Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

vendredi 30 juin 2017

Le monde d'hier : Souvenirs d'un européen ~~~~ Stefan Zweig





Le sol s'est dérobé sous les pieds de Stefan Zweig. Tout s'est écroulé autour de lui. Cet ouvrage dont il ne connaîtra pas la publication, le Monde d'hier, est le testament d'un "citoyen du monde" devenu apatride. Pas seulement chassé de son Autriche natale, mais chassé de la culture universelle puisque désormais privé de publier dans sa langue maternelle, l'allemand.

Nous sommes en 1941. Anéanti de voir le sort qui lui est réservé, ainsi qu'à ses coreligionnaires, Stefan Zweig décide de se lancer dans l'écriture d'un ouvrage d'une longueur inhabituelle chez lui. Un ouvrage dans lequel explose sa rancœur à l'encontre de celui qui a plongé la planète dans le chaos, la haine faite homme : Hitler. Peut-être aussi la rancœur de voir la conscience collective d'un peuple se laisser manipuler et entraîner dans une entreprise funeste.

Submergé par le désespoir, il perd l'objectivité qui caractérisait son humanisme forcené. Il dresse alors un tableau idyllique de sa jeunesse, période bénie qu'il qualifie de "monde de sécurité", oubliant ainsi qu'il avait été favorisé par le destin, le faisant naître au sein d'une famille riche, auréolé d'un talent qui lui valut très tôt le succès littéraire.

Son rêve d'une "Europe unie de l'esprit" avait déjà été malmené par l'abomination du premier conflit mondial. Il ne peut supporter l'idée d'être le témoin, encore moins la victime, d'une nouvelle catastrophe de pareille ampleur, du seul fait d'une idéologie assassine.

Stefan Zweig commence son ouvrage par un avant propos qui nous fait comprendre qu'une décision est prise : "Jamais je n'ai donné à ma personne une importance telle que me séduise la perspective de faire à d'autres, le récit de ma vie." Une vie dont il ne conçoit donc désormais plus qu'elle ait une suite. C'est le cancer de la haine qui le ronge.

Ce grand humaniste sans frontière se considère comme dépossédé, non seulement de sa patrie, mais du monde entier. Ce monde, il sait déjà qu'il va le quitter. Pour où, il ne sait pas. Il n'y a pas d'avenir pour les apatrides.

Ouvrage bouleversant, indispensable pour qui se passionne pour l'œuvre de Stefan Zweig. 

vendredi 23 juin 2017

Labyrinthe du Monde - tome1 ~~~~ Marguerite Yourcenar


 

A souffrance égale tout au long de leur vie, Marguerite Yourcenar aurait-elle eu moins de compassion à l'égard des hommes que pour les animaux. Sans doute rend-elle les premiers responsables des dommages irréversibles que subit la nature pour les envelopper de cet humanisme froid qui se fige dans ses lignes. En ce début de vingtième siècle qui connaîtra l'explosion d'un tourisme de masse, aussi dévastateur pour les paysages du monde que l'est l'industrialisation, elle se confirme dans ses ouvrages comme un précurseur de l'écologie. Les passages évoquant le parcours des bovins vers l'abattoir ou encore l'origine de l'ivoire dans lequel est ciselé un crucifix sont éloquents.

Cette froideur lui fait parler d'elle à la troisième personne, en spectatrice de son enfance. "L'être que j'appelle moi vient au monde un lundi 8 juin 1903 …" Elle lui fait affirmer ne pas regretter de n'avoir pas connu sa mère. Tout au long de cet ouvrage, elle ne l'appellera jamais que par son prénom : Fernande.

On ne choisit pas sa famille comme on peut le faire des héros de ses romans. Elle déclare plus volontiers son amour, certes chaste et fraternel, à ces derniers. Quand on est écrivain de grand talent, à l'érudition culminante, on peut les modeler à son goût, les mener selon ses lubies, leur faire dire et les faire agir à dessein pour développer les thèses de sa conviction. Alors, ceux qui vous servent si bien, au premier rang desquels Zénon, peuvent se voir gratifié de préférence. Au détriment de parents de tous degrés à qui on peut reprocher d'avoir été affublés de trop de défauts, d'avoir été trop humains en somme.

