Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

jeudi 30 septembre 2021

Le jeune homme au bras fantôme~~~~Hélène Bonafous-Murat

 




Dans le roman historique l'imagination est un liant qui agglomère les faits que l'histoire a laissés à notre connaissance. Au gré de l'auteur de donner à son intrigue la tournure que ne contrediront pas ces derniers. Hélène Bonafous-Murat se livre à cet exercice avec bonheur dans ce second roman historique de son cru. J'avais particulièrement apprécié La Caravane du Pape de sa main, le jeune homme au bras fantôme confirme le succès à mes yeux, tenant cette fois son intrigue entre deuxième république et second empire.

Dans ce roman au titre bien inspiré si le point de départ de l'intrigue est fidèle à un fait avéré, ainsi que l'autrice le précise en note de fin, il prend une tournure résolument plus optimiste que celle de la vie réelle de son héros. Après l'abattement qui n'a pas manqué de réduire le jeune homme amputé d'un bras lors d'une répression aveugle des troupes du Préfet, la chance aidant, ce dernier parvient à se construire vies professionnelle et affective porteuses d'espoir. L'espoir en ces temps de classes très cloisonnées étant surtout fruits du labeur et de volonté, voire aussi de malice. La chance étant dûment contingentée par les codes sociaux et moraux en vigueur.

La force de pareille œuvre est sa capacité à transporter son lecteur en des temps et lieux qu'il n'a pu qu'effleurer selon son assiduité en classe d'histoire. La mise en ambiance et situation est réussie avec cet ouvrage. Il dresse une fresque fidèle d'une Europe en pleine révolution industrielle avec ses acteurs de progrès mais aussi ses profiteurs et laissés pour compte. Un roman qui sent le cuir, l'encre d'imprimerie, les petites boutiques au comptoir en bois et fonds d'ateliers obscurs où l'on ne comptait pas ses heures pour boucler les fins de mois.

Au jeune homme au bras fantôme - jolie formule pour éluder le triste sort du manchot - il fallait une bonne dose d'intuition et de volonté pour espérer survivre et se construire un avenir. Hélène Bonafous-Murat a fait ce pari, cela donne une belle dynamique au roman sur fond de lutte des classes et espoir en le progrès industriel dans notre France du XIXème siècle. Un roman historique intéressant et crédible dont l'écriture n'est en rien empesée par les us et coutumes de l'époque. Une belle réussite.


samedi 11 septembre 2021

La redoutable veuve Mozart ~~~~ Isabelle Duquesnoy



 
J'ai décidemment un faible pour le style d'Isabelle Duquesnoy. J'aime sa spontanéité, sa verdeur dans le langage. Cela confère affirmation et truculence à ses personnages, de ceux qui ne se laissent pas marcher sur les pieds. Encore faut-il que je fasse la part des choses entre sa propre écriture et les propos qu'elle leur prête. Mais certainement les choisit-elle sachant les voir s'imposer à leur entourage par la seule force du verbe.

Ascendant qu'elle a exercé en premier lieu sur les deux fils qui lui sont restés des six enfants qu'elle avait mis au monde. Au point de les étouffer à les vouloir perpétuer le génie de leur père. « Voilà des années que tu me fais ployer devant le spectre de mon père, que tu compares ma musique à la sienne, que tu relèves sur mon visage les traces de sa figure » lui jeta à la figure le cadet de ses enfants survivants, excédé qu'il fut par la pression que lui appliquait sa mère.

Question caractère, avec la veuve Mozart on est servi. le personnage n'envoie pas dire par autrui ce qu'il a sur le coeur. Elle a survécu cinquante ans à son époux adulé. Celui dont elle revendiquait la jalouse propriété en en parlant jamais autrement qu'en l'appelant « Mon Mozart ». Surtout lorsqu'elle se heurtait à sa belle-famille, sans doute méprisante de l'alliance qui ne permit pas à Wolgang de mettre un pied dans la haute société. Constanze a consacré sa vie à entretenir sa mémoire et beaucoup plus que cela même, à lui bâtir la popularité que ses contemporains lui avaient boudée. Qui pourrait croire, connaissant aujourd'hui la renommée de ce génie de la musique, que Mozart est mort endetté jusqu'au cou.

Mozart serait-il tombé dans l'oubli si son épouse n'avait consacré le restant de ses jours à remuer ciel et terre pour faire valoir son génie. « Vienne ouvre ses bras mais ne le referme jamais. » Mozart a été inhumé à la fosse commune. Et remuer la terre Constanze l'a fait, des nuits entières à creuser le sol pour exhumer les restes de « son Mozart » et lui donner la sépulture qu'à ses yeux il méritait.

L'opiniâtre mère n'a jamais baissé les bras pour faire éclater le génie de son époux trop tôt disparu à trente-cinq ans. Elle a laissé en héritage à ses enfants, outre l'aisance financière qu'elle avait eu l'intelligence de constituer, la gloire d'un compositeur dont le talent est de nos jours une évidence. Des statues, des noms de places et de rues, une fondation, des festivals, un Mozart joué par les plus grands tant qu'il y aura des pianos et des violons : « La popularité universelle de Mozart, c'est moi » pouvait-elle se glorifier. À juste titre.

On se convainc à la lecture de cet ouvrage que cet acharnement n'était pas appropriation. Tant Constanze était imprégnée du génie de son époux et déçue de l'avoir vu partir dans la quasi indifférence de ses contemporains. Sans doute en seule motivation qu'il n'était pas noble. Les seuls dont on pouvait orner la sépulture de croix et plaque. Mozart à la fosse commune. Qui pourrait l'envisager aujourd'hui ? Époque maudite où les honneurs étaient dictés par le mérite d'être « bien né ». Quel beau mérite !

