Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire
Affichage des articles dont le libellé est 10/10. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est 10/10. Afficher tous les articles

samedi 31 juillet 2021

Les vaisseaux du cœur ~~~~ Benoîte Groult


 

Benoîte Groult l'annonce en avant-propos : « le langage ne viendra pas en aide pour exprimer le transport amoureux ».

Alors pourquoi écrire ? L'écriture n'est-elle pas la forme pérenne du langage, autant que son support résiste à l'usure du temps. Pourquoi faire durer les traces d'un langage qui n'exprimera jamais ce qu'est ce « frisson mystérieux » de l'amour ? Pourquoi d'ailleurs cette incapacité de l'être intelligent à décrire ce qui constitue sa quête de toute une vie ?

Benoîte Groult connaît bien l'écueil. Elle franchit pourtant le pas. Elle le fait dans ce roman qui m'a prouvé que si le langage a cette insuffisance de ne savoir décrire la quête suprême de l'intime, il est certaines personnes pour le décrypter mieux que d'autres et le suggérer. Les poètes sont de celles-là. Benoîte Groult est de celles-là. Je conserve le présent à dessein à son propos, n'avons-nous pas encore le fruit de son ressenti à notre disposition dans ses écrits.

J'ai aimé que ce soit une femme qui aborde la nature de la relation amoureuse y compris et surtout lorsque cette relation s'exprime par la communion des corps. L'homme a ce boulet au pied qui le décrédibilise sur le sujet. Avec lui, l'amour s'assimile trop spontanément au sexe. Il ne pense qu'à ça, nous disent-elles. Et pourtant Benoîte Groult ne dissocie pas l'amour du sexe, bien au contraire. Elle le fait dans ce roman en confidence crue d'un amour adultère : la relation qui réunit George, sans s comme George Sand, une écrivaine universitaire en histoire et Gauvain, un pêcheur breton. Ils se sont connus adolescents, feront leur vie chacun de son côté et se retrouveront périodiquement. Obstinément. le sujet est abordé sans fausse pudeur. S'interrogeant de savoir si ce n'est que pour le sexe qu'elle et lui font autant d'efforts pour se rencontrer. George [elle] y répondant aussitôt avec un franc démenti : « ça vient de plus loin, de plus profond … c'est aussi puissant qu'une communion mystique ».

George [elle] est toujours à l'initiative pour provoquer leurs rencontres avec pourtant la ferme conviction que c'est l'absence qui sauve leur amour. « Attendre un amant est bien meilleur qu'accueillir un mari. » Elle veut bien se priver de son amour mais pas le perdre. « À vivre longtemps éloignés, il est vrai qu'on se laisse emporter par ses rêves. On finit par aimer quelqu'un qui n'existe plus tout à fait mais que dessine votre désir. » L'idée que son amant existe quelque part et pense à elle l'aide à vivre. Il en est de l'amour comme de toute chose, il ne pourrait résister à l'usure du quotidien.

Pour cerner au plus près l'évidence irritante du désir amoureux, alors que l'ensemble de l'ouvrage est narré à la première personne, dans certains chapitres évoquant la rencontre charnelle, George abandonne le « je ». Elle s'extrait de la narration et parle d'elle à la troisième personne, se plaçant alors en contemplatrice objective de leurs corps enlacés. S'employant par la même occasion, en féministe obsessionnelle qu'est Benoîte Groult, à ce que nul n'exerce d'ascendant sur l'autre : « nos sexes n'étaient plus mâle et femelle, nous nous sentions hors de nos corps, un peu au-dessus plutôt, nous balançant très vaguement, âme à âme, dans une durée indistincte ». Consciente que dans l'histoire de l'humanité les femmes se sont fait flouer, elle s'attache à abolir toute tentation dominatrice de l'un ou l'autre dans la joute amoureuse. Avec quand même une petite pique revancharde affirmant que « contrairement à ce que l'on prétend, c'est l'homme qui se donne en amour. le mâle se vide et s'épuise tandis que la femelle s'épanouit. »

Mais « le sexe n'est pas aussi sexuel qu'on le dit » la rencontre des corps quand elle ne répond pas une obligation de fréquence et de performance est « un vertige qui fait perdre la notion du bien et du mal ». C'est en construisant ce roman d'une relation amoureuse idéalisée que Benoîte Groult nous parle le mieux de cette « délicieuse drogue d'être adorée », d'être l'objet d'un « désir qui n'a pas de configuration descriptible. »

C'est donc une femme qui dédiabolise le sexe. le féminisme c'est aussi cela. C'est conférer aussi aux femmes l'initiative dans ce domaine. Ne plus le subir, à condition toutefois de restituer à la rencontre charnelle cette dimension qui en fait non pas une obligation mais une preuve d'amour. C'est en en parlant sans se voiler la face, avec tout le vocabulaire que le langage peut gauchement y appliquer que chacun peut parvenir à son épanouissement propre. Faire que s'aimer ne soit pas « une banale union des corps … mais rester deux jusqu'au déchirement ». Son amant « n'est pas et ne sera jamais son semblable. C'est peut-être ça qui fonde leur passion. »

Benoîte Groult a réussi l'exploit de me parler de sexe dans l'amour, aussi crument qu'on peut le faire, parce qu'il est chose humaine, mais sans être jamais obscène. Il n'en reste pas moins que la sublimation du sentiment tient beaucoup au désir et au rêve qui seuls fomentent la plus sublime des extases. La rencontre occasionnelle des corps ayant cette forme d'aboutissement indispensable pour entretenir la mémoire et stimuler l'imaginaire. Benoîte Groult ne m'a pas parlé d'amour au féminin. Elle m'a parlé d'amour entre deux êtres qui ont trouvé leur point d'équilibre, à égale convoitise, égal accomplissement. Ni homme, ni femme. L'amour a tout nivelé. Ensemble ils sont passés de l'autre côté de la vie « quand elle tient tout entière dans l'instant. »

Reste un autre mystère : pourquoi eux ensemble, pourquoi elle, pourquoi lui ? Mais là force est d'admettre avec Benoîte Groult qu'il n'y a rien de plus impossible à comprendre et raconter que l'amour. 

vendredi 23 juillet 2021

L'épopée vaudoise : Tome 3 - Le glaive et l'évangile ~~~~ Hubert Leconte

 


Avec la crainte frénétique de voir son pouvoir contesté et ses avantages perdus, la sainte église romaine catholique s'est mise en demeure de taxer d'hérésie, voire de sorcellerie, tout ce qui pouvait avoir velléité de prêcher un dogme divergent de sa parole devenue seule vérité. Sous couvert bien entendu d'une légitimation consentie par le Très-haut aux élus, inaccessible au vulgaire, dont elle seule, la sainte église, pouvait recevoir les commandements. Charge à elle de guider le troupeau et de ramener les brebis égarées sur le bon chemin.

Alors que le courant humaniste de la Renaissance déferle sur la France en cette première moitié du XVIème siècle, avec sa propension à placer l'homme au centre des préoccupations, il y a urgence à endiguer les velléités écartant quelques écervelés du discours divin. Dans sa précipitation enragée à sauvegarder ses positions et avantages la sainte église a tendance à mettre la charrue avant les bœufs en matière de justice, à savoir tuer les vivants et les juger par la suite. Ce fut le sort réservé aux Vaudois du Luberon.

Las de tendre l'autre joue, las de leurs recours infructueux auprès de la justice du roi, les Vaudois furent tentés par la rébellion armée. le glaive et l'évangile, troisième opus de l'épopée vaudoise, aborde ce dilemme qui divise la communauté, partagés que furent certains entre l'attitude non violente que leur dictent les évangiles et le désespoir qui les envahit de se voir pourchassés sans cesse et sans recours.

La trilogie d'Hubert Leconte met le focus sur cette page d'histoire locale qui, aussi dramatique et intolérable qu'elle ait pu être, n'est qu'un révélateur de ce qui peut se produire quand la liberté de conscience est foulée aux pieds. Sous couvert de légitimation divine, dont on attend toujours consécration officielle de la part du Celui qui est invoqué dans ces religions dîtes du Livre, la finalité est toujours la même depuis que l'homme est homme, torturé qu'il est par le mystère de la vie : l'appropriation du pouvoir et des richesses de ce bas monde en contre partie d'une promesse de paradis pour ceux à qui on mâchait le travail puisqu'ils n'avaient qu'une attitude à avoir : croire.

