu'à l'époque de la parution de ce livre, Romain Gary est arrivé au sommet de son art, à un stade de sa notoriété où il peut se livrer à des constructions extravagantes, des tournures syntaxiques et sémantiques qui sont autant d'outrages au bien écrire. La trivialité du vocabulaire est même dérangeante, voire choquante. C'est volontaire. Il cherche à communiquer un mal-être en mettant le lecteur lui-même mal à l'aise avec l'usage, et même l'abus, d'un langage très cru, très impudique.

Et suprême défi au monde littéraire, se jouant de la flatterie que pourrait lui valoir sa notoriété, il ira jusqu'à publier son ouvrage sous un pseudonyme, en parfait inconnu.

Mais voilà, le talent est là et on perçoit déjà dans cette publication le galop d'essai pour le prix Goncourt à venir. "J'étais en voie de disparition pour cause d'environnement" (page 285 - édition Folio) c'est déjà une expression qu'il aurait pu mettre dans la bouche de Momo, celui de La vie devant soi, qui paraîtra un an plus tard et vaudra à cet auteur "inconnu" la suprême récompense. La deuxième, pour cet arnaqueur sublime qui se sentait frustré d'avoir atteint le sommet après un premier prix.

Gros-Câlin, c'est l'expression d'un désarroi sans lamentation. La souffrance silencieuse d'un handicap, celle que procurent la solitude et l'indifférence. Ce cancer qui ronge les êtres dans la société moderne. Le serpent tropical dans la vie citadine, c'est une manière d'attirer le regard. C'est aussi un symbole. Celui de la froideur, au propre comme au figuré. La froideur du monde qui l'entoure et ne témoigne pas de cet élan de sympathie dont chacun a le plus grand besoin. En pareille sécheresse du cœur tout est bon pour glaner quelques gouttes de rosée, un peu de la fraîcheur de l'amitié. Tout sauf les lamentations. Question de dignité. La provocation peut elle aussi être un moyen. Un python affublé d'un nom ridicule, mais évocateur, est un bon moyen. Un nom mal-seyant pour un être froid,

dénué de sentiments, mais un nom qui dit tout. Enroule-toi autour de moi, Gros-Câlin, je te communiquerai ma chaleur. Je m'occuperai de toi. J'ai besoin de m'occuper de quelqu'un, fût-il un manchot stupide qui mange des souris. Car voilà bien le problème, un serpent ça n'ingurgite que des êtres vivants. C'est là que l'auteur qui se passionne pour toute forme de vie touche aux limites de son stratagème. Et s'il est un suspens dans cet ouvrage, c'est bien le devenir de cet animal pour qui son nouveau maître se refuse à condamner la moindre parcelle de vie pour le nourrir.

Les idées se télescopent en désordre le plus complet dans l'esprit de Cousin, ce héros en souffrance. Il ira jusqu'à s'assimiler à cet être froid dont il jalouse l'indifférence face au monde qui l'entoure, et s'imaginer gobant des souris.

Dans sa schizophrénie, il explore les occasions de succès. Il se tourne vers Jean Moulin et Pierre Brossolette dont les portraits sont accrochés au mur de ce deux pièces trop banal qui constitue son univers sans chaleur. Faut-il être mort en héros pour trouver grâce aux yeux des autres ?

Je n'écarte pas l'idée que cet auteur habile et subtil eût imaginé avoir atteint son but s'il dérangeait son lecteur au point de lui faire abandonner son ouvrage avant la fin. Cela signifierait qu'il ne se supporterait pas dans la peau de Cousin.

Car la fin justement, quelle peut-t-elle être quand on a perdu la raison ? En désespoir de sympathie des autres.

Alors si d'aventure Romain Gary (alias Emile Ajar) vous a rebuté avec Gros-Câlin, réconciliez-vous d'urgence avec lui en vous délectant de La vie devant soi, par exemple. C'est du garanti. Et plus si affinité, bien entendu.


dimanche 2 août 2015

Terre des Hommes ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry

 



Terre des hommes. 180 pages aux éditions Folio. Si on apprécie un tel ouvrage au poids on le méprisera. Si on l'apprécie à sa densité on l'honorera.

A consommer comme un bon vieux whisky, en plaisir égoïste, par petites gorgées entrecoupées de pauses silencieuses. Les arômes alléchants entêtent d'abord, puis le palais reçoit le coup de chaleur de la force alcoolique. Enfin, en le mâchant comme s'il était solide, viendront les saveurs. Elles déploieront alors toute leur complexité.

