Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire
Affichage des articles dont le libellé est américaine. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est américaine. Afficher tous les articles

mardi 12 janvier 2021

Le tatoueur d'Auschwitz ~~~~ Heather Morris




"Si l'écho de leur voix faiblit, nous périrons."
Associons-nous à cette sentence de Paul Eluard et félicitons-nous qu'il y ait encore au 21ème siècle des auteurs qui écrivent sur la déportation. Des auteurs qui captent les derniers témoignages avant que ne s'éteigne leur voix.

Félicitons Heather Morris d'avoir convaincu Lale Sokolov de sortir du silence qui l'avait écrasé durant plusieurs décennies pour publier le tatoueur d'Auschwitz. Pour que l'écho de la voix de ceux qui ont été broyés par la barbarie nazie résonne encore en nos esprits, et raisonne celui qui négligerait la menace. Car la menace existe encore. Elle existera aussi longtemps que l'être capable d'amour le sera autant que de haine.

Une chose est sûre, de tous les ouvrages qui relatent le cauchemar d'Auschwitz, fort peu à ma connaissance font émerger une histoire d'amour de cet océan de violence et de mort. S'agissant de cette page de honte de l'histoire de l'humanité, on ose à peine se réjouir de lire l'histoire de Lale et Gita. Ils se sont connus, aimés à Auschwitz et s'en sont sortis. Mais puisque cette histoire est vraie, on la recevra comme le signe du sort qui sur le cloaque fait prospérer une fleur.

Avec pareil ouvrage, lorsqu'il ne s'inscrit pas dans le genre de la fiction mais du témoignage, on est tenté de lui accorder le plus haut degré de satisfecit littéraire. C'eut été le cas pour ce qui me concerne vis-à-vis de celui-ci si mon élan n'avait pas été quelque peu retenu par le style. Je l'ai trouvé détaché du drame, un peu trop journalistique, amoindri par rapport à la portée dramatique des écrits d'un Primo Levi ou d'un George Semprun. Est-ce parce que de l'abjecte il fait émerger le sublime ? Mais c'est à n'en pas douté dû au fait que le témoignage s'exprime par propos rapportés, par une auteure dont je salue toutefois encore avec conviction et l'initiative et la performance. Celles d'avoir su donné corps à un témoignage nécessaire, comme ils le sont tous sur ce thème des camps de la mort, d'une histoire singulière et finalement belle. L'histoire d'un déporté qui avait la tâche de tatouer les détenus à leur arrivée au camp et qui grâce à sa fonction, son courage est parvenu à en aider beaucoup d'autres au leitmotiv de "qui sauve une vie sauve le monde entier". Mais surtout l'histoire d'un déporté qui a trouvé l'amour à Auschwitz.

Et ce n'est pas déflorer l'épilogue de dire que le mutisme de l'horreur a été entretenu tant que les amoureux d'Auschwitz s'encourageaient mutuellement au silence. Quand l'une est partie avant l'autre, le temps était venu de dire la force de l'amour face à la haine.


samedi 26 décembre 2020

Le chant d'Achille~~~~~~Madeline Miller

 


Brad Pitt savait-il, en acceptant le rôle, qu'Achille était allé jusqu'à s'exiler sur l'île de Scyros et se travestir en fille dans un groupe de danseuses pour échapper à la guerre. Voilà qui aurait pu quelque peu ternir l'image du héros guerrier et ôter des scrupules à l'acteur vedette, lequel se reprochait d'avoir accepté un rôle trop racoleur.

Il est un euphémisme de dire que l'adaptation de la guerre de Troie par Wolfgang Petersen est très libre. Dans son film, entre autres écart avec l'Iliade, la guerre de Troie est l'affaire de deux semaines et passe sous silence les atermoiements du héros de Troie plus enclin à jouir de ses amours que de gloire militaire. Si l'on en croit en tout cas la version que nous livre Madeline Miller dans le chant d'Achille.

Dans la controverse qui s'est faite jour au fil des siècles à propos de l'amitié qui unissait Achille et Patrocle, Madeline Miller a faite sienne la version de l'éminent historien Bernard Sergent, président de la Société de Mythologie française, abondant à une relation homosexuelle. Et pour couper court à l'autre aspect de la controverse quant au statut de l'un par rapport à l'autre, Eraste (le plus âgé, pour ne pas dire vieux) Eromène (le plus jeune), Bernard Sergent a trouvé dans ses recherches approfondies suffisamment d'éléments pour faire de leur idylle une passion entre jeunes amoureux de même âge. L'homosexualité jouissant en cette époque aux dires des spécialistes de la plus grande tolérance. Époque donc bénie des dieux à leur égard et à leur regard. Sauf que ce dernier était assombri, ou éclairé selon l'intention qui préside, par une autre valeur de l'époque, aujourd'hui disparue : l'honneur. Valeur qui, lorsqu'elle est bafouée, aux délices de l'amour commande de lui préférer la guerre .

C'est comme ça que la légende se fait histoire

Histoire d'amour entre deux jeunes garçons donc, mais contrariée par l'honneur souverain – ils ont dix-sept ans lorsqu'Agamemnon les entraîne dans cette folle épopée pour reprendre Hélène aux Troyens – que nous suggère la version de Madeline Miller dans ce bel ouvrage. Version que l'on prend au sérieux. Elle a mis dix ans pour écrire ce roman qu'on qualifiera d'historique puisque fondé sur des textes dont les premiers nous viennent de l'antiquité grecque. Sachant qu'ils étaient déjà loin d'être contemporains des faits générateurs de la légende qu'ils colportaient. C'est comme ça que la légende se fait histoire pour qui n'y prend garde, se nourrissant à l'envi d'imaginaire épique, celui-là même qui de bouche à oreille au fil du temps sculpte un héros de marbre dans un bloc de calcaire à peine dégrossi. Après tout "La vérité, c'est ce que croient les hommes", déclare Ulysse à ses deux jeunes qui voudraient dissimuler leurs sentiments réciproques. Mais on n'est pas prince ou demi-dieu pour vivre dans le mépris de ce que commande l'honneur, sauf à sombrer dans l'opprobre et perdre son statut.