Contrairement à l'église cathare, laquelle a complètement disparu du paysage religieux au cours du 13eme siècle, l'église de Pierre Valdo, acquise à la Réforme, a toujours ses adeptes de nos jours. On trouve encore des lieux de cultes se revendiquant du dogme initié par Pierre Valdo dans le Piémont italien, région dans laquelle les actions d'éradication ont été plus dispersées et moins assidues.


mardi 13 juillet 2021

L'épopée vaudoise : Tome 2 - Les larmes du Luberon ~~~~ Hubert Leconte

 


Ils avaient quitté les vallées alpines, pourchassés qu'ils étaient par l'église de Rome. Elle avait fait d'eux des hérétiques. En cette première moitié du XVIème siècle les Vaudois avaient trouvé en Provence quelques décennies de répit à la traque dont ils étaient l'objet. Mais s'ils espéraient vivre leur foi en paix c'était sans compter sur l'obstination d'une église qui n'avait pas renoncé à purger cet abcès que représentait à ses yeux leur communauté.

Mais en dépit du pouvoir considérable qui était le sien en son temps de monopole sur les consciences, l'Église n'avait pas les moyens militaires d'éradiquer la dissidence. Elle souhaitait en outre dans sa grande perversité s'exonérer des crimes que ne manquerait pas de provoquer la reconquête des consciences à sa seule dévotion. Elle devait donc avoir recours au bras séculier pour combattre les Vaudois dont la doctrine prêchant la pureté des évangiles s'était propagée. C'était surtout une façon de faire oublier le commanditaire et endosser au pouvoir temporel la responsabilité des dommages. Il fallait donc convaincre François 1er que ce qu'elle qualifiait de déviance constituait un vrai danger pour le royaume. L'argument était le risque de scission qui pouvait faire basculer la Provence dans les bras de son ennemi juré, Charles Quint. François 1er n'avait-il pas déjà goûté de ses geôles après sa défaire de Pavie.

Convaincu par les sbires du Pape de la nécessité de leur éradication, François 1er profita du transit de ses troupes vers le port de Marseille pour lancer une grande offensive contre les Vaudois. Cela donna lieu à l'un des plus grands massacres qu'ait connu la communauté vaudoise dans cette partie de la Provence, aujourd'hui lieu de villégiature de fortunés : le Luberon. Les disciples de Pierre Valdo en ce pays, où ils pensaient pouvoir jouir du fruit de leur labeur et vivre dans la paix des évangiles furent passés au fil de l'épée sans distinction de sexe ni d'âge. Non sans avoir imposé les derniers outrages à tout ce qui pouvait assouvir les bas instincts de soudards qui pour la plupart étaient d'ailleurs mercenaires loués aux possessions du Saint empire romain germanique. La justice du roi était passée. Reste que cette page dramatique de l'histoire de la Provence et de l'épopée vaudoise est à mettre au crédit de celle qui prêchait charité, tolérance, pauvreté et chasteté, se gardant bien de l'appliquer à elle-même, celle qui revendiquait la majuscule quand on l'évoquait : la sainte Église catholique romaine.

Hubert Leconte nous fait vivre tout au long de cet édifiant ouvrage à la fois les espoirs et le climat de peur permanente dans lequel demeuraient les Vaudois. Il met en oeuvre en parallèle dans son écriture un surprenant lyrisme poétique destiné à glorifier la belle nature qui sert de décor à cette tragédie, et à évoquer aussi l'amour que les Vaudois vouaient à la terre nourricière. Une beauté qui en ce temps se payait au prix fort tant la tâche était rude pour tirer subsistance de ces collines arides. Nous apprécions mal en nos jours fort heureusement plus serein quant à la liberté de conscience le climat de peur régnant au quotidien et faisant de ceux qui osaient promouvoir une doctrine rivale de l'officielle des gibiers traqués. Nous apprécions mal la force d'une foi chevillée à l'âme en ces temps où tout s'expliquait en Dieu et par Dieu, selon un discours imposé par celle qui n'admettait ni contradiction ni concurrence en la matière.

Communion avec la nature, solidarité confessionnelle, dans ce superbe ouvrage fort bien documenté Hubert Leconte nous rappelle à ces données d'un quotidien fait de labeur, de foi mais surtout de peur. Cela donne ce splendide ouvrage, deuxième tome de l'épopée vaudoise à une époque où régnait la loi du plus fort.

"Selon que vous serez puisant ou misérable les jugements de cour vous rendrons ou blanc ou noir." La fable aurait pu s'appliquer aux Vaudois malades quant à eux d'une peste qui n'était rien d'autre que leur fidélité à la parole première des évangiles. Peste que leur sincérité, que leur foi.


1991~~~~Franck Thilliez


"Il allait enfin retrouver un rythme de vie normal, profiter de ses week-ends avec Suzanne avant qu'elle ne s'installe définitivement avec lui, essayer de lui faire aimer cette ville qui lui réserverait vraisemblablement de nombreuses autres affaires compliquées et sordides. Combien de temps tiendrait-il la route ?"

Combien de temps Suzanne tiendra-t-elle peut-on aussi se demander dans une vie de femme de flic du 36 quai des Orfèvres à laquelle Franck Sharko la destine ?

Alors que nombre de lecteurs fidèles de Franck Thilliez, si l'on en juge par sa popularité, ont sans doute déjà les réponses à ces questions, j'avoue quant à moi n'être pas mécontent de débarquer dans les couloirs du 36 sur les traces de Sharko avec ce premier roman de Thilliez pour moi. S'il remonte le temps pour les fidèles, il me fait quant à moi prendre l'histoire à sa source. Je sais d'ores et déjà que je suivrai le cours des aventures, promises "compliquées et sordides", de celui qui est devenu commissaire sous la plume de Franck Thilliez. Cette mise en bouche m'a ouvert l'appétit pour le reste du menu qui s'affiche depuis longtemps déjà sur les étals des libraires, et que j'avais méprisé jusqu'alors.

C'est donc un bleu qui débarque dans le sanctuaire de la Crim en 1991, au 36. Ce seul numéro sur un quai suffisait à évoquer le lieu mythique. Il y est accueilli avec circonspection par les anciens. On ne s'en étonne pas. Intégrer la Crim du 36 n'est pas y être admis. Sharko va devoir faire ses preuves, à commencer par sortir de cette forme de placard dans lequel on l'affecte d'emblée, à compulser les archives pour une affaire restée non résolue sans être encore classée : le meurtre de trois femmes quelques années avant son arrivée. Cadeau de bienvenue au petit nouveau pour qu'il se fasse les dents et montre de quoi il est capable par la même occasion.

Mais s'il est jeune, cet inspecteur qui postule au nec plus ultra de la Crim, il n'est pas dénué de personnalité pour autant. Et plus que de personnalité, de psychologie. Il a compris qu'il ne fallait pas jouer les gros bras avec les anciens, sans toutefois se laisser marcher sur les pieds. Il saura faire sa place en leur montrant qu'il a de l'intuition et de la persévérance. Les fervents de Sharko le savent bien, eux qui attendaient de Franck Thillier qu'il leur parle de ses débuts. C'est chose faite avec 1991. Ce dernier nous dresse la caricature de son héros fétiche plus par ses qualités morales et intellectuelles que physiques. Au lecteur de se faire le portrait d'un homme qui ne manque ni de disponibilité, c'est le moins qu'on attende d'un jeune à la Crim, ni de courage. Mais pas le courage de l'inconscience, le courage lucide de celui qui veut réussir sa carrière autant que sa vie amoureuse. Une gageure ? Dans le métier ce n'est pas gagné d'avance. Les exemples ne manquent pas de ceux qui n'ont pas été au bout de leur contrat de mariage quand ce n'est pas au bout de leur carrière.

Ce personnage me paraît d'emblée engageant, voire sympathique. Il n'a rien du super héros qui bouscule tout sur son passage, monopolise le regard des femmes et terrorise les truands. C'est ce qu'on peut appeler un mec normal - le langage populaire n'est pas déplacé dans le contexte. Un homme de la vraie vie, un authentique. On peut même dire que dans 1991, il ne focalise pas particulièrement l'attention. Il est celui qui débarque, mais à qui on promet quand même un bel avenir en épilogue, parce qu'on sait que les malfrats travaillent pour lui, pour lui construire un avenir. Aussi parce que c'est Sharko, et que son personnage peuple déjà les étals des libraires. Une dizaine de romans témoigne des "affaires compliquées et sordides" desquelles il s'est sorti, pour la plus grande popularité de son auteur.

1991 est un ouvrage réaliste à plus d'un titre. Outre les timides débuts du novice qui doit s'intégrer dans la prestigieuse brigade, il s'agissait de restituer le contexte d'une époque où pour téléphoner il fallait trouver une cabine, où l'ADN n'avait pas encore déployé toutes ses possibilités et l'informatique balbutiait. Il fallait aussi concevoir une intrigue dans laquelle dédoublement de la personnalité et les troubles psychiques liés à l'orientation sexuelle se concevaient dans l'environnement d'une société encore empesée par les non-dits dans ce domaine.