Pas une phrase creuse dans ce concentré d'humanité. Il ne faut pas hésiter à revenir sur l'une d'elle quand les yeux auront couru plus vite que l'appropriation de sa substance par l'esprit. Car il y a des formulations qui, faisant usage d'un langage d'une totale abstraction, n'auront de signification dans l'esprit du lecteur que par l'interprétation qu'il s'en fera. C'est le propre des œuvres contemporaines, ayant pris de la distance avec le figuratif, que de promouvoir le ressenti suggéré au détriment de l'imagé.

Saint-Exupéry, c'est une force de pensée philosophique prise entre le sable et les étoiles. Il est frappant de constater le nombre incalculable de fois avec lequel ces deux éléments reviennent dans ses pages.

Mais l'eau est noire. Il n'aime pas la mer. Prémonition pour celui qui s'y abîmera en 1944 ?
Voler n'est pas un but pour lui. C'est le moyen de s'affranchir de la pesanteur d'un corps, de se placer entre la petitesse de l'humanité engoncée dans ses contingences matérielles et la grandeur de l'univers au mystère insondable.

Le capital philosophique des ouvrages de Saint-Exupéry est suscité par les anecdotes autobiographiques de son auteur au travers d'une vie riche en aventures. C'est le cas de Terre des hommes. S'il fallait souligner un passage dans cette prospérité littéraire, la perdition dans le désert libyen a trouvé grâce à mes yeux avec la description de l'assèchement du corps par le manque d'eau. Saint-Exupéry y fait entorse à sa pudeur et se dévoile plus qu'à tout autre moment. N'est-il pas alors dans l'état d'esprit de celui qui vit ces derniers instants. Sans angoisse.

Point de texte anodin dans l'œuvre de cet auteur. Tout est prétexte à réflexion sur la condition humaine. Thème cher à Saint-Exupéry et au cœur duquel Terre des hommes trouve bonne place.


jeudi 30 juillet 2015

Les mangeurs d'étoiles ~~~~ Romain Gary

 


"Dans les vallées, les paysans mâchent des feuilles de mastala depuis des siècles. On les appelle les "mangeurs d'étoiles" en dialecte cujon. Cela leur procure beaucoup de bonheur et de bien-être, cela compense leur sous-alimentation, et on ne peut pas leur ôter ça, sans rien leur donner d'autre à la place. "

Voilà un ouvrage qui ne dément pas le formidable talent d'écriture de Romain Gary. Il se livre là à une dénonciation de la grande Comédie humaine chère à Honoré de Balzac, poussée ici dans les retranchements de la déraison.

C'est un ouvrage construit en deux parties d'inégales longueurs et intensités. Une première partie titrée "La nouvelle frontière" qui nous fait osciller autour de valeurs et leur contraire. Comme une frontière mouvante entre les cultures, les religions, que l'histoire d'un pays d'Amérique latine - qui ne dit pas son nom mais dont on apprend qu'il a été colonisé par les Espagnols - a fait s'entremêler dans la contrainte, pour parvenir au 20ème siècle à cette émulsion instable, laquelle profite de la moindre saute d'humeur pour redissocier les densités inégales.

Dans son exploration de la nature humaine, toutes les oppositions sont à la fête sous la plume de Romain Gary. La folie et la raison, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, le beau et le laid, la grandeur et la bassesse, le talent et la médiocrité, la trahison et la loyauté, pour finir dans un exercice de funambule ivre au-dessus du gouffre du désespoir. le désespoir d'un indien, José Almayo, devenu président de son pays et qui, dans sa revanche sur l'histoire de son peuple, se brûlera les ailes au mirage d'un pouvoir illusoire. Car il faut "bien autre chose que "l'indépendance" pour tirer les "primitifs" des pattes des colonisateurs."

Il ne parviendra jamais à faire rêver, ses congénères encore moins que les autres. En mythe expiatoire, il se fascinera alors pour les artistes, les illusionnistes en particulier. Ceux qui savent hypnotiser leur auditoire et quitter la scène en triomphant de la grandeur du mystère qu'ils ont répandu sur lui, y compris sur les plus incrédules. Quand lui, petit indien d'un village reculé auquel personne ne croyait, devenu maître du pays, devrait se contenter du mystère de la mort.
"Jack" est le titre de la deuxième partie. C'est aussi le nom de ce maître de l'illusion que José Almayo poursuit de sa convoitise. Dans sa course folle et désespérée, imaginant tous les stratagèmes pour gagner les puissants à sa cause - même celui de tuer sa mère pour se conférer un statut de victime - il veut capter le pouvoir de ce saltimbanque. Il veut s'approprier sa force. Car "Il savait qu'il y avait une chose que les indiens ne pardonnaient jamais, et c'était la faiblesse." de faiblesse, il n'aura donc jamais avec quiconque. Pas même pour lui.

