Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

dimanche 28 mars 2021

La vengeance des mères ~~~~~ Jim Fergus

 



"Même en enfer, on ne sait pas ce que c'est que la vengeance d'une mère".

La vengeance est-elle œuvre de justice ? Certes pas, nous répondront les êtres civilisés, membres d'une société policée. Nul n'a le droit de faire justice soi-même. Mais peut-on parler d'êtres civilisés quand ces derniers se livrent au génocide rétorqueront leurs victimes. Peut-on parler de société policée quand de nouveaux venus sur la terre ancestrale des premiers occupants se livrent à l'appropriation, se recommandant d'un dieu qui dans sa grande bonté accorde aux uns ce qu'ils volent aux autres, et les exterminent quand ils protestent ?

Faire souffrir l'autre plus qu'on a souffert n'est pas une réponse rationnelle à la douleur supportée. Mais il n'est plus question de raison quand la guerre méprise l'innocence. Quand elle massacre les enfants. C'en est déjà assez de voir leurs hommes périrent à défendre leurs familles et leurs biens, quand les enfants meurent dans leurs bras, le cœur débordant d'amour des mères devient cœur de pierre. La vengeance devient la seule réponse logique à la détresse. Elles ne connaissent alors plus aucune loi, plus aucune morale.

Aveuglées par la douleur, les mères n'ont plus qu'une perspective. Celui qui a touché à l'innocence de doit endurer plus qu'il n'a commis. La vengeance ne console pas. Elles le savent pertinemment. La vengeance est privilège de l'espèce humaine. C'est une honte qui réplique à une autre. Elle est affaire intime, sans autre bénéfice que la jouissance douloureuse. Elle est nécessaire. Un point c'est tout.

Les mères convaincues de vengeance deviennent alors plus féroces que quiconque. Plus rien ne les retient. Surtout pas l'idée de la mort. D'autrui comme de la leur. C'est la seule issue envisageable. La seule perspective de libération.

Dans cette suite à Mille femmes blanchesJim Fergus prend le parti des mères. La chaîne de la vie a été brisée par l'envahisseur blanc. Jim Fergus appartient aux descendants de ces hommes qui se disent civilisés quand ils anéantissent les autres qu'ils qualifient de sauvages. Ils nous proposent alors une nouvelle définition des termes. le sauvage est celui qui vit en harmonie avec la nature quand le civilisé sera celui qui est perverti par le pouvoir de l'argent.

Roman humaniste, célébration de la nature, repentir de ceux qui tuent aveuglément pour des biens matériels, Jim Fergus se livre au mea culpa d'une race à laquelle il appartient et qui a bâti sa prospérité sur le sacrifice de peuplades vivant en harmonie avec leur milieu naturel.

Pour écrire un roman choral, il est parti sur le principe de le faire à partir de journaux qu'auraient tenus ses protagonistes. On a un peu de mal à envisager pareille œuvre de solitude dans le contexte de promiscuité du mode de vie des tribus indiennes, dont elles se plaignent, et plus encore dans le contexte de guerre à laquelle les femmes blanches acquises à la cause cheyenne participent activement, puisque résolues à la vengeance. Mais acceptons-en l'augure. le genre romanesque autorise tous les artifices. C'est le genre de la liberté. La crédibilité se retrouve dans l'habileté à faire passer un message. Message que l'on perçoit bien dans la gêne de l'auteur à comptabiliser le gâchis humain sur lequel sa race a bâti sa prospérité. Pour quelle perspective ? La nature maltraitée prendra-t-elle le relai de la vengeance des mères ?


samedi 20 mars 2021

La mer de la fertilité, tome 4 : L'ange en décomposition ~~~~ Yukio Mishima

 

Quatrième et dernier (?) opus de la mer de la fertilité. Il n'est que d'extraire certains passages de cet ouvrage pour comprendre que nous sommes parvenus au bout du chemin. Ce chemin n'est pas seulement celui d'une oeuvre littéraire. C'est aussi celui d'une vie. La vie de son auteur.
45 ans ! C'est l'âge de Yukio Mishima lorsqu'il met le point final à son œuvre testament. Sa jeunesse lui a filé entre les doigts. Il est plus que temps.

"Il n'y a jamais eu pour moi ce qu'on aurait pu appeler l'apogée de ma jeunesse, et par conséquent aucun moment pour l'arrêter. C'est à l'apogée qu'il faudrait s'arrêter. Je n'en ai discerné aucune. Chose étrange je n'en ai nul regret.

Mais non, il est encore temps après que la jeunesse est un peu passée. Survient l'apogée, c'est alors le moment." 25 novembre 1970, c'est alors le moment de quoi ? le regard s'est-il suffisamment appesanti sur le paysage ? le verbe l'a-t-il suffisamment célébré ?

La beauté du corps s'est dissoute dans les traits de ceux qui narguent leurs aînés de leur vigueur toute fraîche. C'est donc le moment de ne plus se compromettre dans le naufrage de la vieillesse, dans la décomposition de l'ange.