Cet ouvrage à l'écriture agréable et fluide qui implique avec bonheur l'univers de la magie et les pratiques vaudous clandestines. Ces milieux occultes s'entrelacent à merveille dans cette première affaire qui donne l'occasion au petit nouveau de la Crim de montrer qu'il n'a ni les deux pieds dans le même sabot ni le cerveau comprimé par la pression du métier. Et disons-le tout net, sans ne rien dévoiler de l'intrigue, Sharko aura gagné son ticket d'admission à la célèbre brigade. Mais ces premières enquêtes lui auront donné quelques sueurs froides et un joli cas de conscience quand un collègue, un ancien, pourrait bien avoir fait quelque entorse à la déontologie. Des enquêtes qui, accessoirement, auront fait passé un drôle de réveillon à notre jeune inspecteur, mais il n'est pas nécessaire de le dire à Suzanne. Elle pourrait bien remettre en question ses projets d'alliance et de vie parisienne.

jeudi 1 juillet 2021

L'épopée vaudoise : Tome 1 - La croix des humiliés ~~~~ Hubert Leconte

 


J'ai entrepris de relire la trilogie de Hubert Leconte relatant l'épopée vaudoise des Alpes vers le Luberon. Les Vaudois que l'on présente parfois comme les précurseurs du protestantisme sont les disciples de Pierre Valdo. Ce riche marchand lyonnais du XIIème siècle avait fondé La fraternité des pauvres de Lyon à qui il avait légué ses biens. Il a été excommunié par l'Église. Sa faute : avoir fait traduire la Bible en langage vernaculaire, le franco provençal, pour la rendre intelligible au petit peuple. Un comble serait-on tenté de dire.

Pierre Valdo qui s'ouvrit de cette déconvenue à un ami érudit s'entendit répondre " … tu te rends compte où cela nous entraîne. Savoir lire c'est peut-être un jour contester tout le savant édifice de règles, de canons, de dogmes que l'Église a élaborés depuis plus d'un millénaire".

La croix des humiliés, premier tome de la trilogie, situe son intrigue romanesque à la fin du XVème siècle dans les vallées alpines. Pourchassés par l'église officielle de Rome, les Vaudois avaient essaimé. Forcés qu'ils étaient d'investir les lieux les plus inhospitaliers pour pouvoir vivre leur foi en relative tranquillité; foi qui n'était, rappelons-le, rien d'autre que la stricte observance des évangiles.

Or, parait-il que les évangiles n'envisagent pas de vivre dans le luxe et la luxure. Pierre Valdo avait donc eu le tort d'ouvrir les yeux de ses disciples à ces travers dans lesquels se vautraient la curie romaine et toute sa hiérarchie épiscopale dont on connaît trop la toute puissance en ces temps d'obscurantisme. Cette dernière a donc mis sur pied cette formidable juridiction ecclésiastique d'exception taillée sur mesure pour préserver ses monopole et intérêts, et faire retourner le manant éclairé aux ténèbres de l'ignorance : l'inquisition.

Et l'évêque menaçant Pierre Valdo de haranguer : "Il serait trop long de vous expliquer les mystères de la Sainte Trinité, de l'incarnation, et de la consubstantialité. Nous avons pensé pour les pauvres qui n'ont qu'un seul effort à fournir : croire."

Procès en sorcellerie, qualification d'hérésie, les Vaudois ont eu les faveurs de cette épouvantable machinerie tyrannique dont on connaît trop les méthodes barbares pour faire avouer les martyres pris dans ses carcans. On en connaît aussi trop la conclusion brûlante. Hubert Leconte, au travers de ce roman historique parfaitement documenté nous fait vivre l'errance de ces disciples convaincus d'une foi dictée par les évangiles en laquelle ils pensaient assurer leur salut, et qui fit leur malheur. On ne peut s'empêcher de faire le rapprochement avec la foi cathare qui a enflammé le sud-ouest de notre pays dans les mêmes temps alors qu'elle prêchait elle aussi le retour à la pureté du dogme, aux textes originels des évangiles.

En ce XVème siècle d'illettrisme et d'ignorance, l'Église toute puissante règne sur les esprits et les consciences. Elle n'admet ni contradiction ni concurrence. Elle a tout prévu, y compris un moine pour absoudre l'inquisiteur des violences – ce terme étant en la circonstance un doux euphémisme - qu'il se voit contraint d'infliger à ceux qui osent prêcher une autre parole que l'officielle. Y compris et surtout si cette parole est de nature à faire éclater aux yeux des puissants briguant la pourpre cardinalice leur déviance au regard de ce qu'ils n'ont de cesse de ressasser dans leurs sermons : les fameux dix commandements que leur comportement propre violent impunément tous les jours.

Expulsés de leurs vallées alpines vers une région qu'ils espèrent plus accueillantes pour leur sincérité biblique, les Vaudois n'en ont pourtant pas fini avec les faussaires de la foi. Les larmes du Luberon, le deuxième tome, va me le remettre en mémoire. Les quelques pierres vestiges de leurs modestes masures au creux des vallées et les grottes perchées à flancs de falaise qui parsèment la campagne provençale dans lesquelles ils cherchaient refuge gardent la mémoire de ces pauvres hères à la foi, la vraie foi, chevillée au corps.


samedi 26 décembre 2020

Le chant d'Achille~~~~~~Madeline Miller

 


Brad Pitt savait-il, en acceptant le rôle, qu'Achille était allé jusqu'à s'exiler sur l'île de Scyros et se travestir en fille dans un groupe de danseuses pour échapper à la guerre. Voilà qui aurait pu quelque peu ternir l'image du héros guerrier et ôter des scrupules à l'acteur vedette, lequel se reprochait d'avoir accepté un rôle trop racoleur.

Il est un euphémisme de dire que l'adaptation de la guerre de Troie par Wolfgang Petersen est très libre. Dans son film, entre autres écart avec l'Iliade, la guerre de Troie est l'affaire de deux semaines et passe sous silence les atermoiements du héros de Troie plus enclin à jouir de ses amours que de gloire militaire. Si l'on en croit en tout cas la version que nous livre Madeline Miller dans le chant d'Achille.

Dans la controverse qui s'est faite jour au fil des siècles à propos de l'amitié qui unissait Achille et Patrocle, Madeline Miller a faite sienne la version de l'éminent historien Bernard Sergent, président de la Société de Mythologie française, abondant à une relation homosexuelle. Et pour couper court à l'autre aspect de la controverse quant au statut de l'un par rapport à l'autre, Eraste (le plus âgé, pour ne pas dire vieux) Eromène (le plus jeune), Bernard Sergent a trouvé dans ses recherches approfondies suffisamment d'éléments pour faire de leur idylle une passion entre jeunes amoureux de même âge. L'homosexualité jouissant en cette époque aux dires des spécialistes de la plus grande tolérance. Époque donc bénie des dieux à leur égard et à leur regard. Sauf que ce dernier était assombri, ou éclairé selon l'intention qui préside, par une autre valeur de l'époque, aujourd'hui disparue : l'honneur. Valeur qui, lorsqu'elle est bafouée, aux délices de l'amour commande de lui préférer la guerre .

C'est comme ça que la légende se fait histoire

Histoire d'amour entre deux jeunes garçons donc, mais contrariée par l'honneur souverain – ils ont dix-sept ans lorsqu'Agamemnon les entraîne dans cette folle épopée pour reprendre Hélène aux Troyens – que nous suggère la version de Madeline Miller dans ce bel ouvrage. Version que l'on prend au sérieux. Elle a mis dix ans pour écrire ce roman qu'on qualifiera d'historique puisque fondé sur des textes dont les premiers nous viennent de l'antiquité grecque. Sachant qu'ils étaient déjà loin d'être contemporains des faits générateurs de la légende qu'ils colportaient. C'est comme ça que la légende se fait histoire pour qui n'y prend garde, se nourrissant à l'envi d'imaginaire épique, celui-là même qui de bouche à oreille au fil du temps sculpte un héros de marbre dans un bloc de calcaire à peine dégrossi. Après tout "La vérité, c'est ce que croient les hommes", déclare Ulysse à ses deux jeunes qui voudraient dissimuler leurs sentiments réciproques. Mais on n'est pas prince ou demi-dieu pour vivre dans le mépris de ce que commande l'honneur, sauf à sombrer dans l'opprobre et perdre son statut.

