Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

jeudi 1 août 2019

Plateforme ~~~~ Michel Houellebecq



Éminent chroniqueur des faits et gestes de ses contemporains, Houellebecq s'est intéressé au spécimen de la classe moyenne tout juste doté pour aller se consoler de sa misère affective dans les lieux de plaisir au travers de la planète. Les besoins de première nécessité ont évolué depuis qu'on se préoccupait avant tout de se nourrir et se loger.

Chemise à fleurs, tongs et bermuda, élégances spirituelle et comportementale assorties, valent à ce spécimen le sobriquet de « beauf ». le tourisme sexuel, puisqu'il s'agit de cela, est un sujet de chronique qu'on ne s'étonne pas vraiment de trouver sous la plume du futur Goncourt 2010, n'est-il pas ? (Plateforme paraît en 2001)

Il fallait donc s'attendre à ce que l'étude de marketing conduite par le tour opérateur, à laquelle son héros va se retrouver incidemment associé, soit ponctuée d'exercices pratiques détaillés par le menu. C'est confirmé. Tout y est : ingrédients, temps de cuisson, température du four et tournemain du maître-queux. Qu'en pareille contexte on peut sans vergogne travestir en maître-queue. Elle était facile, je vous l'accorde, je n'ai pas pu résister.

Bref, un instant de honte étant quand même vite passé, pour dire ce que m'inspire cet ouvrage, je formulerai seulement le vœu, à l'adresse de notre truculent prosateur national, que sa vie amoureuse soit aussi intense et harmonieuse que celle de son héros, lequel intervient à la première personne dans cet ouvrage. A moins que les écrits ne viennent en consolation de quelques frustrations opiniâtres, assorties d'angoisses existentielles dont on sait, il nous en a convaincu, que ces dernières sont largement atténuées par une pratique assidue de l'exercice physique qui fait se concilier les contraires le temps d'une trêve, toujours trop courte il nous l'enseigne aussi.

C'est mon troisième Houellebecq. J'arrive certes un peu tardivement dans cet univers de cacophonie des sens, mais il faut varier les genres, et j'ai donc confirmé avec celui-ci la maîtrise du verbe que je lui avais découvert dans les deux autres. Maîtrise du verbe donc, plutôt cru, et qui vaut à notre goncourisé son lot d'inconditionnels, justement équilibré par le nombre de ses détracteurs. le bilan étant quand même positif puisque les inconditionnels achètent alors qu'on n'est pas obligé de dédommager les détracteurs. Cette maestria dans la pratique de la langue (française), qui sied aux inconditionnels et leur sert à justifier leur penchant, est à la hauteur de celle de la grammaire du Kama sutra avantageusement imagée dans la production littéraire de notre auteur à la tant convoitée jaquette rouge.

J'ai retrouvé avec intérêt – alors inconditionnel ou détracteur ? - un auteur désabusé, qui se complait à se dépeindre sous les traits d'un contemporain obstinément médiocre, en panne de raison de vivre, avec en prime une critique acerbe de notre bonne vieille société européenne. Même si c'est toujours émoustillant à souhait, l'intérêt n'est pas que là. Il faut savoir hausser le débat avec Houellebecq. Il y a malgré tout une morale à cette histoire, le sujet est quand même grave. A trop se vautrer dans la luxure, on se prépare des lendemains incertains et plus dure sera la chute. Et avec Plateforme, elle est sévère, et rédhibitoire. Il ne faut pas non plus effrayer les inconditionnels et leur laisser quand même des arguments pour défendre l'indéfendable. Ils peuvent eux-aussi avoir des scrupules à la bacchanale impunie.

La performance littéraire n'allant pas de pair avec la performance physique, je ne pense pas que ce soit le meilleur Houellebecq. J'en ai deux autres qui arrivent pour consolider cette opinion de novice. Je subodore le thème choisi à dessein pour donner libre cours à une imagination libérée de toute convenance. Je n'irai pas jusqu'à dire que cet ouvrage devait être alimentaire, ce serait ramener le sujet à un besoin physiologique de première nécessité et cela risque de rester sur l'estomac de certains, mais soit, beauf s'écrira bof pour une fois. Notre Houellebecq national fera mieux, dix ans plus tard.


mardi 30 juillet 2019

Paysage perdu ~~~~ Joyce Carol Oates

 



"Je regrette, mais je suis incapable d'écrire sur Ray [son mari disparu] ici. J'ai essayé… mais c'est tout simplement trop douloureux, et trop difficile. Les mots sont comme des oiseaux sauvages – Ils viennent quand ils veulent, non quand on les appelle."