"Beauté physique infinie. Voilà le privilège particulier de ceux qui abrègent le temps. Juste avant l'apogée où il faut abréger le temps, se trouve l'apogée de la beauté physique."
Le bout du chemin est là. L'ascension est terminée. Après, c'est la déchéance. "Quelle puissance, quelle poésie, quelle félicité ! Pouvoir abréger le temps, au moment même où l'on aperçoit la blancheur étincelante de l'apogée. On en a la préscience dans la fièvre délicieuse de la montée, le décor changeant de la flore alpine, l'approche de la ligne de crête. « C’est avec lucidité et la pleine possession de ses facultés qu'il faut décider de basculer dans la lumière de l'autre monde. Le monde blanc.

"Je n'aime pas le genre de personnes, faibles ou malades, qui se suicident. Il n'y en a qu'une catégorie que je conçoive. Ce sont ceux qui se suicident pour démontrer leur personnalité."
L'oeuvre littéraire est la perpétuation de son auteur. Sa vie n'est que le segment d'une continuité. Il se retrouvera sous les traits d'une nouvelle jeunesse quelque part dans le monde.
"Même si l'on arrête le temps, la vie se réincarne. Cela aussi, je le sais."

Il n'est pas de point final pour qui croit en la transmigration des âmes. Tout au long de sa vie, Honda s'est convaincu de voir son ami Kiyoaki, pris au piège d'un amour imprévisible, se réincarner sous les traits d'Isao Iinuma d'abord, de la princesse Ying Chan ensuite, du jeune Toru enfin. Chacun porteur de la flamme fragile de la vie.

Mais le doute pernicieux s'est insinué en l'esprit de Honda. le grand âge l'a peut-être leurré. Toru a brûlé le livre des rêves laissé par Kiyoaki.

"La mémoire est comme un miroir fantôme. Il arrive qu'elle montre des choses trop lointaines pour qu'on les voie, et elle les montre parfois comme si elles étaient présentes".
Est-ce donc avec le poison du doute insinué en son esprit quant à la réincarnation que Mishima a décidé de basculer dans le monde blanc le 25 novembre 1970 ? le point final de L'Ange en décomposition était-il celui de la Mer de la fertilité, ou bien quelque part en ce monde pourrait-il s'écrire un cinquième opus ?


jeudi 11 mars 2021

Amkoulel L'enfant peul ~~~~ Amadou Hampâté Bâ

 


"Quand la chèvre est présente, nul ne peut bêler à sa place". (Proverbe malien)

En entorse à la transmission orale de la culture africaine qui a prévalu jusqu'au 20ème siècle, Amadou Hampâté Bâ prend la plume. Il écrit ce qui jusqu'alors ne se transmettait que de bouche à oreille. De bouche de vieillard, celui qui a la connaissance, à oreille d'enfant, celui qui découvre. Malien de naissance, formé à l'enseignement de la famille africaine puis à l'école coranique et enfin à celle des Blancs, il a compris que si l'Africain n'écrivait pas son histoire, une chèvre bêlerait à sa place. Sans doute celle de M. Seguin. Il était donc important de graver dans le marbre, ce qui jusqu'alors ne l'était que dans les mémoires africaines. C'est ainsi qu'un livre naît de la tradition orale. C'est ainsi qu'une histoire du peuple peul s'écrit de main de Peul, afin qu'elle ne se perde pas dans l'obscurité du temps.

La tradition orale confie sa mémoire aux anciens. Ce sont eux qui transmettent le savoir. La tradition écrite n'a plus besoin d'eux. le savoir est dans les livres. C'est ainsi que la cohabitation des générations ne se justifiant plus dans la culture occidentale les vieux sont relégués. Alors que la culture africaine donne la primauté aux anciens, à la famille. Une famille qu'il faut concevoir au sens large dans laquelle un frère peut l'être devenu par les marques d'amitié qu'il a témoignées, un père par le soin qu'il a pris d'un enfant dans son éducation. La famille africaine n'est pas réduite aux liens du sang, elle s'agrandit au gré des affinités qui se constituent au fil du temps, mais toujours au sein de l'ethnie. Et l'enfant est habitué à évoluer dans un contexte familial qui n'est pas réduit à celui de ses géniteurs.

Tout cela on l'apprend de mémoire de Amadou Hampâté Bâ, qu'il nous confie avec force détails dans ce bel ouvrage qui témoigne de sa maîtrise de la langue. Avec force détails parce que les Africains ne savent pas résumer. Ils aiment parler et prendre leur temps pour dire les choses. Les dire correctement dans une langue friande de paraboles, empreinte de beaucoup de sagesse et rehaussée parfois d'un humour qui n'entache pas la gravité du propos. Parce que l'Africain aime aussi rire, et faire rire.

Une autre entorse qu'il fait à son éducation est de parler de soi-même. C'est mal vu dans la culture africaine. Amkoullel, l'enfant peul est bel et bien un ouvrage auto biographique. Il nous instruit sur le parcours initiatique de son auteur. Mais à l'âge auquel il écrit cet ouvrage, et dans la langue dans laquelle il le fait, alors qu'il fréquente les instances internationales dans des postes élevés, ne parle-t-il pas déjà d'un autre. de ce gamin qu'il a été, évoluant pieds nus au sein de la grande famille africaine et promu par la sagesse de ses anciens.