Il est celui dont les sentiments sont à la fois les plus humbles et les plus purs

Patrocle est le narrateur de cette épopée. On ne s'étonnera pas, connaissant le sort qui lui est réservé sous les murs de Troie, de le savoir à la fin de l'ouvrage s'adresser à nous n'étant plus alors "constitué que d'air et de pensées." Plus que tout autre il est celui qui endure et subit cette guerre pour rester fidèle et loyal envers son amant devenu son maître. Ne dit-il pas de lui-même être considéré par les autres "seulement comme l'animal de compagnie d'Achille". Il est celui dont les sentiments sont à la fois les plus humbles et les plus purs. Lorsque figé dans sa fierté offensée Achille refusera de combattre aux côtés d'Agamemnon, Patrocle se substituera à celui-ci pour sauver sa réputation. Se sachant haï par Thétis, la déesse mère d'Achille, il ne peut espérer aucun secours des dieux. Sa fidélité à la grandeur de son amant le perdra. Mais "aucune loi n'oblige les dieux à être justes".

A prendre le parti de l'amour sincère entre deux jeunes hommes, Madeline Mille n'en trahit pas pour autant ce qui est communément admis du sort de Troie et de ses héros des deux camps. On n'en dira pas autant du film de Wolfgang Petersen. Autant que puissent être l'univers des dieux et les fantasmagories de la légende, l'amour reste une valeur qui ne varie ni avec le temps ni avec la qualité de ceux qu'il favorise. Mais depuis que le monde est monde une valeur autant malmenée par l'homme toujours prompt à lui mettre des bâtons dans les roues.

Madeline Miller m'avait conquis avec Circé. le chant d'Achille confirme mon engouement. A quand un troisième ouvrage de cette auteure inspirée pour combler mon avidité à fréquenter dieux et demi-dieux. Ils me dissipent de notre réalité trop nourrie d'humaine nature dont on sait combien elle est avide de la chose matérielle. Et sous l'emprise d'un dieu avare de manifestations mais n'en revendiquant pas moins quand même monopole et majuscule.


jeudi 10 décembre 2020

Une éducation ~~~~ Tara Westover

 


Tara grandit dans le huis clos d'un micro monde réduit à la cellule familiale, sous la férule d'un père tyrannique en parole, inféodé qu'il est à une foi religieuse souveraine laquelle lui fait voir le reste du monde sous un jour satanique. Il est obsédé à la perspective de voir venir le "Temps de l'Abomination", une forme de châtiment régénérateur, jusqu'à développer des signes d'impatience. Il y prépare sa famille, faisant des stocks de vivres, eau, carburant et puisque nous sommes aux États-Unis, d'armes et de munitions. Cette expiation-là, il ne la conçoit que pour les autres. Un grand nettoyage de la planète corrompue qui ramènerait les enfants de Dieu à de meilleurs sentiments à l'égard de leur Créateur. Ses enfants à lui, au nombre de sept, sont instruits bon an mal an à l'école domestique, ne voient jamais le médecin et pour certains n'ont même pas été déclarés à la naissance. C'est le cas de Tara, une des deux filles de la fratrie. Lorsqu'à l'adolescence venue Tara comprend qu'il existe un autre monde, une autre réalité, il lui faut des trésors de courage pour affronter ses parents, leur faire admettre qu'elle a compris l'anormalité de sa condition et déclarer son intention d'accéder à cette autre réalité.

Ce qui frappe dans cet ouvrage, c'est la solitude de Tara. Elle est seule pour affronter ses parents et ce frère manipulateur qui la brutalise; seule pour se jeter dans le grand bain de l'inconnu, débarquant à l'université dans sa tenue de garçon de ferme quand les autres s'ingénient en coquetterie à suivre les modes. Personne ne l'attend dans cet autre monde où comme elle le dit elle-même "on a plus de chance de s'en sortir que si l'on ne compte que sur soi-même." Dans le micro monde familial elle voyait la vie au travers des yeux de son père; dans l'autre réalité elle doit tout découvrir par elle-même, repartir à zéro. C'est une renaissance, ou plutôt une autre naissance, avec seize ans de handicap. le handicap d'avoir eu une éducation rétrograde qui ne la préparait nullement à la vraie vie. A seize ans elle doit se concevoir une nouvelle conformation mentale, sous le regard incrédule de ceux qui ne sont pas encore ses nouveaux camarades, tant il faut qu'elle se défasse de la méfiance de tout et de tous incrustée dans son esprit par l'apprentissage indigent de son enfance.

Une éducation. Cet ouvrage ne pouvait avoir d'autre intitulé. Selon le dictionnaire, ce simple mot recouvre "l'art de former une personne, spécialement un enfant ou un adolescent, en développant ses qualités physiques, intellectuelles et morales, de façon à lui permettre d'affronter sa vie personnelle et sociale avec une personnalité suffisamment épanouie." Dans éducation il y a du savoir, mais pas seulement. Il a surtout du savoir être, du savoir faire. du savoir exister en société. Changeant de communauté en accédant au macro monde, Tara doit tout recommencer. Quelle force, quel courage pour parvenir, une fois le doctorat en histoire obtenu, à écrire un ouvrage qu'elle défend de voir comme un mémoire contre le mormonisme.

Car Tara conserve sa loyauté à l'égard de ceux qui l'on conduit dans cette impasse d'une vie fermée à la réalité du monde. Tout au long de son périple universitaire elle est restée fidèle à cette famille cloîtrée dans une dévotion aveugle au Tout puissant dont le seul interprète était son père. Elle se culpabilise même de ne pouvoir le convaincre du bien fondé de sa démarche ne reniant aucunement la foi religieuse. C'est son père qui coupe les ponts lorsqu'elle refuse sa bénédiction, qui n'était autre à ses yeux qu'une promesse de renoncement à la vie selon lui gouvernée par Satan. Elle conserve en son esprit cette idée de la dualité des réalités. Celle du micro monde familial auquel ses gènes la raccrochent, la retiennent, celle du macro monde extra familial que son père qualifie ironiquement de monde des Illuminati, manière de condamner leur dos tourné à la lumière divine. Un macro monde si vaste, pas seulement par ses dimensions mais aussi par son histoire, ses connaissances libérées de la soumission aveugle à ce qui ne reste qu'une croyance. Parmi d'autres.

On suffoque à la lecture de cet ouvrage à suivre Tara dans son parcours d'émancipation, à la voir se débattre pour concilier les deux mondes. Gravir les échelons dans les universités les plus prestigieuses du monde, dont Cambridge. Deux réalités pour lesquelles elle a dû, pour exister, se constituer deux personnalités qui s'opposent lorsqu'elle se confronte au miroir. Deux personnalités que son combat voudrait agglomérer en une seule et rendre compatibles afin de ne plus avoir, en revenant vers les siens, à franchir une frontière : la frontière de l'obscurantisme.