On imagine la lèvre tremblante d'émotion, les yeux qui retiennent des larmes, la main qui se fait hésitante sur le clavier à l'écriture de ces mots. Ce passage de Paysage perdu est un parmi d'autres qui m'ont fait avoir un coup de cœur pour cet ouvrage de Joyce Carol Oates. Ce qui est rare pour le genre auto biographique. On perçoit bien avec cet ouvrage que l'auteure à l'inspiration intarissable n'est plus dans la fiction. Elle est tout entière rentrée en sa mémoire. Elle cherche à recoller des souvenirs qui sont comme elle le déclare "un patchwork dont la majorité des pièces sont blanches" tant la mémoire est faillible.

Mais si le souvenir est infidèle, l'amour la possède toujours cœur et âme. Amour pour ses parents et grands-parents, pour son mari disparu, pour sa sœur atteinte d'autisme invalidant, incapable de communiquer avec son environnement. Et tant d'autres êtres adulés, comme cette amie d'adolescence qui a choisi de ne pas aller plus loin sur le chemin de la vie.

Chez les Oates, on ne parlait pas sentiments. On s'aimait sans le dire. Joyce Carol avoue à qui lui pose la question que c'est un livre qu'elle n'aurait pu écrire du vivant de ses parents. C'est un ouvrage dont le caractère intimiste est strictement contrôlé par la pudeur la plus intransigeante. Mais pas seulement, sa façon d'éluder certains sujets est pour elle une façon d'échapper à l'émotion qui ne manquerait pas de la submerger. Autre forme de pudeur chez une femme qui peut paraître plus intellectuelle que sentimentale.

Joyce Carol et son mari n'ont pas eu d'enfant. Cette analyste froide de la société a-t-elle trop exploré le mystère de l'expérience humaine pour ne pas vouloir l'infliger à une descendance. C'est là aussi un sujet qu'elle n'aborde pas dans son ouvrage. A trop écrire sur le mal, peut-être a-t-elle eu peur d'y livrer quelque innocence. La perception du monde des adultes par les enfants, une obsession chez elle ? Voilà un secret qu'elle gardera au fond d'elle.

Écrire pour Joyce Carol Oates, c'est sa respiration. Son œuvre est impressionnante. On identifie dans le récit de sa vie les sources d'inspiration qui ont été autant de points de départ de ses romans: la lutte des classes dans une société livrée au capitalisme intraitable, la pauvreté, la délinquance, le conflit des générations, le suicide des jeunes. Autant de fléaux dont elle avoue avoir été épargnée par l'amour qu'elle a reçu de la part des siens.

Sensibilité à fleur de peau dans cet ouvrage dont Heureux, le poulet de sa prime enfance, donne le la. Formidable éclairage sur l'œuvre gigantesque de Joyce Carol Oates, même si, bien qu'elle s'en défende, sa mémoire est plus sélective que faillible. La grande dame de la littérature américaine se livre, en gardant toutefois au fond de son cœur nombre de confidences attendues qui partiront avec elle. A moins qu'il faille les rechercher chez les personnages qu'elle a engendrés dans ses romans. Cet ouvrage est émouvant par le ton qu'elle lui donne dans un style parfaitement maîtrisé. C'est tout sauf un ouvrage à sensation.



mercredi 24 juillet 2019

La carte et le territoire ~~~~ Michel Houellebecq

 



Houellebecq est un véritable filtre de la société contemporaine. Il sait retenir le substrat de la vie de ses semblables. Mais c'est pour leur servir en retour une potion au goût plutôt amer. D'autant plus amer qu'il n'a aucun scrupule à clouer au pilori qui le mérite à ses yeux et voir ainsi s'enrichir de nouveaux membres le bataillon de ses détracteurs. Se décrivant longuement sans complaisance dans ces pages, par la bouche de son narrateur, ne lui fait-il pas dire "que Houellebecq avait pour ennemis à peu près tous les trous du cul de la place parisienne."

Commençant à connaître le personnage, on imagine bien qu'il y a dans cette assertion plus de forfanterie que de regret ou de déplaisir. Sa prédisposition à la marginalisation relève chez lui d'une grande perspicacité à l'observation de la société, assortie d'une désillusion chevillée à l'âme. Au point que ses personnages se réfugient volontiers dans la solitude. Elle devient presque vengeance, rejet d'une certaine idée de la vie.