Souvenir pieux est un regard rétrospectif sur cette famille nombreuse dont Marguerite Yourcenar est issue. Elle offre à tous ces êtres, qu'elle a peu ou pas connus, une nouvelle sépulture en les couchant dans ses pages. Son humanisme froid a malgré tout le souci de l'équité. Autant que tous ceux que l'histoire a conservé dans sa mémoire, en particulier depuis que l'écriture nous en rapportent leur propos, que Marguerite Yourcenar connaît mieux que quiconque, les êtres simples ont le droit de sortir de l'indifférence dans laquelle la mort les a plongés. Souvenirs pieux veut réparer cette injustice faite à ceux qui n'auront pas éclairé l'histoire, fût-elle "la très petite histoire", de leur nom. Les gens simples ont aussi leur complexité, même si elle ne s'est pas exprimée par un talent reconnu. Elle donnera cependant, sans doute par confraternité, la prime à ceux de ses antécédents qui auront noirci quelques pages de leurs traits de pensées, tel l'oncle Octave. Mais, en boulimique d'archives perfectionniste qu'elle est, elle l'apprécie toutefois plus comme témoin du passé que comme philosophe.

Marguerite Yourcenar ou la maîtrise du savoir dire. Savoir dire les choses sans faux fuyant, sans faux semblant, et surtout sans jugement. Sauf peut-être la réprobation implicite qui n'échappe pas au lecteur à l'égard de ceux qui déciment la gente animale sans nécessité de survie. Ce savoir dire, délivré du louvoiement qu'impose le plus souvent la faiblesse, a toutefois la contrepartie de la froideur quelque peu professorale de l'objectivité.

A consommer sans modération pour la qualité de cette langue qui colporte dans ses phrases une érudition à vous rendre honteux. A consommer aussi pour rejoindre les rangs de ceux qui déplorent que la prospérité de l'homme aille de pair avec la ruine de son environnement.

Page 60 édition Folio, Marguerite Yourcenar explique ce qu'est un souvenir pieux. Celui rédigé à l'adresse de sa mère défunte portait cette phrase : "il ne faut pas pleurer parce que cela n'est plus, il faut sourire parce que cela a été.
Elle a toujours essayé de faire de son mieux."

Souvenir pieux est le premier tome de Labyrinthe du monde qui en comporte trois. J'ai décidé de persister dans ma confrontation avec l'académie.


samedi 17 juin 2017

L'homme à la colombe ~~~~ Romain Gary

 


Ce qui devrait être le haut-lieu de la conscience mondiale, le siège des Nations Unies, est investi par un illuminé qui, à grand renfort de symboles foulés au pied, offre prétexte à Romain Gary pour crier son désespoir. Celui de voir son idéal d'enjoliver le monde sacrifié sur l'autel d'un matérialisme forcené.

Diplomate en poste auprès des Nations Unies au moment où il écrit cette satire féroce, il est à la fois bien placé pour déplorer ce que deviennent les grandes et belles idées qu'il pouvait nourrir en son for intérieur quant à cette haute instance humanitaire, et mal placé pour le dénoncer. Il publie donc son ouvrage sous ce pseudonyme de Folco Sinibaldi et se taille ainsi sur mesure un grand défouloir duquel suinte toute l'aigreur du désenchantement.