Tara est jeune. On comprend bien que cet ouvrage est une formidable échappatoire à son isolement. Sa véritable intronisation au nouveau monde. Son écriture a été rendue possible lorsque Tara a pu reconstituer cet édifice d'éducation qui lui a permis d'être audible et crédible à ce monde, à cette nouvelle réalité à laquelle nous appartenons nous autres lecteurs de pays laïcs, libérés que nous sommes, mais de façon fragile et précaire si l'on n'y prend garde, de l'obscurantisme par des siècles d'apprentissage humaniste.

Cet ouvrage n'a pas d'épilogue. A trente-quatre ans, en marge d'une famille encore de ce monde sous le diktat d'un père manipulateur, une mère aimante mais soumise et certainement un peu lâche, des frères et soeurs sous la dépendance, sauf peut-être Tyler à qui elle dédit cet ouvrage, Tara n'a pas terminé son combat ni désespéré de concilier ces univers et faire que les deux pans de son éducation se fondent en un seul. Pour vivre apaisée. Enfin.

Quand on voit cette jeune auteure intervenir dans les nombreuses interviews auxquels elle s'est livrée depuis la parution de son ouvrage aux Etats-Unis, y compris avec Bill Gates, quand on sait que son ouvrage a été plébiscité par Barack Obama, on a peine à imaginer que la "salle de classe de cette jeune fille n'était qu'un monceau de ferraille. Ses manuels des matériaux de récupération." Quand on l'entend chanter en chaire de la Northeastern University devant un parterre d'étudiants qui saluent son formidable parcours d'émancipation on est pris aux tripes par la limpidité de cette voix, qui fait comprendre qu'elle n'a pas rompu avec les anges, et par la gravité avec laquelle elle entonne son chant a capella qui ne fait que confirmer si besoin était encore de la sincérité de ses intentions. le timbre de cette voix fait rejaillir le même flot d'émotions qui nous envahit à la lecture de son ouvrage et qui pour ce qui me concerne à fait craqueler la carapace de rustre avec laquelle je protège maladroitement mon émotivité.

Une éducation est un ouvrage qui ne condamne pas. Il témoigne. Il déplore. Et peut-être espère-t-il encore. Une chose est sûre désormais, elle ne laissera personne écrire son histoire à sa place.

Je suis contraint en ce mois de décembre d'une année - qui pourrait donner des arguments au père de Tara en terme de punition divine appliquée à la fièvre consumériste de notre macro monde - de modifier mon profil Babelio. Cet ouvrage de Tara Westover bouscule le top 6 des ouvrages que j'ai lus cette année pour y figurer en bonne place : la première. Il y avait pourtant du lourd comme on dit ordinairement dans mes lectures de cette année, avec par exemple Rebecca de Daphné du Maurier. Mais j'ai donné la prime à la non fiction. L'autobiographique. le vécu. Quand il atteint cette force de saisissement.

Ce qui pose certes la question en terme d'avenir quant à l'écriture de Tara Westover de savoir si elle pourra avoir un prolongement, être le début d'une carrière littéraire. Car cet ouvrage, s'il vous prend aux tripes, est-ce seulement parce que l'on sait qu'il témoigne d'une éducation qui marginalise, qui ferme l'esprit ? En première réponse on peut dire que l'écriture quant à elle plaide à elle seule pour un prolongement. Ses mots disent le ressenti et transmettent l'émotion comme un diamant brut, sans perdre l'éclat de leur sens premier.


mercredi 16 septembre 2020

La méthode Schopenhauer ~~~~ Irvin D. Yalom


Selon les propos de Tacite mis dans la bouche de Schopenhauer dans cet ouvrage, "la soif de la gloire est la dernière des choses à laquelle l'homme sage doit s'intéresser". Et pourtant ne passons-nous pas notre vie dans la quête de la reconnaissance de nos pairs ?

C'est l'évidence qui saute aux yeux de Julius Hertzfeld lorsqu'il apprend qu'une maladie incurable le condamne à brève échéance. L'urgence l'assaille alors de trouver sens à sa vie avant de la quitter. Il est un psychiatre reconnu. Il se met en demeure de fouiller dans le registre de ses patients en quête de ceux qu'il aura guéris de leur mal être et auront retrouvé ainsi goût à la vie. Mais contre toute attente son attention se porte sur le nom d'un homme, Philip, lequel souffrait d'une obsession sexuelle irraisonnée et méprisante de ses partenaires, dont le cas aura été l'échec de sa carrière.

Philip en voie de devenir lui-même psychothérapeute cherche un tuteur pour sa thèse. Un marché se conclut entre eux : Julius accepte de devenir son tuteur à la condition que Philip intègre un groupe de patients en thérapie collective. Féru de philosophie, de Schopenhauer en particulier dont les préceptes lui ont permis de trouver apaisement à son addiction au sexe, c'est à contre coeur que Philip intègre le groupe. Il voue en effet à ses congénères la même misanthropie que celle qui animait son maître à penser en son temps. Cette indisposition sera augmentée lorsqu'il découvrira parmi les personnes constituant le groupe une de ses partenaires d'un soir. Elle cultive logiquement à son endroit une rancoeur féroce.

Gagné à l'obsession de faire de sa vie un bénéfice pour les autres et non de laisser le souvenir de sa personne, Julius déploie son ardeur à guérir Philip de l'affliction qu'il identifie comme l'origine de tous les maux sur terre : l'indifférence voire le mépris de l'autre. Lequel s'était exprimé chez lui par des conquêtes sexuelles innombrables et sans lendemain.

Voilà donc le quatrième ouvrage que je lis de la main d'Irvin Yalom. Après NietzscheSpinoza, Épicure, je le retrouve aux prises avec les thèses de Schopenhauer. le psychothérapeute qui se ressource chez les philosophes se frotte dans cet ouvrage au plus atrabilaire d'entre eux à l'égard de ses congénères. Son intention étant de contrer la propension des uns à fuir leurs semblables, dont Schopenhauer s'était fait un porte drapeau, et à faire naître la conviction que la communauté humaine ne peut être que réconfort de tout un chacun lorsqu'il est confronté à l'angoisse de la mort. Julius s'en est convaincu lui-même en forme de résilience après avoir accusé le coup de l'annonce de sa fin prochaine.

La caractéristique de la vie est son impermanence. La mort est inéluctable. Aussi Irvin Yalom, à l'unisson des grands philosophes humanistes, veut nous convaincre que la meilleure façon de l'aborder est de donner sens à sa vie, en se tournant vers les autres et non se focalisant sur sa propre personne. de pouvoir se dire à l'échéance ultime que l'on revivrait volontiers la même vie, si tant est qu'elle fut dépourvue de l'âpreté au gain, de la satisfaction de ses moindres désirs, y compris sexuels, lesquels ne sont que voleurs de conscience.