Dans La carte et le territoire, il s'inscrit lui-même à la liste de ceux qu'il affuble d'une philosophie de vie désabusée. Une forme d'ours mal léché vivant aux confins de cette société qu'il scrute d'un œil expert du haut de son phare balayant le monde aussi loin que porte la vue dans la grisaille. Avec un style sans ambages, genre rentre-dedans-même-pas-peur, comme protégé par l'aura du talent, empreint d'une ironie d'autant plus assassine qu'elle est savoureuse.

L'homme est prisonnier de sa condition, seul au milieu de la multitude. Tous les systèmes politiques ont prouvé leur inaptitude à le réconcilier avec ses semblables. Que ce soit la "mystérieuse main invisible" du capitalisme ou la naïve utopie du socialisme. La foi en Dieu ne lui vient en dernier ressort, que lorsqu'il se fait à l'idée d'être acculé dans cette impasse qu'est la vie. Avec cette obsession de la déchéance physique qui prive l'être humain de sa capacité à séduire, seule distraction à cette déchéance justement.

Loin de rejoindre un Malraux qui voyait dans l'art un moyen de perpétuation, Houellebecq n'y voit qu'un moyen de rendre compte du monde. Mais là encore la perversion du système veut que, las de chercher à élever par le beau, l'adhésion se porte sur des chefs-d’œuvre décrétés. La morgue de pseudos spécialistes, auto-investis, est prête à promouvoir en œuvre majeure le truc le plus improbable. Méprisant du même coup le non affranchi, lequel reste perplexe sur la raison du succès d'une incongruité. le résultat, c'est la carte routière devenue plus importante que le territoire.
 Il offre à ses contradicteurs une fin à la hauteur de ce qu'ils n'auraient osé espérer
S'offrant le luxe jubilatoire de faire de sa propre personne la victime d'un meurtre particulièrement sauvage, Houellebecq ferait de la carte et le territoire un ouvrage post mortem, si l'on en croit cette astucieuse construction avec laquelle il se met en scène lui-même. Il offre à ses contradicteurs une fin à la hauteur de ce qu'ils n'auraient osé espérer, en dédommagement sans doute du préjudice d'infériorité qu'il leur occasionne de facto par le discernement de sa pensée et le brio avec lequel il la met en texte. On le soupçonne d'une certaine délectation à s'organiser une fin spectaculaire et énigmatique. Devenir un mystère est un privilège quand on a eu une vie publique où tout le monde croit tout savoir sur soi au seul étiquetage de célébrité. Aucun trucidé n'a pu s'offrir le luxe de voir ses ex-contemporains livrés à la perplexité et aux conjectures dans la recherche du mobile du meurtre dont il a été l'objet. C'est le miracle de la littérature que d'autoriser au travers de la fiction toutes les fantasmagories. On s'en régale.

La dépression douce serait-elle une marque de fabrique chez Houellebecq qui s'ingénie à nous montrer "le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine." Je rejoins peu à peu les inconditionnels avec ce deuxième ouvrage que je lis de sa main. le prochain est déjà dans les tuyaux. Mais je vais néanmoins reprendre une bouffée d'optimisme avant. Il y a quand même un bougre de talent chez celui qui ne voit pas d'avenir en l'espèce, se faisant à l'idée que les hirondelles n'habiteront jamais un nid fabriqué de mains d'homme.


dimanche 7 juillet 2019

Le Petit Prince ~~~~~ Antoine de Saint-Exupéry

 



Aujourd'hui j'avais le moral dans les chaussettes. Je ne sais pas pourquoi, il y a des jours comme ça. Et tout à coup je me suis rappelé que je suis une grande personne. Et la caractéristique des grandes personnes, c'est qu'elles ne savent plus rêver.

Dans le grand sablier de la vie, la provision de rêves accumulée dans le bulbe du haut, devient souvenirs dans celui du bas. Alors l'espace d'un instant j'ai renversé le sablier : j'ai relu Le petit prince.

Et pendant une heure, j'ai rêvé. Comme un enfant. Depuis ça va mieux.

Si ça vous arrive à vous aussi, un conseil renversez le sablier. Relisez le petit prince, ou un autre de ceux que vous lisiez quand vous saviez encore rêver.


jeudi 4 juillet 2019

Cent ans de solitude ~~~~ Gabriel Garcia Marquez



Lorsque la famille Buendia s'exile vers une contrée reculée, encore inhabitée, pour y fonder Macondo, on l'imagine livrer un combat contre une nature vierge et hostile avec tous les dangers auxquels se confrontent les pionniers. On se rend très vite compte que Gabriel Garcia Marquez ne fait que transplanter la graine de l'humaine condition dans une terre nouvelle pour l'y observer dans sa germination et sa croissance. Espérant sans doute la voir tirer enseignement d'une civilisation qui a montré ses imperfections et lui donner l'occasion de nourrir une nouvelle prospérité.