Il est celui dont les sentiments sont à la fois les plus humbles et les plus purs

Patrocle est le narrateur de cette épopée. On ne s'étonnera pas, connaissant le sort qui lui est réservé sous les murs de Troie, de le savoir à la fin de l'ouvrage s'adresser à nous n'étant plus alors "constitué que d'air et de pensées." Plus que tout autre il est celui qui endure et subit cette guerre pour rester fidèle et loyal envers son amant devenu son maître. Ne dit-il pas de lui-même être considéré par les autres "seulement comme l'animal de compagnie d'Achille". Il est celui dont les sentiments sont à la fois les plus humbles et les plus purs. Lorsque figé dans sa fierté offensée Achille refusera de combattre aux côtés d'Agamemnon, Patrocle se substituera à celui-ci pour sauver sa réputation. Se sachant haï par Thétis, la déesse mère d'Achille, il ne peut espérer aucun secours des dieux. Sa fidélité à la grandeur de son amant le perdra. Mais "aucune loi n'oblige les dieux à être justes".

A prendre le parti de l'amour sincère entre deux jeunes hommes, Madeline Mille n'en trahit pas pour autant ce qui est communément admis du sort de Troie et de ses héros des deux camps. On n'en dira pas autant du film de Wolfgang Petersen. Autant que puissent être l'univers des dieux et les fantasmagories de la légende, l'amour reste une valeur qui ne varie ni avec le temps ni avec la qualité de ceux qu'il favorise. Mais depuis que le monde est monde une valeur autant malmenée par l'homme toujours prompt à lui mettre des bâtons dans les roues.

Madeline Miller m'avait conquis avec Circé. le chant d'Achille confirme mon engouement. A quand un troisième ouvrage de cette auteure inspirée pour combler mon avidité à fréquenter dieux et demi-dieux. Ils me dissipent de notre réalité trop nourrie d'humaine nature dont on sait combien elle est avide de la chose matérielle. Et sous l'emprise d'un dieu avare de manifestations mais n'en revendiquant pas moins quand même monopole et majuscule.


lundi 21 décembre 2020

Les mains du miracle ~~~~ Joseph Kessel



Il va vous falloir faire un effort d'imagination non pas surhumain, mais bien inhumain. Imaginez avoir devant vous, allongé sur une table de massage, attendant de vous l'apaisement d'un mal qui le tourmente … le mal ab-so-lu. La haine incarnée dans un corps malingre. Celui qui fait sans sourciller couler sang et larmes, disloquer corps et esprits, broyer les chairs, transformer les êtres humains en fagots décharnés empilés pêle-mêle à la gueule des fours crématoires.

Car celui qui vous demande ce bienfait en votre pouvoir, c'est ni plus ni moins qu'Heinrich Himmler...

Imaginez devoir avancer les mains vers ce corps délicat à la peau blanche et lui apporter le soulagement qu'il attend de votre compétence. Car celui qui vous demande ce bienfait en votre pouvoir, c'est ni plus ni moins qu'Heinrich Himmler. L'homme le plus puissant, le plus pervers, le plus glaçant du régime nazi, après Hitler bien entendu. L'homme qui de sa petite vie minable, de son petit corps rabougri n'est capable, lorsqu'il est sanglé dans son uniforme noir frappé de la double rune SS, que d'une chose : tuer. Tuer encore et toujours. Tuer des millions de fois.

Allez-y posez les mains sur ce corps. Faîtes-lui tout le bien que vous savez faire avec le don de guérison dont vous êtes pourvu.

Oui je sais, je vous mets à rude épreuve, j'y vais un peu fort. Mais ce que je vous suggère en fiction de dégoût, c'est ce qu'a vécu Félix Kersten. Il était médecin, finlandais, initié aux techniques réparatrices des corps par maître Kô, un grand maître chinois, ayant fait de lui l'Européen doté des Mains du miracle.

Je vous sens frémir de répugnance

Cette épreuve à laquelle je vous soumets par l'imagination est une histoire vécue. Joseph Kessel a rencontré ce magicien, il a bénéficié de ses soins. Kersten a posé ses mains sur lui, celles qu'il avait posées quelques années auparavant et durant cinq ans sur le corps du reichsführer Himmler. Je vous sens frémir de répugnance.

Mais ne le blâmez pas. Ne détestez pas ce praticien zélé. Kersten a usé de sa position privilégiée, si l'on peut dire, de l'emprise qu'il a eue sur le monstre, de la dépendance dans laquelle il a su le tenir , du fait de sa capacité à le soulager de son mal, pour sauver des centaines de milliers de personnes. Ni plus ni moins. Force nous est alors de saluer son courage à surmonter la peur et la répulsion. de saluer ce qu'on apprend au fil des pages de cet ouvrage : l'intelligence, le maîtrise psychologique, la ténacité, la patience pour supporter l'épreuve qui dura tout le temps de la guerre et parvenir à extirper des griffes de la bête immonde par la confiance dont il a su se faire rétribuer des centaines de milliers de vies humaines. Cette histoire vraie contée par Kessel dans son ouvrage Les mains du Miracle est tout simplement incroyable. Je suis surpris qu'on n'en parle pas plus chaque fois que l'histoire se penche sur cet épisode noir de l'histoire de l'humanité.

Kersten a réussi, entre autres, à empêcher la déportation de la population hollandaise, faire détourner un train de Juifs vers la Suisse plutôt que vers les camps de la mort, empêcher le dynamitage des camps à l'arrivée des alliés ainsi que l'avait ordonné Hitler, sans parler des centaines de personnes qu'il a arrachées à la machine à tuer durant toutes les années de la guerre. Tout ça à force d'habiles négociations, de détermination, de patience. Tout ça en échappant à "l'honneur" que lui proposa le reichsführer en récompense de ses soins : porter l'uniforme SS avec le grade de colonel. Tout ça en échappant surtout à la rage assassine d'un Kaltenbrünner, chef de la gestapo, qui s'était promis de l'abattre.

Formidable ouvrage de Kessel qui m'a littéralement englouti dans cette histoire hors du commun en une nuit, tellement je voulais savoir comment Kersten allait réussir à se sortir de ce nid de frelons, lui, sa femme et ses trois enfants qu'Himmler s'ingéniait à conserver sous sa main pour le cas où. Il lui clamait sa confiance certes, mais n'en était pas nazi pour autant, et quelques otages étaient toujours une garantie.

Un ouvrage écrit d'après le témoignage et le journal que s'est obligé à tenir Félix Kersten. Un document étonnant sur l'homme qui soulagé de son mal le reichsführer Himmler pour soulager l'humanité de sa frénésie de tuer.


jeudi 10 décembre 2020

Une éducation ~~~~ Tara Westover

 


Tara grandit dans le huis clos d'un micro monde réduit à la cellule familiale, sous la férule d'un père tyrannique en parole, inféodé qu'il est à une foi religieuse souveraine laquelle lui fait voir le reste du monde sous un jour satanique. Il est obsédé à la perspective de voir venir le "Temps de l'Abomination", une forme de châtiment régénérateur, jusqu'à développer des signes d'impatience. Il y prépare sa famille, faisant des stocks de vivres, eau, carburant et puisque nous sommes aux États-Unis, d'armes et de munitions. Cette expiation-là, il ne la conçoit que pour les autres. Un grand nettoyage de la planète corrompue qui ramènerait les enfants de Dieu à de meilleurs sentiments à l'égard de leur Créateur. Ses enfants à lui, au nombre de sept, sont instruits bon an mal an à l'école domestique, ne voient jamais le médecin et pour certains n'ont même pas été déclarés à la naissance. C'est le cas de Tara, une des deux filles de la fratrie. Lorsqu'à l'adolescence venue Tara comprend qu'il existe un autre monde, une autre réalité, il lui faut des trésors de courage pour affronter ses parents, leur faire admettre qu'elle a compris l'anormalité de sa condition et déclarer son intention d'accéder à cette autre réalité.

Ce qui frappe dans cet ouvrage, c'est la solitude de Tara. Elle est seule pour affronter ses parents et ce frère manipulateur qui la brutalise; seule pour se jeter dans le grand bain de l'inconnu, débarquant à l'université dans sa tenue de garçon de ferme quand les autres s'ingénient en coquetterie à suivre les modes. Personne ne l'attend dans cet autre monde où comme elle le dit elle-même "on a plus de chance de s'en sortir que si l'on ne compte que sur soi-même." Dans le micro monde familial elle voyait la vie au travers des yeux de son père; dans l'autre réalité elle doit tout découvrir par elle-même, repartir à zéro. C'est une renaissance, ou plutôt une autre naissance, avec seize ans de handicap. le handicap d'avoir eu une éducation rétrograde qui ne la préparait nullement à la vraie vie. A seize ans elle doit se concevoir une nouvelle conformation mentale, sous le regard incrédule de ceux qui ne sont pas encore ses nouveaux camarades, tant il faut qu'elle se défasse de la méfiance de tout et de tous incrustée dans son esprit par l'apprentissage indigent de son enfance.