Irvin Yalom intègre son lecteur dans le huis clos de cette thérapie de groupe. Il développe les cheminements de pensée, étudie l'interaction des caractères et les processus d'évolution des mentalités vers le but que s'est fixé son héros et porte parole. Ce dernier se montrant le moins invasif possible dans les échanges, son rôle se limitant à relancer une discussion qui s'essouffle ou au contraire à calmer les ardeurs qui s'enflamment.

Comme à l'accoutumer dans les ouvrages d'Irvin Yalom, la thérapie portant essentiellement sur la libération de la parole, il fait le plus grand usage du dialogue dans ceux-ci. Cette méthode a le mérite de donner vie à l'écrit et de rendre la lecture très fluide. L'intrusion de la philosophie dans la psychanalyse est passionnante. Elle veut nous convaincre que l'homme doit s'assumer lui-même y compris et surtout en envisageant sa propre mort. Ne pas avoir recours aux expédients d'une quelconque religion, reposant donc sur la croyance, qui n'est à ses yeux, lui promettant une vie après la mort, que duperie et refus d'assumer sa finitude.


mardi 23 juin 2020

Le jardin d'Epicure ~~~~ Irvin D. Yalom

 



"Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face". C'est avec cette maxime De La Rochefoucauld qu'Irvin Yalom termine son ouvrage. Et s'il nous confirme la précaution de ne pas nous brûler les yeux en fixant l'astre de vie, il nous invite pour ce qui est de la mort à ne pas nous voiler la face. En adoptant par exemple les préceptes d'Épicure pour calmer nos angoisses éventuelles et apprivoiser l'idée de la mort, puisqu'il ne saurait être question de la dompter.

Épicure dont les jouisseurs auront travesti la philosophie à leur avantage, ne retenant du bien vivre sa vie que le simulacre réducteur de faire bonne chair. Que ce soit sous la dent ou sous la couette, oubliant sans vergogne les élans d'humanité qui prévalaient dans l'esprit du philosophe, privilégiant une généreuse cohésion entre congénères affublés du même poids sur la conscience qu'est l'impermanence de la vie. Démarche en quête d'ataraxie, la tranquillité de l'âme. Être acteur de l'ici et maintenant, valoriser ainsi chaque instant de sa vie, condition nécessaire selon lui pour affronter son échéance inéluctable avec le sentiment d'avoir rempli le rôle non-dit dévolu à tout être doué de raison apparu sur terre. Car dans le mystère de la vie, on s'interroge en fait sur l'intention qui la déclenche et la reprend.

Irvin Yalom dénie le recours au dogme religieux quel qu'il soit sans toutefois en faire reproche aux convaincus. Il lui préfère ce que la raison permet de déduire de ses cogitations intimes. C'est à n'en pas douter ce qui lui vaut ses affinités avec un Spinoza ou un Nietzsche, lesquels ne voyaient en la religion que soumission naïve, dénuée d'esprit critique, inculquée par une éducation despotique.

J'ai eu à cette lecture la satisfaction de retrouver un concept dont mes pauvres réflexions secrètes avaient envisagé l'hypothèse. C'est la théorie de la symétrie. Épicure avance que l'état de non existence avant la naissance est le même que celui d'après la vie. Il n'y aurait donc pas d'angoisse à avoir d'une mort qui n'est jamais qu'une situation déjà connue – on ne sait quel terme employer quand il s'agit d'évoquer le non-être – mais qui ne nous aurait donc laissé aucun souvenir. Que pourrait être en fait souvenir du néant ?

Le jardin d'Épicure est un ouvrage de réflexions potentiellement secourables fondé sur la riche expérience d'un thérapeute de renom, construit à partir de témoignages choisis par lui pour leur valeur pédagogique et qui encouragera l'angoissé en détresse à trouver une oreille avisée. Celle d'un confrère. Un spécialiste apte à décrypter l'origine de certaines peurs ou angoisses harcelant le conscient ou l'inconscient de tout un chacun. Il y a donc quand même en filigrane dans cet ouvrage une autopromotion de la profession à laquelle Irvin Yalom a consacré sa vie, sachant pertinemment que l'angoisse de la mort est un fonds de commerce qui a de l'avenir.

Mais cantonner cet ouvrage à une finalité mercantile serait un détournement d'intention auquel je ne me livrerai pas. Il a une réelle valeur didactique puisqu'il n'est question ni de spiritualité ni de métaphysique ou encore d'ésotérisme. C'est un ouvrage qui aborde un sujet lourd auquel, aux dires de l'auteur, beaucoup de ses confrères rechignent, confrontés qu'ils sont eux-mêmes à leur propres doutes. le dernier chapitre leur est d'ailleurs dédié avec la précaution oratoire de l'expurger du jargon technique afin d'emmener jusqu'au point final le profane, lequel aura trouvé dans le reste de l'ouvrage les ressources suffisantes pour ne plus se voiler la face et dormir du sommeil du juste, en faisant que ses rêves ne deviennent pas cauchemars.


samedi 20 juin 2020

Le problème Spinoza ~~~~ Irvin D. Yalom

 


A trouver le nom de Spinoza en titre d'un ouvrage on est surpris de le voir associé à celui d'un Alfred Rosenberg, l'idéologue du parti nazi.

Rosenberg, personnage en retrait, plus introverti, moins exposé que ceux avec qui il partagea le banc des accusés au procès de Nuremberg, nourrissait en lui-même trois contrariétés souveraines. Il n'était en premier lieu pas aimé des têtes d'affiche du parti, au premier rang desquels son idole Hitler. Ce dernier ne le gratifiant de compliments que pour les diatribes racistes enflammées qu'il publiait dans le journal dont il était rédacteur en chef. En second lieu, son arbre généalogique pouvait faire ressortir, à qui aurait su fouiller les archives, une lointaine ascendance juive. Et enfin, il se confrontait au problème Spinoza.