Il s'affranchit de la contrainte du tangible dans le seul but de se focaliser sur les thèmes qu'il veut développer avec l'artifice d'un laboratoire à ciel ouvert. L'expérience démontrera pourtant rapidement que, peu importe le terroir, les gènes prévalent. La petite société ainsi constituée reproduit à son niveau les travers que la culture à plus grande échelle avait développés. La plante humaine reste humaine. La transplantation n'a pas épuré son ADN des tares congénitales et originelles qui la caractérisent.

La dérision peut se montrer d'une redoutable efficacité pour traiter de sujets graves. Autant qu'un réalisme magique pour focaliser sur le fond du sujet et s'affranchir d'une forme trop encombrée de ses codes moraux et sociaux, quand ce n'est pas mystiques. Carcan cousu au fil de l'histoire et propre à distraire de l'essentiel. Les références bibliques sont pourtant lisibles. Mais pourquoi refaire le scenario d'une genèse quand un est déjà prêt pour servir de support à une démonstration.

Observateur froid et objectif de l'expérience, le narrateur regarde prospérer les nouveaux sujets, les décrivant retourner à leurs vieux démons, "prisonnier de la solitude et de l'amour et de la solitude de l'amour", mais leur ôtant la gravité "à prouver l'existence de Dieu à l'aide de subterfuges au chocolat."

La consanguinité origine de tous les maux. L'observation d'une communauté réduite au périmètre de Macondo peut-elle avoir valeur de généralisation ? le petit cercle, symbolisé par celui que trace le colonel Aureliano autour de lui, peut-il s'extrapoler à l'échelle de la planète, pour prouver l'enfermement de l'humaine condition dans le cycle de l'éternel recommencement, éternelle dégénérescence ? N'y a-t-il point d'échappatoire à toutes ces obsessions qui font rejaillir "les plus anciennes larmes de l'humanité." D'échappatoire à cette condition qui "poussent des gamines à se mettre au lit pour ne plus avoir faim."

Même si j'ai peiné sur l'arborescence d'un arbre généalogique dans lequel on confond ramure et racines, qui se termine en queue de cochon, je n'ai pu qu'applaudir des deux mains ce burlesque sévère et foisonnant. Il n'est que de lire à la page 440, éditions Points, le viol consenti d'Amaranta Ursula par Aureliano – je ne sais plus le combien, mais cela importe peu. C'est ce genre de ravissement à la virtuosité qui nous fait rejoindre la voix de ceux qui plaident pour classer cet ouvrage parmi les cent meilleurs de tous les temps.

Au lecteur d'être à la hauteur !

"Il ne lui était jamais venu à l'idée que la littérature fût le meilleur subterfuge qu'on eût inventé pour se moquer des gens, comme le démontra Alvaro au cours d'une nuit de débauche. Il fallut un certain temps à Aureliano pour se rendre compte qu'un jugement si arbitraire n'avait d'autre source que l'exemple même du savant catalan, pour qui le savoir était peine perdue s'il n'était possible de s'en servir pour inventer une nouvelle manière d'accommoder les pois chiches."


samedi 22 juin 2019

Le deuxième sexe - tomme 1~~~~Simone de Beauvoir

 



"Toute l'histoire des femmes a été faite par les hommes", et la hiérarchie instaurée, perverse et tenace, qui veut que la femme soit inférieure à l'homme remonte aux temps primitifs. Époque où l'impact du représentant de l'espèce sur son environnement dépendait avant tout de sa force physique. Caractéristique qui avantageait le mâle, on l'aura bien compris. C'est la biologie qui l'a voulu. Cela ne nous dit pas qui a voulu la biologie, mais c'est un autre sujet.

Quelques milliers d'années plus tard, cet avantage n'en est plus un. Même les mâles n'usent plus de leur force physique dans leur rapport au monde. Monsieur Colt aura pu faire dire dans une publicité restée célèbre vantant sa machine de mort que son invention avait supprimé l'inégalité originelle fondée sur la force. D'autres machines plus pacifiques celles-là ont pris le relais, avec le même succès pour supprimer le recours à la force physique, mais il faut l'avouer, avec tout l'orgueil que l'homme peut tirer de son évolution, dans son rapport à l'espèce il est resté primitif. La position qu'il s'est octroyée sur le fondement de la force physique est restée à son avantage. Il y a encore du chemin à faire pour arriver à ce que Simone de Beauvoir n'avait pas encore appelé la parité.