Avec ce monument d'ironie il est question de la douleur d'appartenir à une espèce qui cultive son autodestruction. Romain Gary, sans doute désespéré du "pourrissement d'un grand rêve humain", applique tout son talent à le tourner en ridicule. Les Nations Unies, d'où devrait jaillir "l'étincelle sacrée de la conscience mondiale", ne sont donc rien qu'une machine à dissoudre dans l'abstraction ce qu'elles ne peuvent maîtriser. Tel en sera symboliquement du derrière de ce pauvre cow boy qui ne pourra désormais plus chevaucher son fier étalon. C'était lui l'homme à la colombe. Il l'avait bien cherché à cultiver bêtement un idéal d'intelligence collective chez une espèce gangrenée par l'individualisme.

C'est à la fois savoureux, fort talentueux, et malgré tout l'oeuvre d'un cœur meurtri.


vendredi 16 juin 2017

Les amants du spoutnik ~~~~ Haruki Murakami



 Il y aurait donc souvent, dans les romans de Haruki Murakami, un fond de musique classique détaillé par le menu, des livres qui restent à portée de mains, sans oublier, au détour d'une page, un clin d'œil à Scott Fitzgerald cher à l'auteur. Si j'en crois les quelques-uns de ses ouvrages que j'ai lus depuis que j'ai découvert cet auteur, le lieu commun de ses intrigues serait fait de relations amoureuses compliquées, voire impossibles, avec une certaine froideur des personnages, qui peut s'exprimer jusqu'à la frigidité comme dans Les amants du spoutnik lequel n'échappe à rien de tout ce qui précède.

Dédoublement de la personnalité, confusion du réel et de l'irréel au travers du prisme de la perception, relations charnelles fantasmées, la chaleur de la vie a disparu dans ces pages, la sensualité est intellectualisée, les personnages ont peu de prise sur l'événement, et moi, lecteur tenu en haleine par mes attentes à hauteur de la réputation de l'auteur, je reste sur ma faim en fermant cet ouvrage.

L'intrigue est décousue, les images pas très heureuses, dépourvues de poésie, les personnages peu attachants. Je ne peux qu'abonder dans le sens de Miu, l'une de ces trois héros désespérant de froideur lorsqu'elle déclare : "Je ne peux pas m'ôter de l'idée que tout est de la fiction,…, et cela m'empêche de partager les émotions des personnages."

Mais je pardonne à Haruki Murakami, on peut avoir des passages à vide. Il a, selon moi, péché par excès de confiance pour avoir mis sur orbite un spoutnik qui s'est perdu dans un trou noir. Je resterai cependant fidèle à celui qui m'a ravi avec Kafka sur le rivage.

jeudi 8 juin 2017

Le Parfum ~~~~ Patrick Süskind


Dans leur formule secrète les parfums conservent les souvenirs de qui les a associés à leurs effluves. Quand tout s'est tu, quand tout a disparu, une senteur a le pouvoir de combler l'absence, le don de remplir l'espace de la mémoire de ceux qu'elle a autrefois auréolés. L'odorat est le sens de la persistance, quand les autres sont ceux de l'instant. Pourtant, des cinq sens de l'espèce humaine il est celui auquel elle affecte le moins de noblesse esthétique. Il est un apanage animal. C'est le sens de l'instinct, et néanmoins le plus apte à stimuler l'imagination.

A peine sorti du ventre de sa mère, Jean-Baptiste Grenouille avait déjà cette faculté d'analyser, de décoder les senteurs complexes, de les recomposer longtemps après. Il avait le don d'en créer de sublimes, d'ensorceleuses. En parfait limier, il avait aussi cette capacité à suivre entre mille à la trace les parcelles moléculaires d'une odeur et d'aboutir à son porteur.

Qui n'a pas rêvé de s'ennuager de la fragrance magique propre à faire chavirer les cœurs à la seule apparition de son porteur, en parfaite revanche d'un penchant narcissique entretenu dans l'exiguïté d'une naissance misérable. La fin justifiant les moyens, Jean-Baptiste Grenouille ne recule devant rien pour s'affubler de ce pouvoir divin, y compris s'il faut prendre la vie de jeunes filles vierges pour recueillir leurs effluves sensuels. Ce n'est pour lui qu'un acte technique parmi d'autres de captation d'une aura prodigieuse.