L'obsession principale d'un idéologue tel que lui étant la légitimation de ses théories, plus ces dernières sont scabreuses, voire malsaines jusqu'à être nauséabondes, plus le recours aux références du passé lointain s'impose pour dissoudre leurs fondements dans le bourbier d'une mémoire invérifiable. C'est l'exercice auquel se livre Rosenberg dans son intention de soutenir la thèse de la nature vénéneuse de la race juive, en remontant bien au-delà du siècle qui a vu naître Spinoza, le penseur juif d'ascendance portugaise dont la famille persécutée avait trouvé refuge aux Pays Bas. Mais Spinoza pose problème dans l'argumentation historique du théoricien du fait de l'aura qu'il a auprès des penseurs allemands de souche, au premier rang desquels Goethe. Les Allemands plaçant ce dernier très haut sur l'échelle des célébrités du pays et l'évoquant volontiers quand le discours se fait nationaliste, sans doute au grand dam de sa mémoire. Sa notoriété fait référence. Spinoza avait certes été excommunié à vingt-trois ans par les autorités religieuses de sa confession, mais selon Rosenberg le poison juif n'est pas dans la religion, mais bien dans le sang de la race. Aussi, la célébrité de Spinoza auprès de l'intelligentsia allemande, de purs Aryens, est-elle un caillou dans la chaussure du théoricien névrosé et pervers qu'il est et dont le racisme imprègne chaque cellule de son corps.

En peine de comprendre les écrits du philosophe, dont a fortiori son ouvrage majeur l'Ethique, Rosenberg qui se dit lui-même philosophe, s'empresse, dès la conquête des Pays Bas par l'armée allemande en 1940, de s'approprier la bibliothèque de Spinoza. Espérant sans doute y trouver la clé du succès des pensées de ce dernier auprès des intellectuels allemands et élucider ainsi ce qui était devenu en son esprit le problème Spinoza.

Spinoza, refusant de voir son raisonnement étouffé par le dogme, avait été un problème pour ses coreligionnaires contemporains. Ils avaient été conduits à le marginaliser. Il en est resté un pour les idéologues nazis en sa qualité de juif dont ils auraient pu épouser les thèses si ce n'était le soi-disant poison que sa naissance avait introduit en ses veines.

Beaucoup des personnages des ouvrages d'Irvin Yalom deviennent fictivement ses patients. Il est un psychanalyste américain de renom et la thérapie psychanalytique reposant beaucoup sur la libération de la parole, il fait grandement usage dans ses ouvrages de la technique du dialogue. Elle a le mérite de rendre ses ouvrages très vivants, de structurer de manière très lisible au profane le cheminement de pensée dans la recherche des sources du mal. Cette approche convaincante permet d'intégrer le processus intellectuel qui a pu amener une personne à commettre le pire. Même si, s'agissant des théoriciens de l'idéologie nazie, on ne peut déceler de justification intelligible à leurs thèses. L'exploration de leur raisonnement débouche dans l'impasse de la perversité pure, laquelle a pu trouver en la personne du schizophrène mégalomane qu'était Hitler la prédisposition à l'envoutement hypnotique des masses.

Le problème Spinoza est un ouvrage absolument passionnant en ce sens qu'il confronte par chapitre alternés le bien et le mal absolus, la philosophie libérée de la tradition, de la prière, des rituels et de la superstition d'un Spinoza à la théorie irrationnelle et contrainte d'un Rosenberg. le premier plaçant la raison au dessus de tout quand le second se focalise les critères de race. L'esprit éclairé contre l'obscurantisme le plus opaque et le plus malfaisant.

Ma lecture de "Et Nietzsche a pleuré" m'avait fait découvrir et apprécier cet univers de l'évocation philosophique au travers du prisme de la psychanalyse, avec une écriture accessible dépouillée du jargon technique spécialisé, ce second ouvrage que j'ai lu de cet auteur me conforte dans cet engouement. Ouvrage très enrichissant tant sur le plan historique que sur celui des mécanismes de pensée.


samedi 30 mai 2020

Circé ~~~~~~Madeline Miller




 
La mythologie grecque ne compte dans ses rangs que deux sorcières, Circé et Médée. Si elles possèdent des pouvoirs magiques quelque peu redoutables, leur apparence n'a toutefois rien d'effrayant. Elles sont jeunes et ravissantes. Madeline Miller a jeté son dévolu sur la première des deux pour nous faire partager sa vie. Une partie infinitésimale de celle-ci dois-je préciser car en sa qualité de déesse sa vie ne saurait connaître de fin. Et à l'heure où j'écris ces mots peut être Circé me regarde-t-elle de je ne sais quelle hauteur, peut-être est-elle penchée sur mon clavier à s'intéresser à ce que je pourrais dévoiler de ses péripéties affectives. Aussi dois-je prendre garde de ne pas la vexer.


Ce bout de chemin que Madeline Miller nous propose en sa compagnie nous projette dans un monde où le fantastique et le réel sont intimement liés. Un monde que nous relate les premiers poètes grecs, lesquels envisageaient des dieux à leur image, non seulement d'apparence mais aussi de comportement. Une façon de les apprivoiser, de se rassurer surtout, en leur prêtant des défauts et qualités bien connus d'eux et fidèlement transmis à nous autres leurs descendants. Car il faut préciser que de tous temps, aussi puissants et omniscients qu'ils pussent être, les dieux n'en étaient pas moins dangereux dans leurs colères et donc craints des mortels, dont le modeste représentant que je suis.

Circé a été bannie et condamnée à l'exil sur l'île de AEaea, où elle réside peut-être encore. Telle fut la sentence de son père Hélios, dieu du soleil, lequel avait tenu conseil avec Zeus, après que celle-ci eût fait absorber à la nymphe Scylla, sa rivale de cœur, un philtre qui la transforma en monstre hideux à six têtes et tentacules. Je prendrai donc garde à ce que j'absorberai après avoir publié cette chronique.

Expatriée en face de Charybde elle fit du détroit (de Messine) l'écueil redouté de tous les marins et accessoirement l'origine du dicton dont on use encore de nos jours : tomber de Charybde en Scylla. Éviter un péril pour succomber à un autre. Circé n'en était d'ailleurs pas à son coup d'essai pour provoquer la colère de ses illustres parents. N'avait-elle pas auparavant tenté d'adoucir le sort de Prométhée, lui-même condamné au supplice par Zeus pour avoir donné le feu aux hommes. Je lui dois donc de pouvoir faire quelques grillades sur mon barbecue, mais là encore point trop n'en faut, au risque d'attirer les foudres de Zeus.

Une affaire de cœur est donc à l'origine du triste sort de Circé dont Madeline Miller a décidé de nous entretenir, à mon grand plaisir de lecteur aux jours comptés. Car figurez-vous que les dieux et déesses de la mythologie grecque éprouvent des sentiments et convolent entre eux sans préoccupation d'inceste et consanguinité mais pas seulement, ils ou elles convoitent aussi les faveurs des mortels, sans préoccupation de chronologie cette fois, car leur temps n'est pas le nôtre forcément. Avec donc la certitude de voir leurs amours se dissoudre dans l'éternité divine, petite fenêtre de concupiscence contre un espoir fou pour l'élu(e) d'accéder à l'immortalité. Circé convoitait le cœur du modeste pêcheur Glaucos, en fit un immortel.