En 1949, lorsqu'elle écrit le deuxième sexe, la femme vient tout juste d'obtenir le droit de vote en France. En porte drapeau de la pensée féministe Simone de Beauvoir cherche à répondre à la question concernant ses consoeurs : "pourquoi la femme est-elle l'Autre ? … comment en elle la nature a été reprise au cours de l'histoire; il s'agit de savoir ce que l'humanité a fait de la femelle humaine".

Il faut parfois savoir se mettre en danger. Il faut parfois savoir se mesurer à plus fort que soi. Pour le représentant mâle de l'espèce que je suis, se mettre en danger c'est oser entendre les arguments qui battent en brèche l'orgueil masculin. Se mesurer à plus fort que soi, c'est faire une pause dans la lecture facile, et affronter des esprits hauts et forts. Comme par exemple lire Simone de Beauvoir.

J'ai quand même pour moi d'avoir compris, à l'éclairage de son ouvrage, que je me sentais inconsciemment plus d'affinité avec un Stendhal qui "jamais ne se borne à décrire ses héroïnes en fonction de ses héros" plutôt qu'un Montherlant pour qui "la chair féminine est haïssable dès qu'une conscience l'habite. Ce qui convient à la femme, c'est d'être purement chair." Sans remonter jusqu'à ce cher Pythagore qui a fait nos délices dans les classes de mathématiques, dont j'ai découvert un autre de ses théorèmes, lequel s'énonce ainsi : "Il y a un principe bon qui a créé l'ordre, la lumière et l'homme et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme." Celui-là n'est le résultat d'aucune démonstration. Il est le résultat de ce qui reste de primitif en nous. Difficile d'abandonner les avantages acquis. Difficile de rétrograder, même quand l'évidence s'impose.

Mais attention les machos de tous bords, dès lors que la force physique n'est plus une norme déterminante dans le rapport à la nature, celui qui a coutume de s'en prévaloir au regard du sexe dit faible pourrait bien se voir déclassé. Elles commencent à nous voler nos défauts, mais nous pas encore leur qualités, elles ont de l'audience au foot, elles fument bientôt plus que nous. Le troisième millénaire sera féminin ou ne sera pas.

Jusqu'à ce jour le mâle se vantait d'incarner la transcendance, cantonnant la femme à l'immanence, à puiser dans ses propres ressources pour exister et servir de nids douillet pour héberger l'embryon qu'il aura condescendu à lui confier le temps d'une gestation. Priant pour que ce soit un garçon. Oubliant avec sa virilité triomphante que s'il n'y avait plus de fille, la survie de l'espèce tournerait court. On avait appris que la prise au monde de la femme était moins étendue que celle de son congénère mâle, la voici plus étroitement asservie à l'espèce.

Quand la religion s'est mise en demeure de régner sur les consciences, le sort de la femme ne s'en est pas trouvé amélioré pour autant. Figurez-vous qu'il s'en est découvert un pour déclarer que si l'âme n'habite l'embryon qu'à partir du quarantième jour de sa conception pour un garçon, il faut attendre le double pour une fille. L'auteur de ce postulat a été sanctifié pour sa perspicacité. Convenez qu'avec cette finesse dans l'observation, la femme n'avait pas encore trouvé d'allier dans les prédicateurs en religion monothéiste. Quel que soit le prophète promu seul et unique dieu, ils ont tous eu grand soin de conserver à la femme le statut que sa masse musculaire lui avait fait attribuer.

Voilà un ouvrage qui parle de l'homme avec une minuscule. Non pas dans le sens où il ne représente que la moitié de l'espèce, excluant l'Autre, mais dans le sens où la minuscule convient fort bien pour rabaisser le prétentieux à ce qu'il est : un être de chair pétri de peur de se voir détrôné de la position qu'il s'est arrogée au fil des millénaires. Et si l'Autre, la femme donc, reste un mystère à ses yeux éblouis de lui-même, elle ne l'est pas plus du fait de son sexe mais bien du fait qu'elle est une autre personne. Chacun est un mystère pour l'autre.

Je ne cacherai pas qu'il est certaines des phrases de cet ouvrage que j'ai relues plusieurs fois avant de les croire apprivoisées par mon entendement. Non que je fasse le sourd à la pertinence de son argumentation, mais bien parce qu'elles sont d'une force conceptuelle qui a réveillé quelques uns de mes neurones assoupis. Le deuxième sexe est un essai philosophico sociologique qui est forcément plus fouillé et élaboré que ce que je pourrais en restituer. Il a encore toute sa valeur aujourd'hui, et quand ces dames utilisent les réseaux sociaux pour secouer le cocotier je ne suis pas sûr qu'elles fassent encore descendre sur terre toutes les noix récalcitrantes à entendre raison.