Amkoullel est né dans un Mali colonisé par la France. La pondération dont il fait preuve tout au long de son récit à l'égard de ceux qui ont fait main basse sur le pays nous montre à quel point il sait faire la part des choses entre le bon et le mauvais de cette emprise des Blancs sur l'Afrique. En visionnaire qu'il est, Amadou Hampâté Bâ, sentant le progrès venu avec les Blancs pervertir sa culture ancestrale et mettre en danger la tradition orale qui a baigné son enfance, ressent l'urgente nécessité de soumettre à celui qui veut imposer sa culture ce que ses oreilles n'écouteront pas. Il écrit ce superbe ouvrage des plus agréable à lire, on dirait presque à entendre, pour faire admettre à celui qui impose sa loi que la tradition séculaire de perpétuation de la connaissance par la parole, chargée d'une philosophie empirique et pragmatique, colporte bien plus de connaissances que sa culture occidentale égocentrique ne l'imagine.

C'est un ouvrage de tempérance qui témoigne de l'intelligence et la sagesse de son auteur. On peut retrouver ce dernier sur Youtube dans un entretien évoquant son ouvrage qu'il a tenu à la télévision de son époque, l'ORTF: https://ytube.io/3FfQ


jeudi 25 février 2021

La mer de la fertilité, tome 3 : Le temple de l'aube ~~~~ Yukio Mishima


Comme tout un chacun, et plus que tout autre peut-être eu égard à ses intentions – n'oublions pas qu'il est avec cet ouvrage sur le troisième opus de son œuvre testament laquelle en comporte quatre – l'auteur de la Mer de la fertilité est confronté à la perpétuation de la vie. Avec lui point de quête d'éternité dans l'au-delà, de place auprès de Dieu ainsi que peuvent nous le promettre quelques religions monothéistes en perte de vitesse en ce troisième millénaire, il ne peut donc être question que de transmigration de l'âme, de réincarnation. le seul point qui accorderait peut être les différentes croyances quant au sort réservé après la mort est la vertu du comportement de la personne de son vivant. Cette vertu s'exprimant parfois non pas en dévotion ou actions charitables, mais en pureté d'intention laquelle peut fort bien comporter l'élimination d'autrui, s'il est convaincu de corruption par les vices inhérents à la nature humaine.

Nul doute que Mishima décèle dans la perpétuation qu'il applique à ses héros, une voie pour son propre avenir dont il semble avoir décrété l'échéance. Marguerite Yourcenar qui s'est intéressée à cet écrivain dans Mishima ou la vision du vide trace dans son œuvre les indices qui témoigneraient de son intention. Elle y voit un artisan en préméditation de son chef-d'œuvre : sa fin spectaculaire selon le rituel samouraï.

Isao le fervent nationaliste du tome deux de la tétralogie, Chevaux échappés, était la réincarnation de Kiyoaki, l'amoureux éperdu de Neige de printemps, le premier tome. Les dernières lignes de chacun de ces ouvrages faisant disparaître leur héros, Honda leur survivant est le témoin attesteur de leur réincarnation. Dans ce troisième opus, la transmigration des âmes ne connaissant ni frontière ni race, c'est la princesse siamoise Ying Chan qui se dit elle-même réincarnation d'Isao. Honda s'en convainc et cherche sur son corps par ses indiscrétions équivoques le signe qui confirmera le fait.

Le temple de l'aube est un ouvrage quelque peu déroutant. Autant une première partie voit son héros en quête de la réalité de la réincarnation, allant là en chercher les preuves jusqu'à Bénarès en Inde, le sanctuaire de l'hindouisme, autant la seconde plonge son héros, Honda, dans la déviance comportementale du notable respecté qu'il est, faisant de lui un voyeur des ébats sexuels de quelques couples occasionnels dont il a lui-même favorisé le rapprochement. Il s'en expliquera auprès de son épouse, Rié, qui le surprendra dans cette posture condamnable.

Il y a toujours dans le texte de Mishima cette communion avec la nature qui s'exprime par de longues tirades contemplatives, lesquelles trouvent leurs prolongements dans la poésie mise dans la bouche de l'une ou de l'autre de ses personnages. Tirades qui peuvent distraire le lecteur du fil directeur de l'ouvrage d'autant que certaines allégories sont assez poussives et terre à terre. Mais le chemin est tracé et Mishima y ramène ce dernier avec l'obsession du but à atteindre que le quatrième opus au titre annonciateur, l'Ange en décomposition, ne devrait pas manquer pas à mon sens de nous révéler.


Dans ma perception de lecteur peu averti des croyances religieuses qui ont cours en extrême orient, je situe ce troisième opus au creux de la vague de la tétralogie. Je l'ai trouvé déséquilibré, pénalisé par cette dichotomie comportementale chez Honda en ces deux parties de l'ouvrage. Une première tout orientée vers une quête de spiritualité, parfois absconse à mon entendement, l'autre vers la recherche de preuve physique sur le corps de la princesse qui rabaisse son protagoniste en une trivialité coupable en complète rupture avec la qualité du personnage. Mais cette perception est affaire de culture personnelle et ne me retiens pas de m'engager sur le quatrième volet de la tétralogie. Je garde à l'esprit le cheminement intellectuel mortifère que fomente son auteur. Il se donnera la mort au bout de ce chemin. Et comme Marguerite Yourcenar, je tente de comprendre cette démarche sacrificielle dans ces textes, de déceler les traces de ce poison qui lentement fait son œuvre.

samedi 30 janvier 2021

Le quatrième mur ~~~~ Sorj Chalandon


 

Il s'agissait de voler deux heures à la guerre. Avec la folle intention d'impliquer dans une représentation théâtrale des acteurs issus de chaque communauté belligérante : les Chrétiens maronites, les Phalanges chrétiennes, les Druzes, les Palestiniens, Les Chiites. Une gageure imaginée par Samuel, un metteur en scène grec, juif de confession, destinée à prouver que dans un conflit le superflu est essentiel. Et donc salutaire. La volonté insensée de donner aux adversaires une chance de se parler.