Je viens de réparer une lacune de jeunesse qui m'avait fait négliger de lire le Parfum. J'en ai encore les narines frémissantes. Un roman au surréalisme bien dosé, propice à susciter les émotions les plus ardentes alors que trop de vraisemblable les étoufferait. Un roman dans lequel les autres sens sont au service de l'odorat pour tenter d'en divulguer les pouvoirs. Un roman auréolé de vapeurs sibyllines qui nous envoûtent et nous gagnent à la géniale folie de Jean-Baptiste Grenouille. Un roman pour lequel je vais manquer d'originalité en exprimant qu'il est fabuleux.

jeudi 1 juin 2017

Plateau ~~~~ Franc Bouysse

 


De grands maux de notre société moderne se sont donné rendez-vous dans les pages de cet ouvrage. L'intensité dramatique pèse sur le lecteur dès les premiers chapitres. Dans ses étendues dépeuplées, le Plateau de Millevaches est devenu refuge de solitudes, cœurs brisés et autres dépités que le tourbillon citadin, dans sa centrifugation impitoyable, a expulsé de ses rangs.


Cory s'est extirpée des griffes de son compagnon tortionnaire et manipulateur. Elle a échoué dans la caravane de Georges, orphelin du cru, qui ne croyait plus en l'intérêt d'une vie désertée par la perspective d'une tendre complicité.

J'ai retrouvé dans ces pages les personnages rustres, au visage buriné par la dureté de la vie paysanne, obsédés par la précarité de leur condition et parfois hantés par des souvenirs inavouables, qui avaient animé l'intrigue de Grossir le ciel. Ouvrage qui m'avait fait découvrir ce style d'écriture si particulier de Franck Bouysse. Style qui participe, peut être plus que l'histoire elle-même, à l'intérêt de ces deux seuls ouvrages que j'ai lus de sa bibliographie

Ce deuxième bain dans pareil univers d'allusions suggestives m'a toutefois confirmé dans mon opinion que la sophistication peut être un grand piège. À trop vouloir faire vibrer la corde sensible par la métaphore tarabiscotée, on peut verser dans l'artificiel et rater son objectif, perdre en naturel et en spontanéité.

Un autre facteur dévastateur est à mon sens l'obligation que se fait l'auteur d'inclure dans son texte des termes parfaitement inaccessibles au commun des autodidactes besogneux dont je suis un pur spécimen. Cet aveu me vaudra peut-être quelques sourires compatissants, mais avant d'esquisser le rictus moqueur du lettré de haut-vol, essayez-vous aux exemples que je vous livre. Ils ont mis Google à la peine pour en exhumer la définition des tréfonds de ses bases de données mondiales. Cette pratique laisse imaginer que l'ouvrage a été travaillé à grand renfort d'encyclopédies spécialisées ouvertes à côté de l'écritoire : érythrocytes, sot-l'y-laisse, ampoule hottentote, fétuque, dipneuste. Et j'en passe. Auxquels il faut ajouter le lexique de la flore du Plateau dont on n'imagine pas qu'elle puisse faire partie du vocabulaire des simples (les hommes, pas les plantes) qui survivent dans ces contrées de solitude. Ça sent le défi que l'on se lance entre amis pour placer dans la conversation des termes improbables. Cet exercice de culture au forceps m'a fait perdre en intérêt pour un ouvrage qui n'en manque pourtant pas.

Sans rancune, Franck Bouysse, mais attention quand même à la sophistication. Cela peut faire disparaître en chemin les lecteurs au vocabulaire SMS qui ont pourtant trouvé de l'intérêt à tes ambiances terroir-polar. Il y a quand même un fonds d'humanité ouverte aux grandes préoccupations de notre société : mourir dans la dignité, femmes battues, gloire déchue, qui aiguillonne notre sensibilité.


dimanche 28 mai 2017

L'aviatrice ~~~~ Paula McLain

 


Fallait-il rendre justice à Beryl Markham, pour que Paula McLain lui consacre un ouvrage, au demeurant fort réussi à mon sens ? Mais lui rendre justice de quoi au juste ? De ne pas avoir eu avec son récit auto biographique, Vers l'ouest avec la nuit, le même accueil que Karen Blixen avec le sien devenu si populaire, La ferme africaine, adapté au cinéma sous le titre Out of Africa.