Pour ce qui me concerne, je ne voudrais pas non plus passer pour un ange. On n'a d'ailleurs toujours pas déterminé leur sexe. Je dirai simplement en toute sincérité que la seule chose qui me retiendrait à envisager une réincarnation en femme, ce sont les chaussures. Celles qui perchent le talon et élancent la jambe à faire fantasmer les hommes. Envisager la souffrance n'est pas notre fort à nous les mâles.


vendredi 14 juin 2019

La peste ~~~~ Albert camus

 

Pourquoi relire La Peste tant d'années après une première lecture ?

Je pourrais dire simplement que c'est parce que j'ai grandi depuis. Que cette lecture qui avait été prescrite à l'époque s'est imposée d'elle-même aujourd'hui. L'auteur qui rebutait autrefois par l'austérité de sa pensée me serait devenu fréquentable. Rien d'affriolant en effet, en ce naguère de première lecture, dans les lignes du prix Nobel pour un esprit juvénile qui ne rêvait que de frivolités. La complexion de l'adolescence est porteuse de tellement d'utopies, de fantasmes qu'elle verse à contre cœur aux questions existentielles. Privilège de la jeunesse, Dieu merci !

Mais le voilà donc qui sort du bois celui-là, au travers de cette expression de l'inconscient populaire. Inconscient il faut vraiment l'être pour le remercier. Camus s'en garde bien, lui qui n'a de cesse de lui reprocher son silence, l'état de perplexité dans lequel il nous abandonne, au point de rejoindre Nietzche lorsqu'il annonce que Dieu est mort.

J'ai donc relu La Peste. Edition Folio, acquisition 1973 ticket de caisse faisant foi, abandonné en marque-page. Entre des pages désormais jaunies. Des pages au grammage lourd, on avait cure des forêts en ce temps-là où l'on n'avait pas encore pris la mesure du trou dans la couche d'ozone.

Depuis cette date, encore lisible sur le ticket de caisse, j'ai eu l'occasion de faire plus ample connaissance avec l'homme révolté au travers de ses autres œuvres, dont celle éponyme. J'ai acquis désormais la certitude de bénéficier à propos de cet ouvrage d'un éclairage que ne m'avait pas autorisé mes dissipations adolescentes.

Qui a dit qu'on ne relisait jamais le même livre sous la même couverture ? Cette nouvelle lecture m'a donc autorisé un regard neuf sur l'œuvre. Elle m'a permis de dénicher le philosophe derrière le romancier. De décoder les travers et les tourments dont il s'inspire pour crier sa révolte. Quand il a pris la plume pour écrire cet ouvrage, il sortait tout juste de cette peste affublée d'un qualificatif de couleur sombre, qui pour le coup exonère le divin de toute responsabilité quant à son origine : la peste brune. Une peste d'origine bien humaine celle-là. Comme s'il ne suffisait pas des fléaux naturels pour précipiter l'homme vers son échéance ultime. Les analogies se dévoilent alors. Dans cet huis-clos à l'échelle d'une ville, on identifie toutes les postures de l'homme assiégé par l’adversité : la peur, l'individualisme, la lâcheté, la révolte, la superstition, mais aussi le courage et l'abnégation, plus rares. Les résistants de la première heure et ceux qui rejoignent le camp des vainqueurs sur le tard.

Celle nouvelle lecture m'a aussi fait donner de l'importance au plaidoyer de son auteur contre la peine de mort. Lorsque Tarrou découvre la raison pour laquelle son père, avocat général à la cour d'assise, part certains jours avant l'aube pour se rendre à son travail. Les jours où tombe le couperet.
Plus anecdotiquement, elle m'a fait relever à la page 60 de cette même édition, l'allusion faite à cet autre roman de Camus lorsque les cancans diffusent les faits divers et évoque l'assassinat d'un arabe sur une plage.

examen clinique de l'âme humaine

La Peste est la chronique froide d'un observateur dont on apprend en épilogue les qualités et rapports aux faits relatés. C'est un examen clinique de l'âme humaine en butte à l'incompréhensible de sa condition. Crédos de l'humaniste dans son œuvre, les cycles de la révolte et de l'absurde se fondent en un vortex de perdition qu'aucune philosophie ne parvient à alléger du poids de la question restée sans réponse : quelle intention supérieure derrière tout ça ?