Nous sommes au Liban dans la première phase de la guerre des années 1980. Tous les clans en présence dans le pays tentaient de cohabiter depuis l'indépendance (1943) jusqu'à ce que le conflit israélo-palestinien s'invite sur le territoire. Ce fut alors l'éclatement du pays. Les pays voisins se convièrent à la curée. le point d'orgue sera le massacre de Sabra et Chatila par les Phalanges avec le blanc seing de Tsahal, l'armée israélienne.

Tombé gravement malade et condamné, Samuel fit promettre à un de ses amis, Georges un Français fervent militant de la gauche radicale, de monter à sa place la pièce choisie : Antigone de Jean Anouilh. "Le théâtre en paix. La guerre partout ailleurs" avait argumenté Samuel pour le convaincre pour faire éclore la fleur de l'espoir sur le cloaque de la guerre. Il s'agissait d'ouvrir les yeux des adversaires d'une guerre longue et terrible à la réplique d'Antigone "Je ne sais plus pourquoi je meurs."

Engagé par la promesse faite à son ami mourant, Georges va se trouver impliqué à son corps défendant dans un conflit dont il va très vite prendre la mesure de l'horreur. Sorj Chalandon ne nous en épargne rien. Il s'agit de jauger l'homme à l'aune de la haine que se vouent les parties en présence. de le jauger à l'échelle des drames qu'il engendre lui-même et dont il perd la maîtrise au point de rendre utopique toute perspective de réconciliation.

Quelques heures d'avion suffisent pour transposer un homme du confort égocentrique d'un pays en paix dans les atrocités de la guerre. C'est la façon de Sorj Chalandon de souligner la précarité de la paix. Quelques heures d'avion séparent le caprice d'une enfant choyée pour un cornet de glace du spectacle des corps démembrés de ces autres enfants dont l'innocence a été piégée par la folie de leurs aînés. le choc de l'amour et de la haine.

Le quatrième mur, ce peut-être les feux de la rampe des projecteurs que franchissent les applaudissements lorsqu'ils répondent à la générosité des acteurs. Ambiance de paix. Mais lorsque la détestation et la peur laissent la salle désespérément vide, ce quatrième mur peut devenir le mur de béton et d'acier de l'incompréhension. Ambiance de guerre.

Avec un style syncopé qui restitue le fracas des combats et le halètement de l'homme pris dans la tourmente, Sorj Chalandon nous livre un ouvrage très dur sur l'innocence martyrisée par la folie guerrière et le découragement de l'homme de paix à faire entendre sa voix. Un ouvrage que l'on peut trouver morbide et désespérant. Mais ne sont-ce pas les caractéristiques même de la guerre.


mercredi 27 janvier 2021

Mille femmes blanches ~~~~ Jim Fergus

 


Je fais partie de cette génération nourrie au folklore de la conquête de l'ouest : films de cowboys et d'indiens dans lesquels ces derniers étaient présentés sous le jour des méchants agresseurs d'innocents fermiers, la foi chevillée au corps, ne cherchant qu'à vivre chichement d'un labeur harassant. John Wayne et autre tunique bleue de service à la Metro-Goldwin-Mayer accouraient au galop au secours de ces infortunés au son du clairon en tête de la colonne de cavalerie. Pétarade et youyous des indiens sur leur chevaux bariolés. Les valeureux combattants en plumes et peinture de guerre roulent dans la poussière. Et ce qu'il faut bien appeler les colons repoussent la frontière un peu plus vers l'ouest, les Amérindiens un peu plus vers la sédentarité, celle-là même qui ruine leur culture. On n'arrête pas le cours de l'histoire, celle des blancs en tout cas. Et God bless America.

J'ai appris depuis à rétablir l'équilibre quant à la responsabilité de qui agresse qui. J'ai appris depuis que l'histoire de la plus grande démocratie de notre planète commence par ce qu'il faut bien appeler l'anéantissement d'une culture. Et le premier opus de la trilogie de Jim FergusMille femmes blanches, dont je sais d'ores et déjà que je lirai les autres, est un coup de projecteur sur un sujet que les Américains ont évidemment le plus grand mal à aborder. Leur mémoire collective occulte cet enfantement dans la douleur d'une société qui aujourd'hui domine le monde.

Jim Fergus se défend de parler au nom des Amérindiens. Il ne s'en attribue aucune légitimité. N'est-il pas lui-même descendant de ces aventuriers qui, débarqués sur la côte est, n'ont eu de cesse de réduire les territoire et mode de subsistance des indigènes à la peau rouge. Il le dit dans un français plus que correct au cours des divers entretiens de promotion de ses ouvrages sur nos antennes. Il se sent plus de légitimité à évoquer le sujet avec le point de vue des femmes, ce qui est surprenant pour un homme. Des femmes qu'il faut bien en l'occurrence qualifier de blanches, puisque héritières des expatriés du Mayflower.