Une éducation. Cet ouvrage ne pouvait avoir d'autre intitulé. Selon le dictionnaire, ce simple mot recouvre "l'art de former une personne, spécialement un enfant ou un adolescent, en développant ses qualités physiques, intellectuelles et morales, de façon à lui permettre d'affronter sa vie personnelle et sociale avec une personnalité suffisamment épanouie." Dans éducation il y a du savoir, mais pas seulement. Il a surtout du savoir être, du savoir faire. du savoir exister en société. Changeant de communauté en accédant au macro monde, Tara doit tout recommencer. Quelle force, quel courage pour parvenir, une fois le doctorat en histoire obtenu, à écrire un ouvrage qu'elle défend de voir comme un mémoire contre le mormonisme.

Car Tara conserve sa loyauté à l'égard de ceux qui l'on conduit dans cette impasse d'une vie fermée à la réalité du monde. Tout au long de son périple universitaire elle est restée fidèle à cette famille cloîtrée dans une dévotion aveugle au Tout puissant dont le seul interprète était son père. Elle se culpabilise même de ne pouvoir le convaincre du bien fondé de sa démarche ne reniant aucunement la foi religieuse. C'est son père qui coupe les ponts lorsqu'elle refuse sa bénédiction, qui n'était autre à ses yeux qu'une promesse de renoncement à la vie selon lui gouvernée par Satan. Elle conserve en son esprit cette idée de la dualité des réalités. Celle du micro monde familial auquel ses gènes la raccrochent, la retiennent, celle du macro monde extra familial que son père qualifie ironiquement de monde des Illuminati, manière de condamner leur dos tourné à la lumière divine. Un macro monde si vaste, pas seulement par ses dimensions mais aussi par son histoire, ses connaissances libérées de la soumission aveugle à ce qui ne reste qu'une croyance. Parmi d'autres.

On suffoque à la lecture de cet ouvrage à suivre Tara dans son parcours d'émancipation, à la voir se débattre pour concilier les deux mondes. Gravir les échelons dans les universités les plus prestigieuses du monde, dont Cambridge. Deux réalités pour lesquelles elle a dû, pour exister, se constituer deux personnalités qui s'opposent lorsqu'elle se confronte au miroir. Deux personnalités que son combat voudrait agglomérer en une seule et rendre compatibles afin de ne plus avoir, en revenant vers les siens, à franchir une frontière : la frontière de l'obscurantisme.

Tara est jeune. On comprend bien que cet ouvrage est une formidable échappatoire à son isolement. Sa véritable intronisation au nouveau monde. Son écriture a été rendue possible lorsque Tara a pu reconstituer cet édifice d'éducation qui lui a permis d'être audible et crédible à ce monde, à cette nouvelle réalité à laquelle nous appartenons nous autres lecteurs de pays laïcs, libérés que nous sommes, mais de façon fragile et précaire si l'on n'y prend garde, de l'obscurantisme par des siècles d'apprentissage humaniste.

Cet ouvrage n'a pas d'épilogue. A trente-quatre ans, en marge d'une famille encore de ce monde sous le diktat d'un père manipulateur, une mère aimante mais soumise et certainement un peu lâche, des frères et soeurs sous la dépendance, sauf peut-être Tyler à qui elle dédit cet ouvrage, Tara n'a pas terminé son combat ni désespéré de concilier ces univers et faire que les deux pans de son éducation se fondent en un seul. Pour vivre apaisée. Enfin.

Quand on voit cette jeune auteure intervenir dans les nombreuses interviews auxquels elle s'est livrée depuis la parution de son ouvrage aux Etats-Unis, y compris avec Bill Gates, quand on sait que son ouvrage a été plébiscité par Barack Obama, on a peine à imaginer que la "salle de classe de cette jeune fille n'était qu'un monceau de ferraille. Ses manuels des matériaux de récupération." Quand on l'entend chanter en chaire de la Northeastern University devant un parterre d'étudiants qui saluent son formidable parcours d'émancipation on est pris aux tripes par la limpidité de cette voix, qui fait comprendre qu'elle n'a pas rompu avec les anges, et par la gravité avec laquelle elle entonne son chant a capella qui ne fait que confirmer si besoin était encore de la sincérité de ses intentions. le timbre de cette voix fait rejaillir le même flot d'émotions qui nous envahit à la lecture de son ouvrage et qui pour ce qui me concerne à fait craqueler la carapace de rustre avec laquelle je protège maladroitement mon émotivité.

Une éducation est un ouvrage qui ne condamne pas. Il témoigne. Il déplore. Et peut-être espère-t-il encore. Une chose est sûre désormais, elle ne laissera personne écrire son histoire à sa place.

Je suis contraint en ce mois de décembre d'une année - qui pourrait donner des arguments au père de Tara en terme de punition divine appliquée à la fièvre consumériste de notre macro monde - de modifier mon profil Babelio. Cet ouvrage de Tara Westover bouscule le top 6 des ouvrages que j'ai lus cette année pour y figurer en bonne place : la première. Il y avait pourtant du lourd comme on dit ordinairement dans mes lectures de cette année, avec par exemple Rebecca de Daphné du Maurier. Mais j'ai donné la prime à la non fiction. L'autobiographique. le vécu. Quand il atteint cette force de saisissement.

Ce qui pose certes la question en terme d'avenir quant à l'écriture de Tara Westover de savoir si elle pourra avoir un prolongement, être le début d'une carrière littéraire. Car cet ouvrage, s'il vous prend aux tripes, est-ce seulement parce que l'on sait qu'il témoigne d'une éducation qui marginalise, qui ferme l'esprit ? En première réponse on peut dire que l'écriture quant à elle plaide à elle seule pour un prolongement. Ses mots disent le ressenti et transmettent l'émotion comme un diamant brut, sans perdre l'éclat de leur sens premier.


mardi 3 novembre 2020

La Mer de la fertilité, tome 1 : Neige de printemps ~~~~~Yukio Mishima


J'en suis averti, la tétralogie dans laquelle je m'engage en lisant Neige de printemps de Mishima est une oeuvre testament. le testament d'un homme qui n'est pourtant ni condamné par la maladie ni en âge suffisamment avancé pour envisager l'échéance ultime prochaine. Mais pourtant, ainsi que l'écrit Marguerite Yourcenar dans l'essai qu'elle a consacré à cet auteur fascinant – Mishima ou la vision du vide – c'est le testament d'un homme qui prépare son "chef-œuvre" : son suicide rituel.

Cette connaissance de l'acte irréparable est à la fois nuisible et profitable à pareille lecture. En refermant Neige de printemps, le premier tome de la mer de la fertilité, je sais déjà que j'irai au terme de cette splendide œuvre romanesque en me procurant les trois autres opus d'une tétralogie qui prend des allures de monument. Un monument érigé par celui-là même qu'il rappelle à notre souvenir.

Nuisible la connaissance de ce parcours testamentaire, parce que je sais déjà que mon esprit va inconsciemment chercher au fil des pages les indices du cheminement intellectuel vers une fin décidée. Cette quête inconsciente peut me faire reprocher un voyeurisme morbide. Mais profitable plus encore, je veux m'en défendre, sera cette lecture. D'abord parce que les deux autres ouvrages que j'ai lus de cet auteur – le Pavillon d'or, Confession d'un masque – me donnent la certitude de me confronter au talent pur, ensuite parce que ce chemin sur lequel je m'engage est celui qu'il veut faire parcourir à son lecteur dans une démarche initiatique consciente du but fixé.

Kiyoaki est jeune et beau. Satoko est jeune et belle. Ils sont les héros de Neige de printemps. Ils se savent attirés l'un vers l'autre. Mais ne savent pas encore à quel point l'un est devenu indispensable à l'autre. Ils pensent encore pouvoir jouer de leur libre arbitre et mettre leur amour à l'épreuve des codes moraux de la société aristocratique dans laquelle ils sont nés. Ils ne se rendront pas compte qu'un jour ils auront dépassé le point de non-retour.

Neige de printemps est d'une esthétique rare

Il est des fictions tellement bien apprêtées qu'on ne doute plus qu'elles aient été vécues par leur créateur. Des fictions qui mettent tous les sens du lecteur à contribution au point de lui faire vivre les événements, les personnages, au point de le gagner aux émotions de ces derniers. Neige de printemps est d'une esthétique rare. Beauté de la nature, beauté des sentiments, tout est porté par un style épuré, une écriture solennelle, débarrassée des impuretés accumulées par l'usage. Une performance d'auteur qui nous livre un distillat, un absolu de pensée.

D'aucuns pourraient éprouver certaines longueurs dans des épanchements descriptifs. Mais il n'est que de se souvenir que l'auteur est engagé sur un chemin funeste, que chaque regard est un regard d'adieu et qu'il vaut la peine de s'appesantir sur quelques merveilles de la nature quand elle est écrin d'un cœur qui souffre.