A ce propos Circé si tu me regardes…
Non, bon, c'était juste une suggestion comme ça !

Mais pour en revenir à Glaucos, devenu immortel mais ingrat, ce dernier se laissa tenter par les charmes de Scylla. Pour le plus grand déboire des deux rivales et de nombre de ceux qui, en victimes expiatoires, croisèrent la route de chacune d'elles. C'est ce qu'on appelle des dommages collatéraux.

L'exil de Circé sur son île sera toutefois adouci par quelques visiteurs. Au rang desquels Hermès, avec qui elle réchauffera sa couche, mais certes pas de son cœur. Car le messager des dieux, que certains présentent comme ancêtre d'Ulysse, avait une attitude quelque peu ambiguë, voire déloyale vis-à-vis de l'exilée. Jason y fera escale aussi, de retour de sa quête de la toison d'or. Mais c'est surtout le héros de l'Odyssée dans son périple de retour vers sa chère Pénélope qui s'autorisera quelques mois de repos auprès de Circé et conditionnera par là même une part de son avenir, dont on apprécie mal la durée tant il est confus de s'imaginer ce que peut être l'avenir d'un immortel.

On a compris qu'Ulysse ne sera pas aussi fidèle que sa tendre et chère dont on connaît le stratagème pour repousser les prétendants convaincus de la disparition du héros de la guerre de Troie. Il faut bien dire qu'ayant provoqué le courroux de Poséidon, il était encore loin du terme de son errance sur les mers. Il quittera cependant Circé sans savoir que le fruit de leurs amours sera un fils, Télégonos. Madeline Miller n'évoque que celui-là dans son ouvrage quand d'autres références mentionnent une filiation plus prolifique avec le roi d'Ithaque. Mais les sources de la mythologie étant ce qu'elles sont, les interprétations peuvent être diverses et contradictoires et donc aussi fantaisistes que plausibles.

"L'un de nous doit avoir du chagrin. Je n'allais pas accepter que ce soit lui". Voilà des propos empreints d'un amour tout maternel mis dans la bouche de Circé à l'égard de ce fils bâtard d'Ulysse lorsque la puissante Athéna, également aussi belle que redoutable, réclama son tribut en compensation de la mort de son protégé, Ulysse. Cet épisode nous fait toucher du doigt l'humanité avec laquelle Madeline Miller s'est intéressée au sort de Circé. Il nous ouvre sur la somptueuse dramaturgie en forme de réhabilitation d'une sorcière, car si l'on en croit cette auteure, Circé n'avait de démoniaque que ses pouvoirs surnaturels et non les intentions malfaisantes que notre culture moderne serait tentée de lui attribuer. Ses écarts n'étaient que la conséquence d'un cœur en proie aux déboires d'une sensibilité toute féminine.

C'est ainsi qu'en recevant en son île Pénélope devenue veuve et son fils Télémaque, l'auteure nous offre une belle passe d'arme chargée d'émotions entre ces deux femmes, toutes deux mères d'un fils d'Ulysse. L'ouvrage déjà riche en péripéties que l'on imagine dans la fantasmagorie mythologique connaît un sursaut digne d'une tragédie classique dans lequel le devoir s'oppose à l'amour, filial celui-là. le sacrifice d'une mère, fût-elle déesse, pour un fils mortel. Une éternité de chagrin donc pour un fils qui sur terre ne fait que passer. Voilà bien la preuve que l'amour ne connaît d'échéance que la mort de celui qui l'éprouve. Et lorsque celui-là est immortel, l'amour l'est autant.

Magnifique ouvrage de Madeline Miller qui offre aux fervents des mythes et légendes une page d'émotions affranchie des contraintes du temps.


samedi 16 mai 2020

Et Nietzsche a pleuré ~~~~ Irvin D. Yalom

 


Pour qu'Irvin Yalom la provoque dans cet ouvrage, la rencontre n'était donc pas si improbable que cela. Elle aurait même été envisagée par les amis du philosophe dont le visage n'était que regard et moustache, tant le premier était insondable et cette dernière lui mangeait le visage. Confrontation envisagée mais jamais aboutie, de deux hommes certes, mais au-delà de cela, de deux démarches de réflexion : la philosophie et la psychanalyse. Si la première avait déjà fait ses armes depuis que l'écriture nous en rapporte les traits, la deuxième en était à ses balbutiements en cette fin de XIXème siècle.

Les deux personnages que le roman fait se confronter sont Josef Breuer, l'un des pionniers de la psychanalyse - Sigmund Freud alors étudiant est son ami - et Friedrich Nietzsche, qu'on ne présente plus dans son domaine. Encore que la rencontre se tienne en un temps où ce dernier n'avait pas encore acquis ses lettres de noblesse dans sa discipline, puisque la limpidité de sa pensée n'a éclaté aux yeux de ceux qui deviendront ses disciples qu'après que sa maladie eût raison de ses facultés intellectuelles.

Un prétexte a donc été trouvé par Irvin Yalom pour provoquer la rencontre. Nietzsche étant réfractaire à tout épanchement, toute confidence, reclus dans le fortin d'une solitude qu'il cultivait pour ne pas voir la pureté de sa pensée profanée par celle d'autrui. Les horribles maux de tête qui le harcelaient régulièrement furent ce prétexte. Un pacte fut conclut entre les illustres protagonistes pour escompter une guérison réciproque. Le premier de ses migraines, le second d'un mal qu'il croyait s'inventer : le désespoir.

Les séances de thérapie croisée donnent lieu à de formidables joutes verbales de haut vol qui permettent à l'un et l'autre de dispenser le fruit de leur réflexion profonde et user de leur partenaire pour affuter leur thèse. Au point que progressant dans l'ouvrage on ne discerne plus très bien qui soigne qui, d'un mal physique ou d'une angoisse. Dernière hypothèse dans laquelle le docteur Breuer fonde ses espoirs pour trouver à toute pathologie une origine psychologique.

Les deux forteresses armées de leurs certitudes et de leur théorie tentent de faire tomber le rempart adverse de l'apparence pour mettre au jour la véritable cause de leurs symptômes respectifs


D'un côté le sujet est revêche, hermétique, voire associable, campé sur l'obsession d'amener à son terme la transcription de sa pensée d'avant-garde pour les générations futures. Ses contemporains étant jugés par lui inaptes à assimiler la hauteur de celle-ci diffusée à grand renfort d'aphorismes. De l'autre, le praticien établi, d'ascendance juive mais athée, ouvert à la psychanalyse, qui croyait s'inventer un fonds de tourments pour susciter l'intérêt du philosophe. Les deux forteresses armées de leurs certitudes et de leur théorie tentent de faire tomber le rempart adverse de l'apparence pour mettre au jour la véritable cause de leurs symptômes respectifs. Peurs morbides et histoires de coeur seront tour à tour causes et conséquences des angoisses qui tenaillent les contradicteurs.