Mille femmes blanches contre mille chevaux. Curieux marchandage proposé par les Cheyennes reçus à Washington par le Président Ulysse Grant. Ils avaient bien compris que leur survie était dans l'assimilation. Une manière pour eux de découvrir par le métissage la civilisation qui s'imposait à eux. de toute façon, c'était ça ou disparaître. le grand chef blanc de son côté y a vu tout de suite un double intérêt, le premier de se débarrasser de personnes devenues encombrantes puisqu'il leur enverrait des femmes extraites des prisons et asiles d'aliénés, le second de surseoir au climat de guerre inéluctable provoqué par l'appétit des colons qui lorgnaient toujours plus loin dans l'appropriation des richesses naturelles des terres indiennes. Les femmes en question devaient y gagner quant à elles leur liberté. Sombre machination de dirigeants d'une communauté d'individus qui se disaient civilisés à l'égard de ceux en qui ils ne voyaient que des sauvages.

Ce que n'avait pas imaginé le gouvernement c'est que lesdites femmes découvriraient une culture plus élaborée et vertueuse qu'il ne voulait le reconnaître. Elles finiront par prendre fait et cause pour leurs nouvelles familles. Ce que n'avait pas imaginé Little Wolf, le chef de la tribu cheyenne persuadé selon sa culture qu'une parole donnée est sacrée, c'est que l'homme blanc trahirait sa promesse. Et dans pareil contexte, une promesse non tenue par l'homme blanc, c'est une entorse à la dignité. Cela se terminera dans un bain de sang.

J'ai écouté Jim Fergus parler de ses romans. J'ai aimé son humilité et la forme de sagesse avec lesquelles il évoque ce sujet douloureux. On retrouve ces qualités dans son écriture. Beaucoup de précaution de langage pour à la fois ne rien renier d'un passé honni et ne pas se mettre non plus au ban d'une société dont il est issu. C'est une écriture consensuelle qui peine parfois à traduire l'horreur des massacres qu'il faut pourtant bien évoquer comme tels. Une écriture d'une grande pudeur laquelle ne verse jamais dans l'affectation même quand les événements se font dramatiques. Une écriture qui a aussi le mérite de traduire parfaitement la communion avec la nature à laquelle s'astreignent les Cheyennes. Harmonie et équilibre qui s'expriment par le respect des indiens vis-à-vis de leur milieu de vie, quand les hommes blancs font des cartons sur les bisons depuis les fenêtres du train. J'ai aimé ce point de vue des femmes qui contre toute attente trouvent chez les Cheyennes, de tradition matrilinéaire, plus de considération que dans leur milieu d'origine bouffi de code moraux empesés.

On "n'arrête pas le cours de l'Histoire" clament les nouveaux colons. Pour sûr qu'ils ne parlaient pas de la même histoire. Celle des Amérindiens s'est bel et bien arrêtée quand ils ont été parqués dans les réserves livrés aux vices de l'oisiveté, ayant dû laisser leurs grandeur et fierté entre prairies et collines en même temps que les terres dont on les dépossédait. Mille femmes blanches est un magnifique ouvrage servi par une écriture très séduisante.


vendredi 22 janvier 2021

1984 ~~~~ George Orwell


 

Je ne regarderai désormais plus de la même façon ces caméras qui s'installent dans tous nos espaces publics. Je viens de lire le plus célèbre roman de George Orwell1984, dans la nouvelle traduction de Josée Kamoun. Version modernisée, adaptée aux formes linguistiques et idiomes contemporains. La novlangue qu'ont connue les lecteurs francophones de la première traduction de 1950 est devenue le néoparler. Mais Big Brother est resté Big Brother. Il a survécu au temps, s'y est incrusté, et a même prospéré, pas seulement dans le langage. Ne l'avait-il pas prophétisé ?

Je sors de cette lecture un tantinet oppressé. J'ai besoin d'air pur. Si la traduction est réussie au goût du lecteur tardif que je suis, je suis heureux que prenne fin la torture de ce talent littéraire. Talent immense et incontestable. Au point qu'il peut enfermer le lecteur dans son monde pervers et remettre en question ni plus ni moins que son plaisir de lecture. Et ne lui donner qu'une seule hâte, celle de sortir des griffes de Big Brother.

Et pourtant, dans les griffes de Big Brother, nous autres lecteurs du 21ème siècle nous y précipitons volontairement de nos jours à grands pas, par le truchement de ces appareils qui ne quittent plus nos poches, se sont installés chez nous, ces autres qui suivent les déplacements de notre carte bancaire, et tant d'autres encore. George Orwell en grand visionnaire d'une époque où n'existait encore ni internet, ni reconnaissance faciale avait envisagé cette ère qui est déjà là. Une ère qui au petit homme retire son libre arbitre pour l'inclure avec son assentiment inconscient, à l'insu de son plein gré, selon une expression désormais galvaudée, dans ce que Yuval Noah Harari dans son ouvrage Homo Deus, une brève histoire du futur, appelle la grande bulle de données. Bonne nouvelle l'intelligence survivra. Mauvaise nouvelle, elle sera artificielle. A qui profite le crime ? L'être humain devient la cible du grand marchandage planétaire. Et quid du sentiment dans tout ça ?