J'ai décidé de continuer le chemin avec Mishima, ce marcheur obstiné. Je vais donc me procurer les trois tomes qui pavent la fin de son parcours. Mais j'attendrai que covid veuille bien nous rendre notre liberté pour aller me procurer ces ouvrages dans ma librairie préférée. Je ne veux pas qu'elle baisse le rideau parce que j'aurais été pressé d'accompagner un auteur vers le bout de son chemin. Je ne veux pas qu'un clic de souris éteigne à jamais la vitrine d'un libraire. La vitrine de mon libraire c'est la vie dans la rue, c'est mon ouverture au monde.

samedi 3 octobre 2020

Les simples ~~~~ Yannick Grannec

 



Les plantes médicinales sont un prétexte en arrière-plan. Les simples de Yannick Grannec n'a rien d'un traité de botanique. Même si c'est bougrement bien documenté. C'est à n'en pas douter son écriture qui transporte le lecteur dans cet ouvrage. Cette écriture, elle est savoureuse, intelligente, piquante à souhait. Comme on l'aime quand il s'agit de brocarder qui mérite de l'être.

Que ce soit l'humaine nature dans ses défauts, d'autant plus grands lorsqu'elle a recours aux expédients de la religion pour combler les lacunes de son ignorance, sa peur de l'inconnu. Tout s'explique en Dieu, Satan et consort. Que ce soient les institutions lorsque la corruption en a contaminé les commis et fait d'eux les suppôts d'un démon qui a pour nom cupidité. Que ce soit la gent masculine quand elle a libéré sa semence et attribue à l'autre sexe la responsabilité de la tentation charnelle. Que ce soit la société quand elle hiérarchise les individus sur la base de leur seule naissance.

Yannick Grannec sait bien jeter à la face de tous les empuantis de vices les mots qui diront leurs quatre vérités. Elle sait bien leur concocter baume, onguent, potion, élixir et autre cordial et prescrire remède à leurs mauvais penchants. Cet ouvrage est un modèle de subtilité pour dénoncer avec les discernement et précaution de rigueur la perversion de l'esprit lorsqu'il a gagné en pouvoir, perdu en humanité.

Le verbe est moyenâgeux, autant qu'il sied au contexte. La gouaille est populaire autant qu'il faut appeler un chat par son nom. le discours se fait plus châtié quand le prétentieux se prévaut sa bonne extraction. le ton est sarcastique quand le puissant affiche son ascendant sur le gueux avec le mépris qui convient à l'adresse de l'affamé qui le restera toute sa vie du fait de sa seule naissance. L'humour est jubilatoire quand il faut souligner l'hypocrisie de ceux qui professent la vertu, se gardant bien de s'en appliquer les rigueurs. Il devient grinçant quand "les corbeaux et les serpents s'acoquinent" pour rendre non pas la justice mais leur justice.

En ce temps là, la science avait chaussé les semelles de plomb de la religion. L'Eglise, omnisciente et omnipotente, poursuivait de sa vindicte brûlante qui s'avisait de s'écarter de la vraie foi. Elle taxait volontiers d'hérésie qui se proposait de soulager les maux avec les simples, se substituant selon elle au pouvoir divin. Et l'évêque qui briguait quelque profit en lorgnant du côté de l'abbaye, la voyant prospérer de sa science empirique, accumulée depuis des siècles d'observation, se fait prendre la main. La machine s'emballe. L'inquisiteur, cet illuminé, ce fourbe, entre en scène. Et l'Eglise affichant son horreur du sang, par charité chrétienne sans doute, s'abrite derrière le temporel pour lui laisser mener à bien la question. Il n'y aura plus de gagnant.

Bien sûr les simples peinaient à aider les nourrissons à surmonter le traumatisme de la naissance, les femmes à ne pas mourir en couches, mais en ces temps d'obscurantisme ils étaient ce que la nature offrait de compensation à sa rudesse. A côté de chaque poison prospère son antidote. Sœur Clémence savait distinguer l'un de l'autre. Sœur Clémence s'est substituée au Seul qui a le pouvoir de guérir, Celui qui n'a jamais donné aucun signe et qui par son silence a laissé libre cours à toutes les appropriations, aux plus folles interprétations de ses paroles transcrites dans la Livre.
Qui l'a écrit ce Livre d'ailleurs ? "Les hommes, greffiers de leurs seuls désirs."

Superbe ouvrage. Superbe écriture. Bonheur de lecture.


jeudi 24 septembre 2020

L'anneau du pécheur ~~~~ Jean Raspail


 

Il fut une époque de notre histoire judéo chrétienne où il y eut simultanément trois papes en exercice. C'est ce qu'on appelle le grand schisme, à la fin du 14ème siècle début du 15ème. Un de ces papes était assis sur le trône de Pierre à Rome, un autre en Avignon et le troisième dans l'ordre chronologique d'élection à Pise où s'était tenu le conclave qui devait destituer les deux premiers. Et tous trois de rester en place et de proclamer le Saint-Siège là où chacun était. Quel était le vrai, quels étaient les faux ? Jean Raspail se garde bien de se prononcer. Même avec le recul, inutile de souffler sur les braises.

Il faut dire que la place était bonne. Ils convoitaient pouvoir, richesse et … concubines ! Pourtant n'avaient-ils pas fait voeu de pauvreté, de chasteté ? Ils pourchassaient les fois concurrentes ! Pourtant n'avaient-ils pas pour crédo tolérance et charité ? Ils condamnaient au bûcher ceux qu'ils avaient désignés comme hérétiques ! Pourtant ne devaient-ils pas appliquer les dix Commandements, dont le cinquième, Tu ne tueras pas, et le dixième, Tu ne convoiteras rien de ce qui est à ton prochain ?

Oui mais voilà, fût-il représentant de Dieu sur terre, le pape n'en était pas moins homme. Et donc cupide, esclave de son corps, vaniteux, jaloux de ses prérogatives, et cætera. Cette dernière locution englobant tout ce que la nature humaine peut comporter de mauvais penchants.

Je suis voisin du palais des papes en Avignon. Je m'étais ouvert à cette histoire fascinante qui voyait des hommes prêcher une chose et faire son contraire. Mais il est une chose qui m'avait échappée, c'est que la lignée des papes d'Avignon s'est perpétuée dans la clandestinité jusqu'à nos jours. Poil à gratter de la curie romaine, une lignée restée fidèle au dernier d'entre eux officiait envers et contre tout, surtout dans la contradiction de l'officielle de Rome, sous le nom reconduit de Benoît, en souvenir du XIIIème du nom dans l'ordre d'intronisation et premier à entrer en dissidence. A moins que ce ne furent les autres qui étaient en dissidence.

Ce Benoît mourut presque centenaire en 1423 et quelques soudards incultes des troupes de Napoléon en retraite de la calamiteuse campagne d'Espagne, retrouvant son cercueil en 1813, se lancèrent tour à tour son crâne comme dans un jeu de balle, méprisant de la profanation qu'ils commettaient.

« La plupart des chroniqueurs du temps s'accordent pour le considérer comme l'un des plus grands hommes de son siècle, d'une totale intégrité de vie, d'une droiture sans pareille, avec toutes les qualités de coeur et d'esprit que nécessitait sa charge. » Nous dit Jean Raspail. Autant de qualités témoignant de la grandeur d'un homme et faisaient qu'il ne pouvait avoir le soutien des grands de ce monde. Il eut fallu pour cela qu'il soit cupide, vaniteux, et cætera …

Jean Raspail a fait cette recherche des traces ténues, enfouies dans les mémoires locales, que ces Benoît ont laissées dans le flou de leur existence de parias, l'ombre de leur refuge itinérant dans le grand sud de la France entre Rouergue et Provence, fuyant la vindicte de l'officielle de Rome. La mort de l'un provoquant la tenue d'un modeste conclave discret de la poignée de fidèles gravitant dans son sillage et élisant son successeur. Ils avaient tous en commun d'être reconnaissables par une aura, un magnétisme du regard qui trahissait la présence en eux de Celui qu'ils représentaient sur terre. Dans l'errance et le dénuement, seuls compatibles avec le prêche de pauvreté et d'amour du prochain.

Dans les années 90, le gendarme qui entendit le dernier d'entre eux en audition fut troublé par le rayonnement de sérénité qui émanait de sa personne. Il ne le mentionna pas dans son rapport.