Ces femmes ont toutes deux vécu, au début du vingtième siècle, une vie d'aventure au Kenya, alors colonie britannique. Elles se sont beaucoup fréquentées, appréciées mutuellement. Elles ont même partagé le même amant. Mais ça, ce n'est pas le point commun qui aurait pu renforcer leur amitié.

On peut même affirmer que Beryl Markham aura autrement marqué l'histoire que Karen Blixen. Si cette dernière a passionné son public en sachant mettre par écrit son amour de l'Afrique, du Kenya en particulier, premier regard vraiment respectueux des peuplades qu'elles a côtoyées, Beryl Markham, qui cultivait la même passion pour ce pays et ses autochtones pour y être née, a quant à elle ajouté à son crédit des prouesses propres à battre en brèche le monde masculin de ce temps, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'était pas enclin à voir des femmes lui damer le pion.

Elle a été la première femme à obtenir son brevet de pilote professionnel et surtout à avoir traversé l'Atlantique d'est en ouest. Exploit à laquelle rien ne la prédisposait, si ce n'est son formidable goût de l'indépendance, son courage à toutes épreuves, sa capacité à rebondir quand tout avait périclité, tant dans les domaines professionnel qu'affectif. Si la chance lui a souri, elle ne l'a dû qu'à son audace, son opiniâtreté et son mépris d'une mauvaise réputation dont les jaloux ont voulu l'affubler.

Avant de se lancer dans le pilotage d'aéroplanes, elle avait déjà fait ses preuves sur les terrains exclusivement réservés aux hommes, en réussissant comme entraîneur - mot que l'on ne peut toujours pas mettre au féminin sans verser dans un registre plus péjoratif - de chevaux de course.

Abandonnée comme elle par sa mère durant sa prime enfance, Paula McLain s'est sentie très proche de ce personnage atypique au point de nous livrer une magnifique biographie romancée dans laquelle les fresques paysagères et les récits d'aventure nous donneraient la nostalgie du temps des colonies, si ce dernier terme ne comportait pas en lui-même son propre discrédit. Cette auteure à l'écriture fluide et sans métaphore a su parfaitement mettre en valeur ce curieux mélange qui caractérisait Beryl Markham, une sauvageonne à la beauté pourtant féminine. Personnage qui n'a dû son succès qu'à sa philosophie certes primitive, apprise à courir pieds nus avec les autochtones, mais au demeurant plus humaine que celle qui avait cours dans les salons de la société coloniale, laquelle se qualifiait sans rougir de bonne société.

Le style agréable de Paula McLain me donne le goût d'inscrire à ma liste de lecture une autre biographie de son cru : Madame Hemingway.


samedi 20 mai 2017

La nuit sera calme ~~~~ Romain Gary

 


En utilisant la hiérarchie des insignes de Babelio, je dirai que les chevronnés, inconditionnels de Romain Gary, auront lu La nuit sera calme. Les adeptes, surement aussi. Dans la négative, ils l'auront envisagé. Les amateurs quant à eux le découvriront peut-être après avoir lu cette humble intervention. Et là, je les presse de le faire. C'est un incontournable de la bibliographie de cet idéaliste sublime.

Sous la forme d'un entretien avec son vieil ami François Bondy, lequel lui pose les questions brulant les lèvres de ses admirateurs, comme de ses détracteurs, Romain Gary répond avec la virtuosité et la spontanéité qu'on lui connaît. Avec un humour corrosif aussi, qui vient en paravent d'une amertume toutefois assez mal dissimulée. Pour la vérité, c'est autre chose. Car le drôle n'en est pas à ses premières facéties éditoriales. Ce n'est pas au vieux singe, fût-il diplomate, que l'on va apprendre à faire des grimaces et interloquer son auditoire. Mais quand même, ça respire le vrai.