Sentiment dont George Orwell vide la conscience humaine, y compris le plus noble : l'amour. L'individu n'existe plus. Il est part d'un tout. Absorbé, phagocyté par une organisation aux contours mal définis mais omnipotente, laquelle a pouvoir de vie et de mort sur terre y compris de retirer à l'individu ce qui fait prospérer l'humanité, le corollaire de l'amour : l'instinct sexuel. Et de gérer la reproduction, la perpétuation de l'espèce sur un plan comptable et non plus affectif.

Au sortir de la seconde guerre mondiale et de l'avènement du communisme, George Orwell est inspiré par ces grandes tyrannies broyeuses d'individus qui s'ingénient à faire des individus des êtres décérébrés, dépourvus de toute velléité de pensée autonome, inféodés à une idéologie totalitaire. le régime s'autogère de façon collective et se perpétue par voie biologique. Eugénisme, sélection, assujettissement, bienvenue dans le monde de Big Brother. "Le pouvoir, rien que le pouvoir pur". le pouvoir n'est pas un moyen, il est une finalité.

La grande idée étant la réécriture du passé, l'abrogation de la mémoire, le modelage de la pensée aux contingences du moment. le présent abolit le passé. le mensonge est institué en vérité. La grande idée c'est aussi le "Ministère de la paix en charge de la guerre, celui de l'amour qui s'occupe de la torture, le Ministère de la vérité de la propagande et celui de l'abondance de la disette". Tout cela savamment orchestré pour entretenir et diriger la rancoeur de la grande masse des "prolos" vers des boucs émissaires. C'est du grand art. C'est déprimant à souhait. Voyage dans les abysses du désespoir, de la résignation, pour la prospérité du Parti et d'une minorité qui a fomenté tout cela à son grand bénéfice. Comme d'habitude, on ne refait pas le monde. La Ferme des animaux nous le confirme.

Archétype de dystopie, un ouvrage qui vous lave le cerveau. Vous fait promettre de ne pas le relire. A moins que…

A moins que la réécriture du passé vous fasse oublier sa lecture et qu'un d'optimisme inconsidéré guide votre main vers sa reliure sur le rayon de la bibliothèque, que vos yeux se portent sur les premières lignes : "C'est un jour d'avril, froid et lumineux et les pendules sonnent 13:00." … Et vous voilà de nouveau sur les pas de Winston Smith à ne plus pouvoir vous en extirper jusqu'à vous convaincre d'amour pour Big Brother. La boucle est bouclée. Bonne chance à vous.


lundi 18 janvier 2021

Mes vies secrètes ~~~~ Dominique Bona

 



"Curiosité malsaine ? Obsession Morbide du passé ? Fascination enfantine pour les secrets de famille ?" Dans Mes vies secrètes Dominique Bona s'interroge sur son affinité à la rédaction de biographies. Elle en a publié un grand nombre. Un entretien avec François Nourissier la déstabilise. L'éminent critique lui pose la question d'emblée, en guise de salutation : pourquoi avoir abandonné le roman au profit de la biographie ?

Le roman, univers de l'imagination sans frontière, du rêve, de la chimère, genre majeur de la littérature quand la biographie doit se cantonner à la vérité, si ce n'est à l'exactitude. Quelle grandeur dans la restitution d'un parcours de vie, semble l'interroger François Nourissier ?

C'est à cette question que Dominique Bona tente de répondre dans ce très bel ouvrage : Mes vies secrètes. Une partie de la réponse est selon elle dans le choix des personnages qu'elle a fait pour en dresser la biographie. Car, nous fait-elle comprendre, il en est dont la vie est un véritable roman tant la réalité de ce monde semblait ne pas s'imposer à eux. Qu'ils aient été acteurs ou victimes de cette réalité, ils rayonnaient par leur talent à contrer la fatalité ou à composer avec elle. Laissant derrière eux l'illusion d'avoir leurré "les forces de la nuit."

Mes vies Secrètes c'est tout sauf une justification, c'est une biographie des biographies, une biographie de la séduction pour un personnage qui a présidé à chacune de ses entreprises. Avec à chaque fois, selon Dominique Bona, l'espoir d'identifier les ressorts qui ont animé la personne choisie pour qu'il devienne aux yeux du monde un personnage. L'espoir de détecter "ce qui est mystérieux dans une existence, ce qui est en dehors des champs du raisonnement, de la logique." Si "le roman cultive le mentir-vrai … la biographie ne peut pas mentir. Elle repose tout entière sur le vrai ou tente de s'en approcher … ce vrai est le diamant brut du genre, son trésor, son orgueil."

Rédiger une biographie s'apparente à l'art de la sculpture qui à partir du monolithe brut le débarrasse de ses scories, dégrossit, arrache les éclats, affine, polit les formes pour finalement offrir à la lumière les traits du personnage qui se cache au creux du bloc, et restituer ce que le temps à tendance à enrober de la gangue de l'oubli. Sachant bien qu'aussi figurative soit l'œuvre, le sujet conservera toujours cette part d'ombre que chacun emporte avec lui dans l'au-delà.

Si j'en juge par la qualité de cet ouvrage intimiste de Dominique Bona, j'augure que les biographies de son cru, qu'il m'engage à découvrir, savent restituer plus que l'apparence des sujets qu'elle a choisis pour en dresser le portrait. J'augure qu'à l'instar des œuvres d'une Camille Claudel - laquelle a fait partie de ses sujets, les biographies de Dominique Bona, plus que restituer le portrait de ses modèles, savent suggérer au lecteur une part de ce mystère qui habite tout un chacun, un mystère d'autant plus ensorcelant que le personnage a fait lui-même de sa vie une œuvre.