Magnifique ouvrage de Jean Raspail auquel mon goût pour l'histoire, son écriture riche sans être pompeuse et cette quête de vraies valeurs humaines au secret dans la mémoire des humbles lui font accorder mon complet satisfecit. On y perçoit en filigrane la récusation non dite de la perversion qui en ce temps engluait la fonction suprême de L'Eglise, laquelle revendiquait la majuscule. Alors qu'en parfaite contradiction entre leur discours et leurs actes ses plus hauts dignitaires se vautraient dans le luxe, la corruption, la concupiscence, et cætera.


mardi 9 juin 2020

Rebecca ~~~~ Daphné du Maurier

 


Daphné du Maurier est en Egypte où elle a suivi à contre coeur son époux militaire lorsqu'elle commence ce nouveau roman qu'elle intitulera Rebecca. Dans la touffeur orientale qu'elle a du mal à supporter, elle revoit en rêve ce manoir dont elle était tombée sous le charme sur la côte anglaise. Elle en fera le théâtre de son roman et lui donnera un nom qu'elle veut agréable à son oreille. Ce sera Manderley. Elle en fait une description telle que l'on ressent la nostalgie qui l'assaille à cette pensée. Depuis la poussiéreuse Alexandrie qu'elle déteste ce décor idéalisé sera la bouffée de fraîcheur à laquelle elle aspire. Ce sera aussi celui du drame qui prend forme dans son esprit fécond et qu'elle trouve elle-même quelque peu lugubre. Ce côté sombre de ses romans est d'ailleurs un peu une marque de fabrique chez Daphné du Maurier. Elle s'en inquiétera auprès de son éditeur qui la confortera.

Car le succès est au rendez-vous, immédiat et unanime. Il dépasse même les pronostics de son éditeur, et en tout cas les espoirs de l'auteur elle-même. Il ne se tarira pas au fil des années faisant de ce roman un record d'édition. Ma lecture de cette année me fait rejoindre le concert de louanges que lui vaut son succès durable. C'est un fabuleux roman qui émane d'un talent confirmé depuis, un roman qui pour ce qui me concerne répond à tout ce que j'attends d'une fiction.

Un roman qui commence par son épilogue, c'est original. Sans toutefois rien dévoiler de son intrigue, si ce n'est la survivance de son héroïne, la narratrice. Qui n'est pas Rebecca. Celle qui a donné son nom à l'ouvrage, et dont la présence y est si accablante, est morte dans un naufrage depuis un an lorsque débute le roman. Morte, mais encore tellement vivante dans l'esprit de celles et ceux qui lui survivent. Et pour forcer le trait, Daphné du Maurier n'a même pas nommée la seconde madame de Winter, la narratrice, autrement que par son statut d'épouse. Une manière de mieux souligner son insignifiance au regard de celle qui restait dans les esprits la première et la seule madame de Winter, la souveraine de Manderley, Rebecca.

Avec un style simple et direct, sans placer son lecteur sous le couperet d'un secret à dévoiler en dénouement, Daphné du Maurier l'entretient dans une attente de quelque chose. L'attente du soulagement d'un poids qui oppresse la jeune femme, nouvelle épousée venue s'installer à Manderley, à son grand déboire tant elle est faible de caractère et indigente d'éducation pour oser rivaliser avec celle dont le souvenir prestigieux hante encore le lieu. Elle est faible, mais sincère dans ses sentiments et plus persévérante qu'on oserait l'augurer.

Roman psychologique très fort à la construction subtile et savante dans lequel on retrouve aisément les traits de caractère que Tatiana de Rosnay, dans Manderley for ever, la biographie qu'elle a dédiée à Daphné du Maurier, a soulignés de son auteure fétiche. Un certain mal-être en société, le goût de la solitude, une femme qui se ronge ses ongles dans ses moments de doute, mais aussi une femme affectée d'un amour authentique et opiniâtre, voué à un homme mûr, ténébreux, parfois lointain.

Rebecca est à mes yeux une forme d'archétype de fiction maîtrisée par son habile dosage en suspense et rebondissements, servie par une écriture fluide et efficace à laquelle la nouvelle traduction d'Anouk Neuhoff que j'ai eu sous les yeux n'est certainement pas étrangère. Une belle littérature hautement recommandable.


samedi 30 mai 2020

Circé ~~~~~~Madeline Miller




 
La mythologie grecque ne compte dans ses rangs que deux sorcières, Circé et Médée. Si elles possèdent des pouvoirs magiques quelque peu redoutables, leur apparence n'a toutefois rien d'effrayant. Elles sont jeunes et ravissantes. Madeline Miller a jeté son dévolu sur la première des deux pour nous faire partager sa vie. Une partie infinitésimale de celle-ci dois-je préciser car en sa qualité de déesse sa vie ne saurait connaître de fin. Et à l'heure où j'écris ces mots peut être Circé me regarde-t-elle de je ne sais quelle hauteur, peut-être est-elle penchée sur mon clavier à s'intéresser à ce que je pourrais dévoiler de ses péripéties affectives. Aussi dois-je prendre garde de ne pas la vexer.


Ce bout de chemin que Madeline Miller nous propose en sa compagnie nous projette dans un monde où le fantastique et le réel sont intimement liés. Un monde que nous relate les premiers poètes grecs, lesquels envisageaient des dieux à leur image, non seulement d'apparence mais aussi de comportement. Une façon de les apprivoiser, de se rassurer surtout, en leur prêtant des défauts et qualités bien connus d'eux et fidèlement transmis à nous autres leurs descendants. Car il faut préciser que de tous temps, aussi puissants et omniscients qu'ils pussent être, les dieux n'en étaient pas moins dangereux dans leurs colères et donc craints des mortels, dont le modeste représentant que je suis.

Circé a été bannie et condamnée à l'exil sur l'île de AEaea, où elle réside peut-être encore. Telle fut la sentence de son père Hélios, dieu du soleil, lequel avait tenu conseil avec Zeus, après que celle-ci eût fait absorber à la nymphe Scylla, sa rivale de cœur, un philtre qui la transforma en monstre hideux à six têtes et tentacules. Je prendrai donc garde à ce que j'absorberai après avoir publié cette chronique.

Expatriée en face de Charybde elle fit du détroit (de Messine) l'écueil redouté de tous les marins et accessoirement l'origine du dicton dont on use encore de nos jours : tomber de Charybde en Scylla. Éviter un péril pour succomber à un autre. Circé n'en était d'ailleurs pas à son coup d'essai pour provoquer la colère de ses illustres parents. N'avait-elle pas auparavant tenté d'adoucir le sort de Prométhée, lui-même condamné au supplice par Zeus pour avoir donné le feu aux hommes. Je lui dois donc de pouvoir faire quelques grillades sur mon barbecue, mais là encore point trop n'en faut, au risque d'attirer les foudres de Zeus.

Une affaire de cœur est donc à l'origine du triste sort de Circé dont Madeline Miller a décidé de nous entretenir, à mon grand plaisir de lecteur aux jours comptés. Car figurez-vous que les dieux et déesses de la mythologie grecque éprouvent des sentiments et convolent entre eux sans préoccupation d'inceste et consanguinité mais pas seulement, ils ou elles convoitent aussi les faveurs des mortels, sans préoccupation de chronologie cette fois, car leur temps n'est pas le nôtre forcément. Avec donc la certitude de voir leurs amours se dissoudre dans l'éternité divine, petite fenêtre de concupiscence contre un espoir fou pour l'élu(e) d'accéder à l'immortalité. Circé convoitait le cœur du modeste pêcheur Glaucos, en fit un immortel.

A ce propos Circé si tu me regardes…
Non, bon, c'était juste une suggestion comme ça !

Mais pour en revenir à Glaucos, devenu immortel mais ingrat, ce dernier se laissa tenter par les charmes de Scylla. Pour le plus grand déboire des deux rivales et de nombre de ceux qui, en victimes expiatoires, croisèrent la route de chacune d'elles. C'est ce qu'on appelle des dommages collatéraux.

L'exil de Circé sur son île sera toutefois adouci par quelques visiteurs. Au rang desquels Hermès, avec qui elle réchauffera sa couche, mais certes pas de son cœur. Car le messager des dieux, que certains présentent comme ancêtre d'Ulysse, avait une attitude quelque peu ambiguë, voire déloyale vis-à-vis de l'exilée. Jason y fera escale aussi, de retour de sa quête de la toison d'or. Mais c'est surtout le héros de l'Odyssée dans son périple de retour vers sa chère Pénélope qui s'autorisera quelques mois de repos auprès de Circé et conditionnera par là même une part de son avenir, dont on apprécie mal la durée tant il est confus de s'imaginer ce que peut être l'avenir d'un immortel.