Cependant, même avec ses blessures d'orgueil de dictateur déchu, il conserve à nos yeux un fond de sympathie. Car on sait que sa rancoeur vient du fond des âges, transmise dans le sang, de génération en génération, depuis que des êtres casqués venus à bord de galions ont fait main basse sur leur richesse, au premier rang desquelles leur fierté de peuple libre.

Point d'intrigue sulfureuse dans cette fiction. Romain Gary sait que la complexité de la nature humaine se suffit à elle-même pour entretenir l'intérêt du lecteur. Il a raison.
Quant à moi, je ne suis plus un lecteur crédible lorsqu'il s'agit de Romain Gary. J'ai perdu toute objectivité pour la critique. Je suis acquis à la cause de cette sagesse subtile qui a fait sienne la souffrance de l'humanité. J'achète ses ouvrages les yeux fermés.


dimanche 12 juillet 2015

Les racines du ciel ~~~~ Romain Gary

 



"C'était une allemande et sa présence dans cette affaire prouvait bien qu'il ne fallait pas désespérer de ce peuple. C'était bien leur tour de faire quelque chose pour les éléphants. Il était temps, après Auschwitz, qu'ils puissent manifester eux aussi leur amour de la nature, se porter à leur tour au secours de la marge humaine… qui doit nous contenir tous, par-delà les races, les nations et les idéologies."

Tout Romain Gary est dans cette phrase. L'humaniste forcené. Le déraciné. Le compagnon de la libération. L'avocat de toute forme de vie. L'adorateur de la nature. Celui qui n'a jamais tergiversé pour choisir sa voie. Celui qui, en dépit des horreurs inqualifiables commises par l'espèce humaine, a voulu lui conserver "une confiance absurde" en son coeur. Morel, c'est Romain Gary.

Dans Les racines du ciel, il se donne corps et âme à la mission d'instruire, à charge et à décharge, pas seulement comme il se doit mais surtout comme il se l'impose, la cause de l'espèce humaine. Car c'est bien de cela dont il s'agit dans cet ouvrage. Opposer une philanthropie chevillée au corps et au coeur à la misanthropie de "la marge humaine", cette part de la création qui revendique l'intelligence. Suprême orgueil d'une espèce qui prouve sa bassesse au quotidien par des actes ignobles contre un symbole de noblesse : l'éléphant.

Qui peut envisager qu'une espèce ne puisse exister qu'en en éliminant une autre de la surface de la terre, en se glorifiant d'un "beau coup de fusil" ? Qui peut imaginer qu'en imposant son exclusivité avide et arrogante au reste de la nature, l'humanité ne courre pas elle-même à sa propre perte ? Surtout pas Romain Gary. Lui qui se réjouit de redresser le hanneton tombé sur le dos et le rendre ainsi à la liberté, à la vie.

Précurseur et visionnaire, Romain Gary a imaginé tous les maux qui conduiront, cinquante ans plus tard, nos contemporains à mettre sur pied un ministère de l'écologie. Mais ce sera seulement pour se donner bonne conscience. Pas pour sauver l'éléphant. Aussi imposant, aussi noble soit-il, il n'est pas de taille à lutter contre l'orgueil et la cupidité de l'espèce qui a inventé la poudre.

Je salue en toi, Romain Gary, le génie issu d'un humanisme sans concession, l'auteur d'une oeuvre monumentale qui te fait survivre à ta propre disparition.

Toi qui as " bu à la source empoisonnée : celle de l'espoir", tu n'as pas supporté de voir cette "marge humaine" rester sourde à tes cris d'alarme maintes fois réitérés, tout au long d'une oeuvre éclatante d'un talent transcendant, et décidé finalement de verser dans ce "malentendu physiologique qu'on appelle la mort", plutôt que de persévérer en spectateur engourdi devant un "paysage de persécution universelle".

Je t'ai imaginé devant ta page blanche, aux prémices de ce qui est devenu un roman philosophique sans dérive sectaire, un roman psychologique sans prétention intellectuelle, un roman physiologique sans déviation charnelle. Je contemple ce résultat que tu as laissé entre mes mains, sous mes yeux, à la merci de ma sensibilité et de mon entendement. Je reste ébahi devant le fruit de cette intelligence inspirée, que l'académie Goncourt n'a pu que consacrer au rang de chef d'oeuvre.

Comment aurait-il pu en être autrement ?