Mais au final, s'intéresser à la vie des autres n'est-ce pas se chercher soi-même dans le miroir de leur destinée ?



Jardins secrets de Lisbonne ~~~~~ Manuela Gonzaga

 


Cette pérégrination dans la Lisbonne des initiés est organisée en neuf chapitres titrés jardins secrets et numérotés. A la lecture des deux premiers, j'en étais à me demander si je n'allais pas faire valoir mon droit de retrait. En le refermant, je déclare cet ouvrage en coup de coeur de cette année. Je n'en reviens pas moi-même.

Pareille construction est à l'évidence délibérée de la part de l'auteur. Une façon de mettre son lecteur à l'épreuve, de tester sa capacité à aborder un développement empreint de psychologie humaine. Un ouvrage qui enfièvre les sentiments aux antipodes de la frivolité. Des sentiments exacerbés par l'attente anxieuse d'un dénouement triomphal. Des sentiments qui commandent à la raison, échappent à la condition terrestre de qui les éprouve.

Entrer dans pareil ouvrage n'est pas de première évidence. Il faut dire que pour faire connaissance avec ses personnages, Manuela Gonsaga ne ménage pas son lecteur. Elle ne fait pas les présentations. Qui sont ces "je", 'il" ou "elle" qui font mystère de leur personnalité. Il faut traverser les premiers jardins secrets, l'esprit sur le qui-vive, pour se familiariser avec ceux dont on découvre la complexion par petites touches. Mais lorsque l'on a été admis dans l'intimité des caractères, qu'on est devenu un familier d'Alice, d'Amalia, de Brigite ou encore de Jorge, le séducteur malgré lui, on se trouve compromis dans des intrigues amoureuses qui exaltent le noble sentiment. Pour une plus grande désillusion ? L'Amour majuscule serait-il inaccessible à la pauvre nature humaine ? Inaccessible au coeur assoiffé de plénitude de la femme en butte à l'autre, homme ou femme, quand il est lâche, arrogant ou dédaigneux.

"Fuis le serpent, mais garde sa semence". C'est ce que retient Alice de l'amour qu'elle voue à Jorge. Un être dont la nature est toute de répulsion mais dont l'absence lui est insupportable. Alice ne comprend pas elle-même cette force qui la dirige vers Jorge, un homme qui n'a pourtant rien pour plaire : banal d'apparence, alcoolique, brutal en parole, mais toutefois jamais en acte, qui en outre est marié. Un homme sans attrait et pourtant indispensable. Un génie de la séduction qui parvient à l'entraîner dans tout ce qui peut terrifier une femme : les toiles d'araignée dans les cheveux, les rats entre les pieds dans les souterrains de Lisbonne, comme dans les dédales de l'âme humaine, entre attirance et répulsion. Les confins de la folie. Incompréhensible penchant. Il le déclare lui-même : "Alice, qu'est-ce que tu fais avec moi ? Je ne fais de bien à personne. Je n'apporte de bonheur à personne. de moi tu n'obtiendras rien de bon." C'est le mystère, le grand paradoxe de l'amour. Celui qui fait fi de l'apparence, du comportement et pourtant crée entre deux êtres une attraction souveraine. Amour divin et nocif à la fois.

Amalia connaît aussi son déboire sentimental. Amalia est d'une beauté rare. Elle reste pourtant dans l'attente inassouvie d'un geste, d'un simple mot, puisque de déclaration il ne peut être question, de la part de celui qu'elle aime. Pourtant elle s'est dénudée devant lui. Il a fait des photos d'elle. Des photos qui ne témoigneront cependant pas de la sensualité qui brûle son corps, ardent du désir de voir une main se poser sur sa peau. Meurtrie d'indifférence, Amalia laissera Brigite, la mère maquerelle qui a pour Amalia une attention toute maternelle, vendre sa virginité au plus offrant et faire commerce de son corps avec la même indifférence que celle qui avait été la seule réponse à son attente fébrile.

Là encore, le théâtre de ces mélodrames est autant personnage du roman que celles et ceux dont le coeur palpite sous les coups de boutoir de l'amour. Un ouvrage qui m'a fait regretter de ne pas connaître Lisbonne. La langue aussi. J'ai dû avoir recours à une portugaise de naissance pour me faire traduire un terme auquel notre langue n'offre pas d'équivalent. Un terme essentiel pour traduire le sentiment complexe qui anime ces femmes en proie au désarroi du coeur. Ce terme c'est la "saudade". Il pourrait être un autre titre à cet ouvrage pour exprimer cette oppression faite de mélancolie, de nostalgie en même temps que d'espoir.

Un coup de coeur qui au point final vous fait revenir vers le début de l'ouvrage, revisiter les premiers jardins secrets de Lisbonne avec un regard averti. Encore plus curieux. Encore plus avide de s'imprégner de la "saudade" qui répand son voile sur le coeur d'Alice et d'Amalia.

"Fuis le serpent, mais garde sa semence". Beau, beau, bel ouvrage que les Jardins secrets de Lisbonne. Vraie performance d'auteur à mon goût.