Constanze a consacré sa vie à rendre justice à celui qu'elle n'avait pas aimé pour son seul talent. Isabelle Duquesnoy nous apprend la sincérité de son amour pour l'homme. Elle nous dresse le portrait d'un homme simple, lui aussi original, facétieux et tout entier versé à son art.

Cet ouvrage m'a comblé. J'aime la façon qu'a cette auteure de nous embarquer dans le tourbillon d'une femme de caractère, une femme amoureuse, décidée à faire rendre gorge à ses pleutres de Viennois qui avaient dédaigné son époux de son vivant jusqu'à le laisser enterrer comme un gueux. Autant que son génie, c'est justice qu'elle voulait rendre à son époux. C'est le cadeau qu'elle fit à la postérité. Cadeau à ses inconditionnels de tous les temps qui de noblesse ne reconnaissent que celle du talent.


mardi 7 septembre 2021

Là où chantent les écrevisses ~~~~ Delia Owens

Voilà un ouvrage qui jouit d'une cote exceptionnelle sur Babelio et pas seulement. Il n'est ni plus ni moins que deuxième des meilleures ventes en poche après son succès en édition originale. Il ne m'a cependant pas touché à hauteur de cette cote, sans toutefois me déplaire. de la même façon que les amitiés ne se transmettent pas, l'engouement inconditionnel ne m'a pas gagné. Il y a entre un ouvrage et un lecteur une alchimie complexe qui s'apparente à l'inclination entre les êtres. J'ai bien peur que les lecteurs aient donné leur satisfécit en forme de soutien à la jeune fille abandonnée et rejetée par tous, plutôt qu'à la qualité de l'ouvrage proprement dite. Une forme de compassion orchestrée en rachat du comportement d'une société indigne. L'intrigue y est à mon goût très artificiellement construite et proche du naufrage dans le pathétique dégoulinant, en tout cas dans sa première partie. La phase qui concerne l'enquête sur la mort de Chase Andrews, l'accusation, le procès et l'épilogue sauvent l'ouvrage du misérabilisme définitif. La chute est surprenante et a quelque peu racheté l'ouvrage à mes yeux.

C'est le propre du genre romanesque que de s'affranchir du crédible pour se focaliser sur l'essentiel : la stimulation des émotions. Mais à trop vouloir en faire on aboutit à l'effet contraire, au risque de perdre en empathie pour un personnage lequel attire sur lui, il faut bien le reconnaître, tous les malheurs de la vie terrestre. L'auteure en fait une victime expiatoire de la forfaiture des autres, sans évidemment la moindre part de responsabilité de l'infortune qu'elle endosse à son corps défendant.

Mais à trop piétiner l'innocence, faisant de Kya une sauvageonne recluse en sa cabane avec la sollicitude des seuls animaux du marais, l'auteure s'est rendue compte à un moment qu'il fallait justifier le mauvais sort qui lui était réservé. Elle tente alors un rétro pédalage à faire admettre au lecteur qu'une mère puisse abandonner ses enfants répondant ainsi à une sourde prédisposition de toute espèce à transmettre ses gènes coûte que coûte, y compris en sacrifiant une génération. C'est assez indigeste.

La vie de la pauvre Kya est une surenchère d'atteinte à l'intégrité affective de la toute jeune fille, histoire de bien enfoncer le clou de la commisération : abandon, solitude, rejet, trahison amoureuse et pour finir, accusation de meurtre. Acharnement opiniâtre du sort. Heureusement que le bon Jumping est là pour éclaircir le tableau. Sauf que dans cette Amérique raciste des années 60 il est noir et ma foi fort démuni pour défendre le cas de la jeune Kya auprès de ses congénères blancs. le tableau resterait désespérément sombre si ce n'était quelques coups de baguette magique qui promeuvent la sauvageonne en naturaliste, artiste, auteur de renom.

La deuxième partie est plus crédible parce que moins nécessairement sordide. le suspense reprend ses droits. La justice suit son cours. L'avocat est vertueux et compétent. Avec la tenue d'un procès à l'américaine - objection votre honneur la question est tendancieuse et propre à orienter la réponse du témoin. Objection rejetée, poursuivez monsieur l'avocat général – le réalisme reprend ses droits. Anxiété de l'attente du verdict.

Alors bien sûr, il y a l'ode à la nature. Unanimement saluée à juste titre. C'est le côté terre nourricière savamment dépeint. Joliment dépeint. La poésie est au rendez-vous. Il contrebalance efficacement la dérive artificielle de l'intrigue. C'est la vie du marais. Avec Kya on hume les senteurs, on entend les bruissements animaux, le clapotis de l'eau, on ressent humidité et fraîcheur de l'aube. On voit le soleil percer les brumes sur le marais. La faune s'éveille. Les nocturnes se terrent jusqu'à la nuit prochaine. On se perd dans le marais avec délice, quand on est sûr de passer la nuit à l'abri. On fait confiance à la jeune Kya pour nous conduire à ses lieux d'intérêt, de fuite, de dissimulation, d'observation, de communion avec la nature. C'est le bon aspect du roman. Il est réussi. Il est inspirant.