Car l'amour n'est pas absent des débats, aussi longtemps que s'en défendent les pugilistes du verbe. Mais amour destructeur ou salvateur, créateur d'angoisses ou remède à celles-ci. Convenons quand même que de la part de nos protagonistes c'est tenir la femme en cette fin de XIXème en un rôle qui ne lui laisse que peu de prise sur le débat, cantonnée qu'elle est au confort sentimental de son soupirant.

"Deviens qui tu es"

Irvin Yalom situe la rencontre périlleuse autant que prodigieuse entre les deux célébrités à la veille pour Nietzsche de se lancer dans la rédaction de son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra dans lequel il fera du leitmotiv qu'il assène à son médecin-patient, ou patient-médecin selon les alternances d'ascendance de l'un sur l'autre, une recommandation impérieuse : "Deviens qui tu es", en suivant ta propre voie.

Magnifique ouvrage qui rend accessible au lecteur peu averti, dont je suis, le fruit des réflexions et théories afférentes de l'illustre penseur et de la contradiction du thérapeute. Ouvrage qui se lit comme un roman et dont l'auteur justifie la raison d'être par une citation d'André Gide : "L'histoire est un roman qui a été; le roman une histoire qui aurait pu être."

Ouvrage qui me contente accessoirement d'avoir trouvé un auteur passionnant et m'engage à nourrir ma PAL d'autres de ses oeuvres, dont une qui met en scène un autre penseur en vogue en ce début de XXIème siècle alors que l'homme ferait bien de se remettre en question dans sa frénésie consumériste : Spinoza.


mardi 30 juillet 2019

Paysage perdu ~~~~ Joyce Carol Oates

 



"Je regrette, mais je suis incapable d'écrire sur Ray [son mari disparu] ici. J'ai essayé… mais c'est tout simplement trop douloureux, et trop difficile. Les mots sont comme des oiseaux sauvages – Ils viennent quand ils veulent, non quand on les appelle."

On imagine la lèvre tremblante d'émotion, les yeux qui retiennent des larmes, la main qui se fait hésitante sur le clavier à l'écriture de ces mots. Ce passage de Paysage perdu est un parmi d'autres qui m'ont fait avoir un coup de cœur pour cet ouvrage de Joyce Carol Oates. Ce qui est rare pour le genre auto biographique. On perçoit bien avec cet ouvrage que l'auteure à l'inspiration intarissable n'est plus dans la fiction. Elle est tout entière rentrée en sa mémoire. Elle cherche à recoller des souvenirs qui sont comme elle le déclare "un patchwork dont la majorité des pièces sont blanches" tant la mémoire est faillible.

Mais si le souvenir est infidèle, l'amour la possède toujours cœur et âme. Amour pour ses parents et grands-parents, pour son mari disparu, pour sa sœur atteinte d'autisme invalidant, incapable de communiquer avec son environnement. Et tant d'autres êtres adulés, comme cette amie d'adolescence qui a choisi de ne pas aller plus loin sur le chemin de la vie.

Chez les Oates, on ne parlait pas sentiments. On s'aimait sans le dire. Joyce Carol avoue à qui lui pose la question que c'est un livre qu'elle n'aurait pu écrire du vivant de ses parents. C'est un ouvrage dont le caractère intimiste est strictement contrôlé par la pudeur la plus intransigeante. Mais pas seulement, sa façon d'éluder certains sujets est pour elle une façon d'échapper à l'émotion qui ne manquerait pas de la submerger. Autre forme de pudeur chez une femme qui peut paraître plus intellectuelle que sentimentale.

Joyce Carol et son mari n'ont pas eu d'enfant. Cette analyste froide de la société a-t-elle trop exploré le mystère de l'expérience humaine pour ne pas vouloir l'infliger à une descendance. C'est là aussi un sujet qu'elle n'aborde pas dans son ouvrage. A trop écrire sur le mal, peut-être a-t-elle eu peur d'y livrer quelque innocence. La perception du monde des adultes par les enfants, une obsession chez elle ? Voilà un secret qu'elle gardera au fond d'elle.

Écrire pour Joyce Carol Oates, c'est sa respiration. Son œuvre est impressionnante. On identifie dans le récit de sa vie les sources d'inspiration qui ont été autant de points de départ de ses romans: la lutte des classes dans une société livrée au capitalisme intraitable, la pauvreté, la délinquance, le conflit des générations, le suicide des jeunes. Autant de fléaux dont elle avoue avoir été épargnée par l'amour qu'elle a reçu de la part des siens.

Sensibilité à fleur de peau dans cet ouvrage dont Heureux, le poulet de sa prime enfance, donne le la. Formidable éclairage sur l'œuvre gigantesque de Joyce Carol Oates, même si, bien qu'elle s'en défende, sa mémoire est plus sélective que faillible. La grande dame de la littérature américaine se livre, en gardant toutefois au fond de son cœur nombre de confidences attendues qui partiront avec elle. A moins qu'il faille les rechercher chez les personnages qu'elle a engendrés dans ses romans. Cet ouvrage est émouvant par le ton qu'elle lui donne dans un style parfaitement maîtrisé. C'est tout sauf un ouvrage à sensation.



jeudi 25 avril 2019

Carthage ~~~~ Joyce Carol Oates

 


Cressida est intelligente et douée pour les arts. Mais elle n'appartient pas au canon de la beauté de notre monde moderne sur médiatisé. Son complexe esthétique l'isole dans un mal-être silencieux qui ne s'exprime que par son engouement pour M.C. Escher, le dessinateur illusionniste aux perspectives hallucinantes.

En expert du trompe-l'œil, M.C. Escher enferme le spectateur de ses œuvres

 dans un labyrinthe spatial. Lui donnant à la fois l'impression d'apesanteur et de claustration dans un infini sans issue.

Cressida, l'intelligente, se convainc de désamour quand sa sœur Juliet, la belle Juliet, goûte au bonheur dans les bras du beau Brett Kincaid. Convaincue de demeurer incomprise, Cressida souffre et gâche ses talents.

"Il nous est nécessaire d'être farouchement aimé pour exister."