La Peste fait partie de ces ouvrages dont on ne se sépare pas. Même quand on pèche par insouciance juvénile, on comprend quand même que les mots simples qui le peuplent expriment une pensée lourde, à valeur intemporelle. Il n'est point question d'effet de mode avec pareille œuvre. A conserver donc, pour une autre lecture dont on sait déjà qu'elle sera différente.


vendredi 31 mai 2019

Né d'aucune femme ~~~~ Franck Bouysse


Après Grossir le ciel et Plateau, Né d'aucune femme est mon troisième Frank Bouysse. A la lecture de Plateau, je lui avais reproché de mettre mon vocabulaire à l'épreuve. Il faut dire qu'il n'y était pas allé de main morte en employant mots et expressions qui feraient un carnage dans un quizz sur Babelio. Je laisse aux forts en thème le soin de jauger leur niveau à la lecture d'un florilège que j'avais souligné dans mon intervention sur Babelio. J'en profitais pour mettre en garde l'auteur contre le piège de la sophistication.

Avec Né d'aucune femme, il a tenu compte de mon conseil. Il est revenu à un parler que l'on comprend d'autant mieux qu'il malmène allègrement notre sacro-sainte vieille grammaire, comme on se plaît à le faire dans nos conversations de tous les jours. Un parler que nos instituteurs, pas encore professeurs des écoles, se sont évertués à tenter de dégraisser de ses idiomes et autres tournures exotico-argotiques. Mais avec cet ouvrage, Franck Bouysse nous offre une autre forme de mise à l'épreuve.

Cette fois, noir c'est noir, il n'y a plus d'espoir.

Ce vers extrait d'une chanson bien connue de notre rocker national récemment disparu va comme un gant à cet ouvrage. J'ai failli craquer. Il n'y a vraiment plus d'espoir. On a franchi un cap dans la déprime. J'ai failli ne pas aller au bout tellement la marteau-thérapie du malheur y est allée fort pour écraser toute velléité de voir émerger le moindre petit bonheur.

Mais quand il n'y a plus d'espoir, on se prend toujours à espérer. On est comme ça. On ne veut pas croire qu'il n'y ait plus d'espoir. Et espérer quand il n'y a plus d'espoir, ça s'appelle croire au miracle. C'est pour cela que je suis allé au bout du tunnel. Et seuls ceux qui y sont allés aussi savent s'il y a de la lumière au bout du tunnel. Cet ouvrage, c'est comme le boyau du malheur dans lequel on rampe en quête d'air pur, qui se rétrécit au fur et à mesure de la progression, jusqu'à étouffer son lecteur dans l'enfermement d'une solitude oppressante. Claustrophobie mentale.

La victime sur laquelle Frank Bouysse s'acharne avec son style en forme de flagellation s'appelle Rose. Elle a été vendue par son père à un riche propriétaire en mal de descendance. Rose vivra un martyre. Elle nous dit dans les cahiers qu'elle rédige, pour témoigner de son calvaire à la postérité, et exister enfin, ne pas savoir trouver les mots pour exprimer son désarroi. Frank Bouysse le fait pour elle. Il le fait si bien qu'on voudrait lui tendre la main à Rose. C'est pour cela qu'on va jusqu'au bout. On veut savoir si les cahiers que Rose a pu faire parvenir à un prêtre seront sa seule échappatoire à la spirale de la négation de la personne dans laquelle il a enfermé sa victime.

Aux constantes que l'on retrouve dans ces trois ouvrages de Frank Bouysse - un ancrage dans le monde rural, des personnages rustiques au point d'en devenir associables, un acharnement du sort sur un héros qui devient victime de son auteur, et un épilogue qui reste à deviner, ouverture incertaine vers l'espoir, quand même - à ces constantes on ajoutera dans ce dernier ouvrage, Né d'aucune femme, une cruauté froide qui glace le sang.

Un roman qui m'a fait marquer une hésitation en son milieu quant à le terminer. Je suis quand même allé au bout.


vendredi 17 mai 2019

Brûlant secret ~~~~ Stefan Zweig

 

Stefan Zweig n'a pas son pareil pour l'analyse des sentiments humains. Avec lui, la culpabilité est souvent au centre de la palette. Et la psychologie enfantine au coeur de Brûlant secret. J'ai toutefois bien peur que l'exercice n'ait été périlleux pour lui. Il a eu du mal à placer son personnage entre innocence et maturité.

Mais je me ravise à cette réflexion, en replaçant cette nouvelle dans le contexte de la première moitié du XXème siècle. Les enfants n'étaient pas en ce temps nourris dès le plus jeune âge des choses de la sexualité tel qu'ils le sont de nos jours avec tous les supports à portée de main. Leur raisonnement avait en revanche plus de consistance. Pour ceux en tout cas qui avaient les moyens de recevoir une éducation digne de ce nom, comme c'est le cas du jeune Edgard dans cet ouvrage. C'est un contexte que connaît bien Stefan Zweig. Il n'a pas été lésé par une naissance indigente de ce point de vue.