Un roman de valeur inégale selon moi. Il perd à mes yeux une partie de son âme à vouloir forcer le trait de l'émouvant. La jeune Kya devient un bouc émissaire de commisération, elle y perd en humanité. C'est dommage parce que l'aspect communion avec la nature est plutôt réussi.


jeudi 2 septembre 2021

Une chambre à soi~~~~Virginia Woolf



Nous y voilà ! Enfin presque. En 1928 Virginia Woolf prédit que « dans cent ans les femmes auront cessé d'être un sexe protégé ». Protégé, à comprendre d'après ce que je viens de lire dans le sens de dominé. Je n'en suis guère étonné. Après Simone de BeauvoirBenoîte Groult, je poursuis mon parcours de découverte du combat féministe. Dernière expression que j'ai envie de convertir en combat égalitaire. Tant celles précitées n'ont eu de cesse de vouloir gommer la différenciation sexuelle pour que la femme trouve dans la société la juste place qui lui est due. Abolir toute hiérarchie de genre et devenir des égales. Ni plus ni moins.

C'est donc un espoir que formule Virginia Woolf dans Une Chambre à soi. Un espoir qui se dévoile au creux de ce pamphlet, lequel délivre aussi son lot de ressentiments. Un espoir timide et fragile comme la flamme d'une bougie dans le vent. C'est tout naturellement en sa qualité de femme de lettre que Virginia Woolf se penche sur le sort de la femme au travers du prisme de la production littéraire. Au XIXème siècle les femmes commencent seulement à se faire connaître en littérature. Bien sûr il y a eu au cours des siècles précédents des Jane AustenGeorge Eliot, Anne Finch, et autres sœurs Brontë pour ce qui est de la littérature britannique, mais Virginia Woolf clame haut et fort que le talent qu'elles ont déployé eut été décuplé si ces dames avaient disposé d'une chambre à soi. Expression choisie pour décrire les difficultés qu'ont eu ces auteures à faire éclater leur génie, tant les conditions matérielles, de temps mais surtout de solitude indispensable pour accueillir le fluide pur de l'inspiration leur étaient comptées. Jane Austen écrivait dans la pièce commune et cachait ses manuscrits à la vue des importuns. Se faire éditer était une autre difficulté. À l'indifférence, au mépris se substituait cette fois l'hostilité de la gente masculine qui maîtrisait le monde de l'édition. Virginia Woolf propose de relire Jane Austen en scrutant ces pans de talent qui ont été contraints. Allant jusqu'à conclure « Que pouvait-elle faire d'autre que mourir jeune, déformée et contrariée. »

Ce qui lui fait extrapoler que, la moitié du genre humain ayant été décrétée inférieure par nature, la femme de classe moyenne n'existe pas dans l'histoire. Citant Périclès pérorant que « la gloire pour une femme est que l'on ne parle pas d'elle. » C'est donc à une acrimonie rétrospective à laquelle se livre Virginia Woolf, s'inscrivant à la liste de celle qui ont eu le cran de critiquer le sort qui leur était réservé, parfois au prix de leur vie. Olympe de Gouge : « si une femme peut monter à l'échafaud, elle doit avoir le droit de monter à la tribune. »

Une lueur d'espoir donc dans l'esprit de Virginia Woolf lorsqu'elle écrit Une chambre à soi en ce tout début de XXème siècle. Y sommes-nous donc en 2021 ? Sur les 94 ouvrages dont Babelio dresse la liste pour cette rentrée littéraire, j'en ai compté 40 qui sont l'œuvre de femmes. 40 qui ont donc trouvé une chambre à soi pour s'isoler et donner libre cours à leur talent. Gageons qu'à la rentrée littéraire de 2029 on s'approche de la parité dans le domaine de l'édition. L'espoir de Virginia Woolf semble avoir été visionnaire en tout cas pour le temps nécessaire au rétablissement de l'équilibre. Quant aux domaines de la parité en politique, de l'égalité des salaires dans le milieu professionnel, de la répartition des tâches ménagères dans le couple, ce sont là d'autres sujets qu'il conviendra d'aborder après la rentrée littéraire de 2029. Une chose après l'autre. (Hum, hum...!)


jeudi 19 août 2021

La panthère des neiges ~~~~ Sylvain Tesson


 

Puisqu'il faut aller à l'autre bout de la terre, par 5000 m d'altitude et moins 20 degrés de température pour trouver un animal épargné par la domestication, si ce n'est par l'éradication, Sylvain Tesson n'hésite pas, il y va. L'attente, la patience sont contre nature chez lui mais l'idée de trouver un être qui échappe à la mise en coupe réglée de la nature par l'homme balaie ses réticences et comble ses aspirations. Lorsque Vincent Munier l'invite à la rencontre de la panthère des neiges, il n'hésite pas. Il sait qu'il a rendez-vous avec les origines de la création. Même si le rendez-vous n'est pas honoré par l'animal convoité, l'affût sera une quête salutaire. Une quête philosophique qui ouvrira à la réflexion sur la place de l'homme dans ce monde qui l'a vu naître et prospérer.

Prospérer au point d'occuper toute la place. Homo sapiens n'a plus de prédateur. Après avoir éliminé tous ses concurrents, il est au sommet de la chaîne alimentaire. Une chaîne qui est aujourd'hui mécanisée et n'a plus rien de naturel. En dépit des promesses de la publicité qui a investi les écrans et vante une nature aseptisée. Les animaux sont étiquetés dans les oreilles et élevés en batterie. Les herbivores s'habituent tout doucement à consommer des farines animales. À consommer contre nature.