On apprend beaucoup de choses sur le personnage dans ce livre, dont il est inutile d'essayer de faire l'inventaire. Il faut plutôt chercher à convaincre l'amateur de se plonger dans cette lecture au combien révélatrice tant des idées de l'auteur que des stratagèmes qu'il mettra en oeuvre pour les faire valoir ou convoiter. Aussi, si je devais extraire de cet ouvrage quelques impressions émergeantes, ce serait d'abord la perception de cette hantise qu'a Romain Gary de l'enferment en soi-même, une forme de "claustrophobie", tel qu'il le dit lui-même, qui le fera à la fois se livrer dans tant d'ouvrages et sous divers pseudonymes, dont un n'est d'ailleurs pas encore révélé au moment de l'entretien avec son ami. Ce pseudonyme qui vaudra à son auteur son deuxième prix Goncourt, Emile Ajar.

Je retiendrais aussi les préoccupations qui lui feront reprocher ses déviances à la nature humaine et nous dire que ce qu'il préfère dans l'Homme, c'est … la femme, plus exactement la féminité. Seul trait de caractère selon lui capable de sauver l'humanité du machisme dévastateur qui gouverne les esprits depuis que l'homme s'est octroyé la gouvernance de la gente animale.

Et enfin lorsque François Bondy demande à Romain Gary quel a été l'apport dominant de la mosaïque de sa vie, ce dernier répond sans hésiter : "la France libre. C'est la seule communauté humaine physique à laquelle j'ai appartenu à part entière". Sans doute parce qu'elle était l'émanation d'un élan commun, d'un rêve, celui de la liberté et que "l'homme sans le rêve ne serait que de la barbaque."

La nuit sera calme est un éclairage indispensable sur l'homme et son oeuvre à qui veut progresser dans la compréhension de la complexité du personnage. Une complexité qui se dévoile toutefois d'autant plus qu'on l'assimile à la notion d'humanisme. Mais pas l'humanisme mercantile en vogue. Un humanisme sincère, un humanisme qui croit encore en l'homme en dépit de ce que la richesse de sa vie lui a fait découvrir, et déplorer. Une forme de définition de l'humanisme au sens des qualités humaines qui peuvent habiter un esprit prédisposé à la fraternité.

Sans le rêve, l'homme ne serait que de la barbaque. Il s'empresse d'y adjoindre, sans la poésie aussi. Car rêve et poésie vous élèvent et vous détachent d'une réalité qui porte plus à la déprime. On comprend que lorsqu'un homme est habité par ce degré d'humanisme idéalisé, il ait alors du mal à vivre parmi ses semblables.

Le 2 décembre 1980, son acte funeste nous a privé de ce prospecteur de la part de féminité qu'il y a en chacun de nous. L'inconvénient qu'il y a à connaître pareille échéance est qu'on en scrute les prémices dans tous les écrits et paroles de celui qui restera à jamais un virtuose de la vie.


lundi 15 mai 2017

Le premier homme~~~~Albert Camus

 

Lorsque le prix Nobel de littérature lui a été décerné en 1957, Albert Camus a réservé à son ancien instituteur, monsieur Louis Germain, une lettre qui commence par ces mots : « J'ai laissé s'éteindre un peu le bruit qui m'a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon coeur."

Cette introduction exprime déjà à elle seule ce que sera la teneur de son ouvrage, non encore ébauché en 1957, Le premier homme: une déclaration d'amour filial adressé à celui qui aura été pour Albert Camus un véritable père de substitution. Le sien ayant été soustrait à son affection dès les premiers jours de la guerre, en 1914. Une déclaration d'amour aussi à celle avec laquelle il communiquait si peu : sa mère.