Il n'en reste pas moins que c'est du Stefan Zweig, avec son analyse méticuleuse du mécanisme mental de la personne, traduite dans une construction tout aussi perfectionniste de son ouvrage. Surtout lorsque celle-ci est articulée en chapitres titrés qui séquencent la démarche. Cela tient du diagnostic clinique.

Reste la profondeur de l'analyse de l'observateur indiscret de la nature humaine qu'il est. Et puis le style onctueux comme toujours.


jeudi 16 mai 2019

Citadelle ~~~~ Antoine de Saint-Exupéry

 


"Car j'ai vu trop souvent la pitié s'égarer." Ce sont les premiers mots de cet ouvrage qui se présente comme le recueil des méditations De Saint-Exupéry.

Si l'on en juge par le nombre d'occurrence de la conjonction "car" dans cet essai, on ne doute plus de l'intention de Saint-Exupéry d'accumuler, dans ce qui n'est alors qu'un fouillis de réflexions, les arguments qui viendront étayer une démonstration. Elle reste certes à structurer mais on a déjà compris qu'il s'agit de mettre en garde la plus turbulente des créatures de Dieu, contre sa propension à se perdre en futilités.

"Si tu veux comprendre les hommes, commence par ne jamais les écouter."

Saint-Exupéry ne croirait-il en l'homme que parce qu'il est créature de Dieu ? Il manifeste à l'égard de celle-ci un humanisme forcené mais exigeant. Avec ses interpellations laissées à la postérité, il n'a de cesse de la stimuler pour tenter de canaliser ses intentions vers le chemin de la raison. Une raison empreinte de foi religieuse, même si parfois le doute gagne du terrain.

"…il n'est rien qui soit tien car tu mourras." Comportement d'appropriation, d'avilissement contre lequel il ne cache pas son aversion allant jusqu'à parler de pourrissement et qu'il sent de nature à détourner son semblable de sa vocation originelle : bâtir l'humanité.

Bâtir. Une obsession chez lui. Empire, temple, cathédrale, dont on ne sait ce qu'ils embrassent, mais tout est symbole dans une cascade de métaphores en lesquelles émerge un idéal de vie. Elle est un éternel chantier et chaque jour est une naissance. Chaque pierre devrait être une preuve de l'aptitude de l'homme à faire de cette vie un édifice d'humanité dont la clé de voute serait l'amour de son prochain.

"Mélancolique j'étais car je me tourmentai à propos des hommes"

Saint-Exupéry est de ces êtres rares qui ont une distance avec leurs semblables au point d'en ressentir de la solitude. Solitude de celui qui prêche dans le désert. Aux antipodes d'un Camus qui se révolte contre l'absurdité de la vie et le silence de Dieu, il loue la vie et justifie le mystère de Dieu. "Car je n'avais point touché Dieu, mais un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu."

Citadelle, c'est aussi la parole donnée à un père parti trop tôt et qui a cruellement manqué à la jeunesse du petit Antoine. Cet ouvrage restera comme le plus pur produit d'un esprit livré à la déception d'un monde trop imparfait. Foisonnement d'allégories abandonnées en désordre à un avenir qui ne s'est pas tenu. Et peut-être n'est ce pas plus mal. Car vouloir les rendre accessibles à ses semblables n'eut-il pas ôté de la spontanéité au geste de l'écrivain et fait perdre de la hauteur au philosophe.

Citadelle, c'est aussi la richesse d'une poésie affranchie de la rime. Pensées brutes, parfois confuses et difficiles à décoder tant elles comptent sur la force de l'image, sur la candeur de la parabole. Bouillonnement contenu d'une foi en l'homme chancelante mais toujours sincère, car entretenue vaille que vaille par une éducation rigoureuse, laquelle refuse de céder du terrain à la facilité.

Le fil directeur de pareil ouvrage existe. C'est l'hymne à la vie. La structure quant à elle n'existe pas encore lorsque Saint-Exupéry confie ses pensées à ses carnets. Celle qui sera inventée par ses éditeurs posthumes répondra à la préoccupation de préserver un trésor tel qu'il aura été abandonné. Ils chercheront à perpétuer ce "J'ai besoin d'être" et à mettre en valeur une pensée humaniste trop tôt engloutie dans les flots de la Méditerranée en 1944. Mais, ne sommes-nous pas "ensemble passage pour Dieu qui emprunte un instant notre génération."