Au-delà de la beauté virginale de la nature, c'est autant l'espoir de rencontre avec un symbole qui pousse Sylvain Tesson à affronter les solitudes glacées du Tibet. Stimulé par son goût de l'aventure, épaulé par tous les philosophes et autres auteurs illustres dont il s'est nourri des écrits, il répond à l'invitation de Vincent Munier. La réputation de ce dernier n'est plus à faire en matière de photographie animalière. Et c'est de nos jours par la force des choses dans les lieux les plus inhospitaliers de la planète que se sont réfugiés les spécimens rescapés de voracité de l'homme.

La panthère des neiges. Beauté et noblesse de l'animal sauvage que l'homme n'a pas encore avili. Que l'homme n'a pas encore entaché de ses jugements à l'emporte-pièce entre le beau et le laid, le bien et le mal, le vice et la vertu, le doutes et la certitude. Quand il est repu l'animal peut dormir une journée entière. Pas besoin de raison pour vivre encore moins de croyance pour espérer. Pas besoin de confort ni de ce superfétatoire qui empuantit la planète à force de consumer ses ressources. C'est la pureté animale. Cette aurore des temps préservée que Sylvain Tesson est venu chercher si loin, si haut, dans le froid mordant. Et se convaincre finalement que les instants de grâce qu'il aura glanés dans ces affûts incommodes et douloureux lui vaudront enseignement pour la vie. Pour l'observation des moineau, cigale et autre gardon qui luttent pour exister dans les interstices que l'aménagement du territoire leur abandonne en leurre de sa bonne conscience de préservation de la nature.

Animal versus homme : instinct de vie contre déterminisme fatal. Avec Sylvain Tesson chaque pas sous toutes les altitudes et latitudes est un pas dans les méandres de la raison pour disséquer cette obstination qu'a l'homme à se précipiter vers sa perte. C'est fort de réflexion et asséné à grands renfort d'aphorismes et de formules comme il en a le secret. C'est scandé comme une marche obstinée sur des sentiers empierrés, martelé dans les pages d'un livre qu'homo sapiens lira dans son canapé, se disant que c'est beau la nature dans les ouvrages de Vincent Munier.

Et l'ouvrage de Sylvain Tesson toujours aussi évident de bon sens désespéré - en peine perdue ? -aride de croyance, cristallisé de pudeur, avec toutefois une pensée aimante pour « sa pauvre mère », mais surtout avec les mendiants du plateau tibétain l'espoir de « ne pas être réincarné en chien, ou pire en touriste ».


lundi 16 août 2021

Légendes d'automne~~~~Jim Harrison


 



Pas de critique postée. Cet ouvrage ne m'a pas séduit

lundi 9 août 2021

Suite française ~~~~ Irène Némirovsky



Suite française est un ouvrage très émouvant à lire. En premier lieu parce que l'on sait qu'il est écrit sur le vif, contemporain des événements servant de base aux intrigues romanesques qu'il met en œuvre. En second lieu et surtout parce que l'on sait que la plume d'Irène Némirovsky est restée suspendue dans l'attente d'une suite qu'elle avait imaginée et qui ne verra pas le jour.

Les notes fournies en annexe de l'édition Folio portent à notre connaissance les réflexions que l'auteure se faisait à elle-même pour parfaire son ouvrage, mais aussi pour lui apporter la suite que les vicissitudes de l'histoire lui dicteraient. Il est encore plus poignant de lire ses notes que le reste de l'œuvre. On y découvre l'espoir d'avenir qu'elle avait échafaudé pour son ouvrage, et donc pour son pays d'adoption, avec ce plan qu'elle avait envisagé :

« Pour bien faire, se disait-elle, il faudrait faire 5 parties.
1) Tempête
2) Dolce
3) Captivité
4) Batailles ?
5) La paix ? »

L'ouvrage édité à titre posthume, très tardivement par ses filles, est donc partiel, et pour cause. Il ne comporte que les deux premières parties qu'avait imaginées l'auteure. Il est clair qu'en 1941, au temps de la rédaction de son ouvrage, Irène Némirovsky ne pouvait que se perdre en conjectures quant à la poursuite du conflit qui venait de conduire notre pays à la déroute. C'est ce que laisse imaginer les points d'interrogation qu'elle a laissés dans ses notes, escomptant quand même un sursaut - les batailles - qui remettrait son pays d'adoption debout pour enfin retrouver la paix, à défaut de sa superbe. Ce panache qui lui a tant fait défaut depuis le début du conflit et qui laisse au cœur d'Irène Némirovsky une profonde amertume.

Une chose est sure, cette photographie de la société française dans la disgrâce ne sera pas affectée par la connaissance de l'issue de la guerre. Son auteur n'aura pas eu la chance de la connaître. Son actualité est celle d'un pays humilié qui voit encore en Pétain son sauveur. Le renégat de Londres n'est pas évoqué. le 2 juin 1942, quelques semaines avant son arrestation, elle écrit dans ses notes : « Ne jamais oublier que la guerre passera et que toute la partie historique pâlira. » Irène Némirovsky sait bien que toutes les guerres ont une fin. Elle est loin d'imaginer l'avenir de ce présent qui la consterne.

Tempête, la première partie, est une compilation d'instantanés surprenant des parisiens dans leur fuite de la capitale devant l'avancée des troupes allemandes. Des parisiens dont le désarroi se traduit par des situations criantes de vérité, mises en scène par l'œil sévère d'Irène Némirovsky sans doute sans autre modification que les noms des protagonistes. Dénonçant le chacun pour soi qui prévaut, grandement aggravé par les différences de condition sociale et favorisant une fois encore les possédants.