Albert camus n'avait pas achevé l'écriture de cet ouvrage lorsqu'il a trouvé la mort en 1960, dans un accident de la circulation. Aussi ai-je ressenti comme une effraction de l'intimité de la personne le fait de prendre connaissance dans cette édition tardive d'un texte non abouti, que l'auteur lui-même n'aurait certainement pas voulu voir publier en l'état. Il comportait alors autant d'annotations qu'Albert Camus s'adressait à lui-même quant à la mise en forme définitive de son ouvrage, l'appellation des personnages, la teneur même de ses révélations pour un ouvrage foncièrement auto biographique. Son titre même n'était pas déterminé. La forme narrative n'aurait-elle pas été au final rédigée à la première personne ? Jacques ne serait-il devenu tout simplement Albert ?

Il n'en reste pas moins que la relation de cette volonté de vouloir faire connaissance avec son père, en recherchant des témoins de sa vie, pour un enfant qui se reproche presque d'avoir atteint un âge qui n'a pas été autorisé à ce père, est très émouvante. le manque fondamental exprimé tout au long de ce texte est d'autant plus poignant qu'il ne cherche pas à l'être. La vie, sa vie était comme ça.

Dans la relation de cette prime adolescence, on sent déjà poindre en germes les tiraillements qui fonderont les interrogations fondamentales de l'auteur par rapport à la vie et son côté absurde. La recherche d'une cohérence de l'état de vie par rapport à la conscience de vie. Les prédispositions politiques aussi de l'homme, dont l'enfant qu'il a été avait déjà bien compris que la colonisation comporte son lot d'interrogations, de malaises, voire d'immoralités. Autant de développements philosophiques et sociologiques qui n'auraient à n'en pas douter peuplé les idées du jeune homme et de l'adulte, héros d'autres tomes que ce premier nous laissait appeler de nos voeux.

La personne qui écrit ne devient auteur que lorsqu'elle a mis le point final à son oeuvre et décidé de la livrer à son éditeur. Avant, elle reste une personne en proie à ses doutes, à ses choix quant à ses révélations. Avant, celui qui porte les yeux sur son texte sans son consentement est un intrus. Mais avec Albert Camus, j'ai bien voulu l'être cet intrus. Intrus de l'immense talent. N'est ce pas aussi lui rendre hommage que de se passionner pour ses hésitations, ses doutes ? Se passionner pour l'homme donc, avant qu'il ne devienne l'auteur de son ouvrage en lui mettant son point final.


vendredi 12 mai 2017

Le bureau des étangs et des jardins ~~~~ Didier Decoin

 



Qu'il est long et harassant le chemin qui mène au Bureau des Jardins et des étangs pour la jeune Miyuki, chargée qu'elle est des viviers de carpes qu'elle doit livrer aux étangs de l'empereur. Je l'ai éprouvé ce chemin, à cette lecture appesantie de longues descriptions que trop peu d'événements viennent attiser, même quand la sensualité des corps est invoquée.

Il y a dans ces pages une certaine retenue du mouvement, une forme de tension allusive qui laisse planer une menace permanente, un culte de l'honneur et de la vertu par lesquels le lecteur croit y reconnaître des ambiances très codifiées du théâtre no. Ambiance qui ne serait pas complète sans une scène finale costumée avec des parures colorées, lourdes et engoncées, typiques du décorum de ces représentations.

La relance de l'intrigue est tardive et très attendue. Miyuki se retrouve, à son corps défendant, et peut-être pour sa perte, porteuse d'une force suggestive propre à matérialiser le fantasme d'un prince. Cette tension dramatique a, à mes yeux, sauvé cet ouvrage de l'enlisement de son intrigue somme toute peu séduisante.

Cet ouvrage reste intéressant du fait de son style, respectueux de la culture dont il se veut l'ambassadeur, et de la remarquable précision de la documentation que le profane en matière de moyen-âge japonais, que je suis, a cru y détecter.