On a compris qu'Ulysse ne sera pas aussi fidèle que sa tendre et chère dont on connaît le stratagème pour repousser les prétendants convaincus de la disparition du héros de la guerre de Troie. Il faut bien dire qu'ayant provoqué le courroux de Poséidon, il était encore loin du terme de son errance sur les mers. Il quittera cependant Circé sans savoir que le fruit de leurs amours sera un fils, Télégonos. Madeline Miller n'évoque que celui-là dans son ouvrage quand d'autres références mentionnent une filiation plus prolifique avec le roi d'Ithaque. Mais les sources de la mythologie étant ce qu'elles sont, les interprétations peuvent être diverses et contradictoires et donc aussi fantaisistes que plausibles.

"L'un de nous doit avoir du chagrin. Je n'allais pas accepter que ce soit lui". Voilà des propos empreints d'un amour tout maternel mis dans la bouche de Circé à l'égard de ce fils bâtard d'Ulysse lorsque la puissante Athéna, également aussi belle que redoutable, réclama son tribut en compensation de la mort de son protégé, Ulysse. Cet épisode nous fait toucher du doigt l'humanité avec laquelle Madeline Miller s'est intéressée au sort de Circé. Il nous ouvre sur la somptueuse dramaturgie en forme de réhabilitation d'une sorcière, car si l'on en croit cette auteure, Circé n'avait de démoniaque que ses pouvoirs surnaturels et non les intentions malfaisantes que notre culture moderne serait tentée de lui attribuer. Ses écarts n'étaient que la conséquence d'un cœur en proie aux déboires d'une sensibilité toute féminine.

C'est ainsi qu'en recevant en son île Pénélope devenue veuve et son fils Télémaque, l'auteure nous offre une belle passe d'arme chargée d'émotions entre ces deux femmes, toutes deux mères d'un fils d'Ulysse. L'ouvrage déjà riche en péripéties que l'on imagine dans la fantasmagorie mythologique connaît un sursaut digne d'une tragédie classique dans lequel le devoir s'oppose à l'amour, filial celui-là. le sacrifice d'une mère, fût-elle déesse, pour un fils mortel. Une éternité de chagrin donc pour un fils qui sur terre ne fait que passer. Voilà bien la preuve que l'amour ne connaît d'échéance que la mort de celui qui l'éprouve. Et lorsque celui-là est immortel, l'amour l'est autant.

Magnifique ouvrage de Madeline Miller qui offre aux fervents des mythes et légendes une page d'émotions affranchie des contraintes du temps.


lundi 6 avril 2020

La fête au bouc ~~~~ Mario Vargas Llosa

 



A lire un roman historique traitant d'une dictature, il faut s'attendre à y trouver son lot d'atrocités. La fête au bouc ne dément pas le pressentiment. C'est une caractéristique de ce mode de gouvernement. Il en est une autre également que celle du culte de la personnalité. La capitale dominicaine portera le nom de son homme fort pendant les décennies de sa mainmise sur le pays : Ciudad Trurillo. À la République dominicaine ne siéra jamais aussi peu ce statut que sous la férule du tyran.

Cet ouvrage paru en 2000 est un parmi les écrits qui valurent à Mario Vargas Llosa la consécration du Nobel de littérature dix ans plus tard. Avec pareille oeuvre on a toujours la crainte de ne pas être à la hauteur de ce qu'on lit. Pourtant dans le cas présent l'exercice dément l'inquiétude. A croire que le fait de savoir se mettre au niveau de tous ceux qui porteront les yeux sur ses lignes est un critère qui a compté pour attribuer le satisfecit suprême à l'auteur populaire, devenu pour le coup prestigieux. Je me fais le devoir quant à moi de confirmer le plaisir de lecture que m'a procuré cet ouvrage avec un autre de sa main. J'attends avec impatience le conseil avisé des adeptes de Babelio pour orienter mon choix vers le prochain livre de cet auteur sur lequel il ne faut pas faire l'impasse.

Tout dans cet ouvrage est à mes yeux de la plus belle facture. Une construction savante tout d'abord, propre a entretenir l'attention au gré des péripéties et rebondissements. le lecteur averti sur cette époque difficile de la République dominicaine, communément labellisée Ère Trujillo, saura d'emblée que celui qui s'auto gratifiait du statut de Bienfaiteur du pays a été abattu en mai 1961. Tout est affaire de contexte et d'opportunité, les exécuteurs furent d'abord qualifiés de terroristes, de justiciers par la suite.

Belle facture aussi que celle d'une écriture accessible, sans fioriture, terriblement efficace, au vocabulaire parfois cru, quand il s'imposait pour traduire le mépris qu'avaient les tenants du pouvoir envers leurs détracteurs aussi bien qu'envers celles dont ils volaient l'innocence, parfois la puberté à peine venue.

Belle facture enfin que l'intrigue principale incorporée aux péripéties cauchemardesques d'un régime perverti. Quelle raison ramène cette avocate, newyorkaise d'adoption, en son pays natal après tant d'années de silence ? Sa motivation sera distillée dans l'enchevêtrement des pages sombres d'un quotidien fait de servilité, de peur, d'appropriation et tant d'autres travers propres à ce genre de gouvernement, lequel se flatte d'oeuvrer pour le bien du peuple et de la nation, confondant servir et sévir.

Dans pareil contexte, l'ouvrage de Mario Vargas Llosa comporte les inévitables et insoutenables séances de tortures et assassinats auxquelles furent soumis certains opposants au régime. Les omettre eut été volonté d'occulter la réalité. Un dictateur cherchant toujours quelque part une forme de légitimité du statut qu'il s'est octroyé par la force, Trujillo n'a pas échappé à la règle. Lui qui se vantait de ne rien lire, se goinfrait des flatteries des marionnettes qu'il plaçait aux postes clés du pouvoir jusqu'à s'entendre dire par le président fantoche qu'il manipulait comme les autres qu'il était "pour ce pays l'instrument de l'Être suprême."

La fête au bouc est un ouvrage remarquable. Équilibré, sans longueur superflue, fondé sur un subtil dosage des sentiments n'aspirant ni au voyeurisme ni à la commisération. Il entretient son lecteur dans un crescendo de l'attention que seule la dernière phrase libère, pour verser celui-ci dans le contentement d'avoir lu un excellent ouvrage. Convaincu que la fiction est encore en dessous de la réalité.


mardi 10 décembre 2019

Je me souviens de tous vos rêves ~~~~ René Frégni

 



"Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir demeurer en repos dans une chambre" nous disait Pascal. Avec ses mots à lui, René Frégni n'a de cesse de nous le resservir.

Cet utopiste avait imaginé que l'on pût se complaire dans la compagnie des livres sans se préoccuper du lendemain

De cette incapacité à vivre de contemplation naissent trop de carences qui nous livrent à un monde de confrontation. Y compris quand elle se manifeste par la voix de banquiers, lesquels viennent rappeler à la réalité économique le libraire de Banon. Cet utopiste avait imaginé que l'on pût se complaire dans la compagnie des livres sans se préoccuper du lendemain. Rattrapé par ses dettes, il apprit à ses dépens qu'on ne peut vivre seulement de rêves sous la tonnelle de son jardin. Comme l'avait sans doute appris elle aussi cette jeune voisine que Frégni observe de chez lui et qui confine sa solitude dans la fumée de sa cigarette.

Lui, René Frégni, s'est rescapé du naufrage en couchant sur le papier ses rancoeurs contre un monde de violence. Il a ainsi fait de sa mélancolie un bonheur. Il a appris à dire aux autres le bien-être qu'il y a à se libérer des contraintes que nous impose notre nature. Lui refusant ce vers quoi elle nous pousse avec entêtement : la convoitise.

Favoriser l'évasion qu'autorisent les mots avec l'imagination pour seule clé de la liberté

Tout lui est prétexte à prendre carnet et crayon. A jouir de voir les mots s'égayer sur les pages comme les oiseaux s'élancer vers le ciel lorsque s'ouvre la cage. C'est pour cela qu'il anime des ateliers d'écriture. Favoriser l'évasion qu'autorisent les mots avec l'imagination pour seule clé de la liberté, à défaut de voir s'ouvrir les lourdes portes de la prison. Puisqu'il faut bien rendre des comptes à la société quand on a meurtri ses membres.

Peut-être n'a-t-il pas encore tout dit, peut-être n'ai-je encore pas encore suffisamment lu René Frégni pour savoir ce qui a bien pu le mettre en butte à toutes les institutions, à commencer par l'école. Le coeur tendre qu'il est y a sans doute fait son apprentissage de la violence pour en avoir une telle répulsion. Au point de s'enivrer désormais de la paix des gens simples et tranquilles, de la nature, dans les endroits où l'homme n'a laissé qu'une empreinte que la première pluie effacera.

Pourquoi tout le monde ne satisfait-il pas de s'enivrer de l'air des collines et remplir ses yeux des couleurs de l'automne ?