Dolce stabilise l'intrigue dans un village en zone occupée. La France est encore coupée en deux par la ligne de démarcation. Les habitants du village apprennent à vivre avec l'occupant. Avec ce que cette situation comporte de drames mais aussi de fraternisation. Irène Némirovsky n'est pas insensible au destin de ces soldats en uniforme vert-de-gris, parfois très jeunes, eux-aussi dépassés par le drame dont ils sont souvent des acteurs contraints. Déplorant la déroute de notre armée, elle a à l'égard de l'armée allemande une forme d'admiration horrifiée pour cette machine de guerre si bien huilée.

La lecture de ses notes est à ce propos évocatrice de l'état d'esprit qui anime l'auteure à l'heure de la mise au point de son ouvrage : « Je fais ici le serment de ne jamais plus reporter ma rancune, si justifiée soit-elle, sur une masse d'hommes, quels que soient race, religion, conviction, préjugés, erreurs. Je plains ces pauvres enfants. Mais je ne puis pardonner aux individus, ceux qui me repoussent, ceux qui froidement me laissent tomber, ceux qui sont prêts à vous donner un coup de vache. »

Ce coup de vache il est arrivé. Certainement pas de la part de qui ni avec la violence qu'elle pouvait redouter. C'est celui du 13 juillet 1942 lorsque les gendarmes sont venus la chercher en son refuge d'Issy-L'évêque. Ce coup de vache l'a conduite à Auschwitz, avec la fin que l'on connaît quelques semaines plus tard seulement.

Avec suite française nous lisons aujourd'hui l'ouvrage d'une personne qui se sait menacée. Qui a quand même la volonté de mettre en page une fiction-témoignage des événements qui la submergent. Une suite qui n'en aura pas justement, dans ce pays où elle avait trouvé refuge avec sa famille. Où elle pensait avoir enfin trouver la sécurité qui avait fait défaut à son enfance. Mais son refuge l'a trahie. La suite est tragique et honteuse. Elle est à mettre au crédit des autorités françaises. Ironie du sort. Mais ça elle ne l'envisageait certainement pas.

Cette suite qu'Irène Némirovsky n'avait pas augurée est une pensée obsédante tout au long de la lecture de cet ouvrage. Cela nous le fait lire au travers du prisme d'une funeste prémonition.


mercredi 4 août 2021

Chaleur du sang

     

 

C'est dans les pages de Babelio que j'ai fait la connaissance d'Irène Némirovsky. J'ai toutes les raisons de m'en féliciter et remercie celles et ceux qui y ont partagé leurs impressions de lecture de ses ouvrages. Après Jézabel, je viens de terminer Chaleur du sang et ai déjà entrepris la lecture de Suite française.

Mais qu'est-ce qu'ils ont dans le sang ? Qui n'a pas entendu cette expression prononcée par des parents ou grands-parents déplorant les frasques de leur progéniture. Et d'ailleurs ne nous dit-on dans la préface de cet ouvrage que lorsqu‘Irène Némirovsky avait cherché à lui donner un titre, elle avait envisagé de l'intituler « Jeunes et vieux ». Car il s'agit bien dans cet ouvrage de faire se confronter les générations. À cela rien de bien neuf sous les cieux de notre planète tourmentée depuis que l'intelligence a investi un corps de mammifère et l'a fait se dresser sur ses membres postérieurs.

Rien de nouveau, au point que l'on pourrait dire que c'est le style qui sauve l'œuvre. Mais ce serait peut-être aller vite en besogne et à scruter d'un peu plus près l'œuvre d'Irène Némirovsky on y détecte une troublante approche de la psychologie humaine. Et lorsqu'on lit comme je suis en train de la faire Suite française, on confirme le fait. On le confirme et le précise, en se disant que cette auteure a de la nature humaine une vision foncièrement désabusée, allant même parfois jusqu'à la nausée. C'est bien ce que l'on perçoit de Gladys Eysenarch, cette mère indigne dans Jezabel, qui sacrifie sa filiation pour ne pas devenir grand-mère et supporter le poids de l'âge attaché au statut, ou encore dans Suite française avec la couardise et la rapacité des nantis qui détalent devant l'avancée allemande en juin 1940, emportant leurs valeurs et sans regarder qui ils piétinent.

Il faut dire qu'en matière de misère affective et persécution Irène Némirovsky a de l'expérience et a pu forger sa culture du rejet et de l'intolérance. N'a-t-elle pas dû fuir avec ses parents son Ukraine natale pour échapper aux pogroms juifs, puis la Russie pour échapper aux Bolcheviques parce que famille de nantis et enfin, la maturité de son écriture venue, fuir encore, la capitale française cette fois-ci, parce que juive et donc pourchassée par les autorités vichyssoises. Et pour couronner le tout, n'a-t-elle pas eu une enfance solitaire, délaissée par une mère dépourvue d'amour maternel. Voilà de quoi avoir de la nature humaine un dégoût instruit aux désillusions de la vie. Dégoût que ne démentira pas ce 13 juillet 1942 lorsqu'Irène Némirovsky sera arrêtée par la police française pour un voyage sans retour. Et des ouvrages à publier à titre posthume.

Ne nous étonnons donc pas si dans Chaleur du sang la morale n'y trouve pas son compte. Au motif que ce qui fait bouillir celui des jeunes générations répond à la primauté des sens sur la vertu. Les aînés seraient quant à eux bien en peine de le reprocher à leur descendance car à la révélation de quelques indiscrétions du temps où eux aussi avaient le sang chaud leur droiture affichée pourrait bien pareillement subir quelque infléchissement.