Je remercie Babelio et les éditions le poisson volant de m'avoir gratifié de pareil moment de lecture.


jeudi 14 janvier 2021

L'adversaire ~~~~ Emmanuel Carrère

 



Ma chérie, mes chers enfants, il faut que je vous parle. Depuis que vous êtes entrés dans ma vie, je n'ai cessé de vous mentir. Je ne suis pas médecin, je ne travaille pas à l'OMS, je ne travaille pas du tout d'ailleurs. L'argent qui fait vivre notre belle famille harmonieuse depuis toutes ces années est le fruit d'escroqueries. A commencer par celle des membres de nos familles. J'ai une maîtresse que je retrouve dans un palace parisien et à qui je fais de beaux cadeaux.
Si je vous dis tout ça aujourd'hui, c'est que je suis parvenu au bout des ressources financières que j'ai extorquées à gauche et à droite et que mes impostures vont éclater au grand jour. Notre famille va être éclaboussée, couverte d'opprobre. Pour ne pas vous faire supporter toute cette honte, compte tenu de l'amour sincère que je vous porte, je ne vois qu'une solution qui est de disparaître définitivement. Je vais donc vous tuer et me suicider par la suite.

C'est le raisonnement que s'est fait en lui-même Jean-Claude Romand. Et qu'il a mis à exécution. La seule chose qui varie avec ce qui précède, c'est bien sûr qu'il n'a prévenu personne de l'impasse dans laquelle il était parvenu et a mis son plan à exécution. Il a tué sa femme avec un rouleau à pâtisserie, ses enfants avec une carabine. Et pour concerner la totalité des personnes qui seraient susceptibles de souffrir de ses ignominies, il a tué son père et sa mère avec la même froideur calculée. Tout ceci dans le but charitable de leur épargner le déshonneur, cela va sans dire.

Ces faits, qu'on a du mal à qualifier de divers, se sont réellement déroulés dans les premiers jours de janvier 1993. On en découvre le détail dans ce livre qu'Emmanuel Carrère a consacré à l'affaire sous le titre de L'Adversaire. Il a écrit cet ouvrage en accord avec l'intéressé et enquête auprès des personnes ayant gravité autour de cette famille dont le malheur aura été d'être celle d'un homme qui toute sa vie n'aura fait que mentir. A lui-même et aux autres.

On pourrait s'étonner du titre appliqué par Emmanuel Carrère à son Ouvrage et penser qu'il est un vocable propre à glorifier l'auteur de la tuerie en accordant du crédit à son raisonnement. L'Adversaire plutôt que le monstre ou l'assassin, lesquels auraient condamné sans jugement l'auteur de l'abomination et sans doute aussi la parution de l'ouvrage. Il justifie l'intitulé de l'ouvrage en ces termes :" le père avait été abattu dans le dos, la mère en pleine poitrine. Elle à coup sûr et peut-être les deux avaient su qu'ils mouraient par la main de leur fils, en sorte qu'au même instant ils avaient vu leur mort … et l'anéantissement de tout ce qui avait donné sens, joie et dignité à leur vie… Cette vision qui aurait dû avoir pour les vieux Romand la plénitude des choses accomplies avait été le triomphe du mensonge et du mal. Ils auraient dû voir Dieu et à sa place ils avaient vu, prenant les traits de leur fils bien-aimé, celui que la Bible appelle le satan, c'est-à-dire l'Adversaire."

A la date où je lis cet ouvrage, Jean-Claude Romand a purgé la peine qui lui a été infligée en conclusion de son procès. Procès au cours duquel l'avocat général n'a pas manqué de souligner que le suicide organisé par Romand n'avait été que simulacre. Si bien qu'à 66 ans un homme qu'il faut qualifier d'autre homme recouvre la liberté. La perpétuité s'est resserrée sur 26 années de détention. Conserve-t-il le livre d'Emmanuel Carrère à portée de main pour en relire quelques séquences à l'occasion et se rappeler cet autre homme qui a commis le pire.

Exercice périlleux auquel s'est livré Emmanuel Carrère qui a eu des fortunes diverses avec le mystique et qui sur un fait divers particulièrement atroce s'interroge sur la responsabilité de la personne au regard d'un chemin tracé – d'avance ? - par une puissance souveraine obscure. La position du narrateur a longtemps posé problème dans l'esprit de l'auteur et retardé la finalisation de l'ouvrage. C'est ainsi que Jean-Claude Romand qui selon ce qu'on apprend s'est prêté à l'entretien avec l'auteur n'intervient jamais à la première personne dans l'ouvrage. La relation des faits n'apparaît donc pas sous le sceau de la confidence, mais plutôt comme le résultat d'un enquête minutieuse et compte rendu d'un procès au cours duquel le tueur n'a pas persisté longtemps dans sa version initilale d'un mystérieux criminel étranger à la famille.

Récit plus que roman donc pour cet ouvrage dans lequel on retrouve l'écriture précise et efficace d'un auteur qui a de l'éclectisme dans son répertoire et de l'affinité avec le vécu pour en décrypter la psychologie. Il ne s'agit pas pour le coup d'uchronie. Emmanuel Carrère a certainement été intrigué par le mécanisme qui chemin faisant dans la vie d'un homme tisse inéluctablement le canevas d'un drame particulièrement horrible. Au fur et mesure que l'homme s'enferre dans le mensonge jusqu'à être acculé et ne concevoir que le pire pour issue. En toute logique pour le sain d'esprit qu'il était.