C'est comme cela qu'une intrigue s'engageant sur le ton badin dans le cadre bucolique d'un village de province se trouve attisée par cette flamme qui échauffe le fluide vital. Comme cela que le velouté du style d'Irène Némirovsky prend ses distances avec la gravité des faits qu'elle relate. Gagné à la confiance que nous inspirait sa prose cristalline, nous sommes alors surpris par la douce férocité de la plaidoirie en faveur des écarts de conduite qui ont détourné la jeunesse du noble sentiment pour la faire sombrer dans les vils plaisirs.

Aussi, n'est pas vil plaisir celui qui celui fait s'enticher de l'écriture d'Irène Némirovsky. Elle nous inocule toute l'amertume d'une femme qui a trop souvent vu le sol se dérober sous ses pieds du seul fait de à ses contemporains. Jusqu'à ce qu'il l'emporte avec lui en juillet 42.

Et à ceux qui s'interrogeraient encore sur la transmission de l'expérience des anciens à leurs descendance, on leur répondra avec Marcel Proust « qu'on ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous… ».


samedi 31 juillet 2021

Les vaisseaux du cœur ~~~~ Benoîte Groult


 

Benoîte Groult l'annonce en avant-propos : « le langage ne viendra pas en aide pour exprimer le transport amoureux ».

Alors pourquoi écrire ? L'écriture n'est-elle pas la forme pérenne du langage, autant que son support résiste à l'usure du temps. Pourquoi faire durer les traces d'un langage qui n'exprimera jamais ce qu'est ce « frisson mystérieux » de l'amour ? Pourquoi d'ailleurs cette incapacité de l'être intelligent à décrire ce qui constitue sa quête de toute une vie ?

Benoîte Groult connaît bien l'écueil. Elle franchit pourtant le pas. Elle le fait dans ce roman qui m'a prouvé que si le langage a cette insuffisance de ne savoir décrire la quête suprême de l'intime, il est certaines personnes pour le décrypter mieux que d'autres et le suggérer. Les poètes sont de celles-là. Benoîte Groult est de celles-là. Je conserve le présent à dessein à son propos, n'avons-nous pas encore le fruit de son ressenti à notre disposition dans ses écrits.

J'ai aimé que ce soit une femme qui aborde la nature de la relation amoureuse y compris et surtout lorsque cette relation s'exprime par la communion des corps. L'homme a ce boulet au pied qui le décrédibilise sur le sujet. Avec lui, l'amour s'assimile trop spontanément au sexe. Il ne pense qu'à ça, nous disent-elles. Et pourtant Benoîte Groult ne dissocie pas l'amour du sexe, bien au contraire. Elle le fait dans ce roman en confidence crue d'un amour adultère : la relation qui réunit George, sans s comme George Sand, une écrivaine universitaire en histoire et Gauvain, un pêcheur breton. Ils se sont connus adolescents, feront leur vie chacun de son côté et se retrouveront périodiquement. Obstinément. le sujet est abordé sans fausse pudeur. S'interrogeant de savoir si ce n'est que pour le sexe qu'elle et lui font autant d'efforts pour se rencontrer. George [elle] y répondant aussitôt avec un franc démenti : « ça vient de plus loin, de plus profond … c'est aussi puissant qu'une communion mystique ».

George [elle] est toujours à l'initiative pour provoquer leurs rencontres avec pourtant la ferme conviction que c'est l'absence qui sauve leur amour. « Attendre un amant est bien meilleur qu'accueillir un mari. » Elle veut bien se priver de son amour mais pas le perdre. « À vivre longtemps éloignés, il est vrai qu'on se laisse emporter par ses rêves. On finit par aimer quelqu'un qui n'existe plus tout à fait mais que dessine votre désir. » L'idée que son amant existe quelque part et pense à elle l'aide à vivre. Il en est de l'amour comme de toute chose, il ne pourrait résister à l'usure du quotidien.

Pour cerner au plus près l'évidence irritante du désir amoureux, alors que l'ensemble de l'ouvrage est narré à la première personne, dans certains chapitres évoquant la rencontre charnelle, George abandonne le « je ». Elle s'extrait de la narration et parle d'elle à la troisième personne, se plaçant alors en contemplatrice objective de leurs corps enlacés. S'employant par la même occasion, en féministe obsessionnelle qu'est Benoîte Groult, à ce que nul n'exerce d'ascendant sur l'autre : « nos sexes n'étaient plus mâle et femelle, nous nous sentions hors de nos corps, un peu au-dessus plutôt, nous balançant très vaguement, âme à âme, dans une durée indistincte ». Consciente que dans l'histoire de l'humanité les femmes se sont fait flouer, elle s'attache à abolir toute tentation dominatrice de l'un ou l'autre dans la joute amoureuse. Avec quand même une petite pique revancharde affirmant que « contrairement à ce que l'on prétend, c'est l'homme qui se donne en amour. le mâle se vide et s'épuise tandis que la femelle s'épanouit. »

Mais « le sexe n'est pas aussi sexuel qu'on le dit » la rencontre des corps quand elle ne répond pas une obligation de fréquence et de performance est « un vertige qui fait perdre la notion du bien et du mal ». C'est en construisant ce roman d'une relation amoureuse idéalisée que Benoîte Groult nous parle le mieux de cette « délicieuse drogue d'être adorée », d'être l'objet d'un « désir qui n'a pas de configuration descriptible. »

C'est donc une femme qui dédiabolise le sexe. le féminisme c'est aussi cela. C'est conférer aussi aux femmes l'initiative dans ce domaine. Ne plus le subir, à condition toutefois de restituer à la rencontre charnelle cette dimension qui en fait non pas une obligation mais une preuve d'amour. C'est en en parlant sans se voiler la face, avec tout le vocabulaire que le langage peut gauchement y appliquer que chacun peut parvenir à son épanouissement propre. Faire que s'aimer ne soit pas « une banale union des corps … mais rester deux jusqu'au déchirement ». Son amant « n'est pas et ne sera jamais son semblable. C'est peut-être ça qui fonde leur passion. »

Benoîte Groult a réussi l'exploit de me parler de sexe dans l'amour, aussi crument qu'on peut le faire, parce qu'il est chose humaine, mais sans être jamais obscène. Il n'en reste pas moins que la sublimation du sentiment tient beaucoup au désir et au rêve qui seuls fomentent la plus sublime des extases. La rencontre occasionnelle des corps ayant cette forme d'aboutissement indispensable pour entretenir la mémoire et stimuler l'imaginaire. Benoîte Groult ne m'a pas parlé d'amour au féminin. Elle m'a parlé d'amour entre deux êtres qui ont trouvé leur point d'équilibre, à égale convoitise, égal accomplissement. Ni homme, ni femme. L'amour a tout nivelé. Ensemble ils sont passés de l'autre côté de la vie « quand elle tient tout entière dans l'instant. »

Reste un autre mystère : pourquoi eux ensemble, pourquoi elle, pourquoi lui ? Mais là force est d'admettre avec Benoîte Groult qu'il n'y a rien de plus impossible à comprendre et raconter que l'amour. 

samedi 24 juillet 2021

Ainsi soit-elle ~~~~~ Benoîte Groult

 


"J'imagine les lecteurs de bonne volonté que leurs femmes auront décidés à parcourir ce livre…" Ainsi s'engage le chapitre V d'Ainsi soit-elle.

Hé bien moi, je vous le dis Madame Benoîte Groult, il y a des hommes qui auront lu votre ouvrage de leur propre initiative. Je suis de ceux-là. Ce n'est en outre pas la première que je lis un ouvrage féministe. J'avais commencé par le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, voilà bientôt deux ans. Vous me rétorquerez que c'est un peu tard. Je vous donnerai la réplique que l'on fait toujours à pareille admonestation. Mieux vaut tard que jamais. Je prendrai toutefois mes distances en déclarant ma neutralité. Je ne suis ni féministe ni misogyne. J'ai sur la nature humaine un regard asexué qui me fait parfois déplorer que la physiologie animale, qui est à la base de sa constitution, se soit vue affublée d'une intelligence laquelle la fait souvent agir en sa défaveur, quand ce n'est pas contre nature. Nature dans laquelle je confonds les deux sexes.

Benoîte Groult publierait son ouvrage en 2021, qu'y retrancherait ou ajouterait-elle ? Quel progrès ou quelle régression y ferait-elle valoir ?

Il y certes de nos jours une présence féminine plus importante à la représentation nationale. 8 femmes députées lors de la publication d'Ainsi soit-elle en 1975, 224 aujourd'hui. Mais serait-ce un progrès suffisant pour faire admettre à Benoîte Groult que la position de la femme a évolué dans le bon sens en notre pays, avant d'élargir le débat à la condition féminine de par le monde. Je suis un homme, j'aurais tendance à dire oui. Mais je suis aussi quelqu'un de prudent, qui se sait progresser en terrain glissant et ne veut pas se prononcer à la place d'autrui (substantif neutre fort heureusement). Allons-y donc à pas comptés.

Car j'ai lu en effet à la page 212 de l'édition le Livre de Poche toutes les occasions édictées pour un homme d'être taxé de misogynie, selon Benoîte Groult. J'ai donc peur d'aller plus avant dans cette chronique, au risque de faire un faux pas et être vertement recadré par les contributeurs de Babelio, dont on sait que la grande majorité est constituée de contributrices.

Je me suis risqué à lire Ainsi soit-elle. le risque étant, en qualité de représentant de la partie incriminée que je suis, de s'entendre dire des vérités quelque peu dérangeantes. Plongé dans cet ouvrage, j'avais l'impression d'être ce jeune homme que Benoîte Groult avait rencontré dans la Librairie des femmes, rue des Saints-Pères à Paris (*). Un intrus, un égaré ? Peut-être pas. Il avait osé franchir la porte de cette boutique qui n'affiche que des ouvrages d'auteures (ou autrices, que je trouve moins heureux) dans ces rayons. J'allais préciser auteures féminines. Mais je me suis rendu compte à temps que notre contexte linguistique ayant évolué – dans le bon sens ? – je m'empêtrais dans le pléonasme puisque le substantif se suffit désormais à lui-même pour indiquer le genre de celui ou celle qui tient la plume, plus souvent le clavier de nos jours. Il y a toujours des exceptions qui confirment la règle. Je ne me risquerai pas à féminiser sapeur-pompier.

Je me rappelle mon passage sous les drapeaux à une époque où les femmes faisaient leur entrée dans le métier. Jeunes enorgueillis de notre triomphante virilité sous l'uniforme, nous nous sommes entendus dire par un gradé qu'il y aurait désormais des femmes hommes du rang. L'institution a mis quelques mois à corriger le discours par une directive officielle. Il s'agissait alors de dire des femmes militaires du rang, et que cela valait pour les hommes.

Je n'étais donc plus vierge de lecture traitant du féminisme après m'être ouvert au sujet avec l'ouvrage de Simone de Beauvoir comme je l'ai déjà dit. Ouvrage qui m'avait ouvert à ce que mon éducation de garçon m'avait laissé concevoir comme naturel de traiter l'Autre avec morgue, avant que ce ne soit avec convoitise - l'Autre étant la femme et représentant quand même la moitié de l'humanité nous dit Simone de Beauvoir – que cette vision de la femme était le résultat d'une histoire datant de l'origine des temps depuis que l'homme s'est octroyé un statut de supériorité sur la femme. Statut dont elle peine encore à démontrer le caractère infondé, usurpé. Je ne vais pas dire que je tombais de haut. Mais s'entendre clamer des vérités propres à déchoir son acquit, inculqué, gravé dans la personne par une éducation ad' hoc - puisqu'il ne saurait être question d'inné en ce domaine - est toujours un peu déstabilisant. Il s'agissait donc d'une remise en question fondamentale.

Et pour ce qui est des vérités déstabilisantes, il y a ce qu'il faut dans l'ouvrage de Benoîte Groult. Elle nous les assène avec un langage certes moins policé que celui de Simone de Beauvoir dont le propos est aligné sur le registre philosophico-historico-sociologique édulcoré. Benoîte Groult n'hésite à renvoyer le mâle à ses insuffisances, à lui faire constater l'assoupissement de ses attributs virils à peine a-t-il volé un plaisir égoïste à celle à qui il n'a pas été capable de faire partager son extase fugace. Laquelle a quant à elle l'indulgence coupable de ne pas faire état de sa frustration. le verbe est cru avec Benoîte Groult. L'inventaire des motifs d'usurpation de supériorité est exhaustif. Et de déplorer que des millénaires d'injustice ne se corrigeront pas en quelques années, qu'il faudra encore attendre des générations avant le complet mea culpa masculin et espérer obtenir l'égalité des sexes. Au constat de l'inertie masculine, le compte n'y est donc pas encore en 2021 alors que je prête une oreille distraite à ce phénomène culpabilisant que quelques courageuses s'époumonent à clamer parfois au péril de leur vie.

On ne naît pas femme, on le devient nous a dit Simone de Beauvoir. Vous naissez hommes et voulez le rester et ne rien lâcher de votre statut usurpé nous dit Benoîte Groult. À quand ce que nous a promis la grande Révolution gravant sur le fronton de nos édifices publics une devise nationale qui peinent à se réaliser : Liberté Égalité Fraternité. D'autant que les Jacobins et autres Montagnards de service au pied du rasoir national s'étaient rendus compte, entre deux charrettes en chemin vers le supplice ultime, s'être quelque peu avancés quant aux prétentions égalitaires, réalisant ce qu'ils avaient à perdre. Dans leur esprit la devise n'incluait donc pas forcément nos consœurs et il convenait de rabaisser les prétentions d'une Olympe de Gouge, pionnière du féminisme, à déclarer à la face des badauds avides de voir sa tête rouler dans la sciure que si la femme peut monter à l'échafaud, elle doit avoir le droit de monter à la tribune.

Même prévenu du blâme qui planait au dessus de mon incrédulité masculine, que d'aucunes pourront déclarer feinte, je dois quand même avouer être quelque peu abasourdi, si ce n'est effaré, par ce qui a pu être dit ou écrit par des personnes éminentes - des hommes bien entendu mais pas seulement lorsqu'on lit les propos de certaines femmes dont la reine Victoria - et dont Benoîte Groult nous fait l'inventaire dans son ouvrage, sans parler des mutilations sexuelles qui cantonnaient les femmes à la seule procréation les privant de toute sensualité . Écrivains, hommes politiques, psychanalystes (Freud a particulièrement les faveurs de notre auteure féministe), médecins et hommes de sciences et autres marabouts, tous y ont contribué, sans parler des hommes d'église qui bien entendu intervenaient quant à eux qu'en porte parole de Dieu, tous à proférer ignominies, insanités et menaces qui leur vaudraient aujourd'hui la saisine des tribunaux mais qui en leur temps ont conforté l'idée que "l'absence de pénis, c'est con". Dixit Benoîte Groult qui n'y va pas par quatre chemins pour dénoncer ce postulat faisant de la misogynie un racisme encore plus tenace, plus universel et surtout plus facile à exercer que tous les autres.

Voilà donc avec Ainsi soit-elle de quoi déchoir qui pêche par mâle attitude. Cette survivance d'un passé encore présent que n'ont pas encore nivelée les lois sur la contraception et l'interruption volontaire de grossesse chèrement acquises par celles qui ont eu le courage d'affronter des assemblées très majoritairement masculines. Ces dernières légiférant sans vergogne sur des questions spécifiquement féminines auxquelles ils ne pouvaient par nature rien comprendre puisqu'affaires de femmes. Femmes dans leur vécu intime, leurs entrailles comme le veut la physiologie mais plus surement dans leur cœur tant ces questions ont fait couler de larmes.

Et Benoîte Groult de secouer le cocotier, y compris la variété femelle de l'espèce, pour faire comprendre à ses consœurs qu'elles ont leur part de responsabilité à se laisser enfermer dans le statut de dominées. J'espère Madame Groult que l'observation de votre postérité vous laisse quelque espoir, si cette notion a un sens dans l'au-delà, pour que ce cri de colère gravé dans les pages d'Ainsi soit-elle et abandonné à notre entendement désormais éclairé fasse enfin accéder la femme à cet état psycho-affectif que vous briguiez pour elle, en forme d'un idéal qui ne serait finalement que normalité : l'accomplissement de la personne enfin déconnectée de la notion de genre.

(*) maintenant 33/35 Rue Jacob, 75006 Paris - site Web https://www.librairie-des-femmes.fr/