Traumatisme de la guerre, univers carcéral, peine de mort, mal-être d'une jeunesse harcelée par des images virtuelles mensongères, Joyce Carol Oates explore les aspects pervers de la société moderne. Elle a fort habilement construit ce magnifique roman comme un dessin de MC Escher. Un roman à tiroirs aux perspectives bouchées, digressions et confusion des époques pour gagner son lecteur au poison de l'enfermement.

Une souffrance sans remède, à moins de provoquer un électrochoc. Cressida disparaît. Un électrochoc qui pourra toutefois être plus autodestructeur que salvateur. Sauf à faire appel à la puissance du pardon.

Fabuleux roman à l'étonnant réalisme qui prouve l'immense talent de son auteure.


vendredi 5 avril 2019

Geisha ~~~~ Arthur Golden



 
J'ai lu cet ouvrage avec avidité. Il s'offre à nous comme le récit des mémoires d'une geisha retraitée, expatriée aux États-Unis à l'heure de ses confidences. Il m'a fait découvrir l'envers d'un pan de décor de la société nippone qui aura pu leurrer l'occidental non averti que je suis. Les geishas sont-elles des femmes artistes, ou bien des courtisanes précieuses qui pratiquent là comme ailleurs le plus vieux métier du monde ?

"Nous ne devenons pas geisha pour jouir de la vie, mais parce que nous n'avons pas le choix".

Ces propos mis dans la bouche de Mameha, la grande sœur de Sayuri, au sens de celle qui la prend sous son aile pour lui apprendre le métier, sont de nature à couper court à toute spéculation quant à l'élégance d'une culture. Il y a donc aussi derrière le masque de la poupée le drame de jeunes filles qui ont accédé à ce statut parce que, comme Sayuri, elles ont été vendues par des parents qui ne pouvaient plus subvenir à leurs besoins.

L'estampe japonaise, le cliché de la femme au visage fardé de blanc, enveloppée dans son kimono de soie richement décoré, aux gestes à la fois gracieux et calculés, fait illusion quant à la finalité du cérémonial qu'elles ont appris à mettre en scène.

Magnifique roman d'Arthur Golden qui aborde ici une forme d'asservissement institué en tradition pour des jeunes filles qui ne deviennent pour le coup plus propriétaire de leur propre corps. La jeunesse et la beauté sont devenues valeur marchande dans les mains de tuteurs dont on comprend bien le rôle véritable. La vente de la virginité de Chyio, devenue Sayuri sous son nom de geisha, sera négociée au plus offrant pour rembourser le coût de son acquisition et ses frais d'éducation. Il est clair que dans pareille situation les penchants affectifs d'un cœur tendre ne pèsent guère plus lourd que le jour où elle a été arrachée à sa famille.

Prise au jeu de l'intérêt qu'elles suscitent les geishas sont élevées dans un univers de rivalité sans concession. Une éducation draconienne conditionne la jeune fille, laquelle n'envisage alors plus pour s'émanciper que de devenir la maîtresse d'un riche protecteur, un danna, qu'elle cherchera à séduire avec le plus extrême raffinement dans un climat de concurrence féroce.

L'aspect qui a pu détourner le spectateur non averti de la réalité moins brillante de cette caste sociale inscrite dans la tradition japonaise est le côté sophistiqué de l'exercice de séduction pratiqué par ces femmes. Ce qui reste une forme de prostitution, certes dirigée vers une élite fortunée, présente un aspect artistique indéniable dont la finalité est d'éveiller l'imaginaire et porter le désir à son paroxysme.

Cet ouvrage produit par un spécialiste de la culture japonaise allie avec grand succès les références sociétales, culturelles et historiques au drame qu'ont pu vivre certaines d'entre elles, comme la jeune Chyio héroïne de ce roman. Une fresque picturale qui n'est pas exempte de sensualité au spectacle de l'effleurement de corps graciles offerts à la convoitise des puissants. Ces derniers présentés sous un aspect moins reluisant. Un roman moral à l'esthétique rare qui donne le goût de sa relecture et de voir le film qui en a été tiré en 2005.

mercredi 20 février 2019

La troisième Hemingway ~~~~ Paula McLain

 


Ernest Hemingway a eu quatre épouses. Dans Madame HemingwayPaula McLain nous dressait le portrait de la première d'entre elles, Hadley Richardson. Avec cet ouvrage, La troisième Hemingway, c'est sur Martha Gellhorn qu'elle pose son regard. Autant la première a été celle qui avait cru en lui, avait soutenu, stimulé ce parfait inconnu qui tirait alors le diable par la queue. Autant Martha Gellhorn fut celle qui a dû se battre pour exister face au monstre de célébrité qu'il était devenu entre temps. Deux femmes, deux courages. Et malheureusement pour elles, deux déceptions amoureuses.

Lorsque je me suis vu proposé de confier ma perception de ce nouvel ouvrage de Paula McLain, je n'ai pas hésité une seconde. Persuadé que j'étais de retrouver dans La troisième Hemingway, ce talent avec lequel l'auteure avait su me faire entrer dans l'intimité de ses personnages, sans sombrer dans le parti pris ou le voyeurisme. Paula McLain sait convaincre de la sincérité sentimentale, de la force de caractère qu'il a fallu à ces femmes pour exister en des époques où la notoriété ne pouvait être que masculine.

Avec un style agréable et limpide, l'auteure fait revivre ses personnages avec une incroyable authenticité. Personnages féminins qu'elle évoque avec une complicité subtile, sans se laisser déborder par la solidarité féminine qui ne peut pas ne pas l'animer. Surtout lorsque ces femmes sont confrontées à des monstres de célébrité comme cela a pu être le cas avec Hemingway.

Martha Gellhorn s'est battue pour exister, ne pas rester à l'ombre de ce mari célèbre et envahissant, être reconnue pour elle-même puisqu'elle écrivait elle-aussi. C'est sans doute une des raisons qui l'a poussée à prendre tous les risques dans ce métier de reporter de guerre qui répondait à ses aspirations aventurières. C'est ce combat-là, d'être soi-même et non le faire valoir d'un autre, ou la femme de …, que Paula McLain nous fait appréhender dans cet ouvrage consacré à la troisième épouse du futur prix Nobel de littérature.

En contre poids de ses sentiments à l'égard de l'écrivain repu de son succès, consciente de la faiblesse de sa position, Martha Gellhorn a tenu à préserver son indépendance. Elle a eu l'intelligence de dominer ses sentiments, en forme de mise à l'épreuve de ceux de son illustre époux. Prudente, elle n'a pas voulu avoir d'enfant de son héros tout en se prenant d'affectation pour les trois garçons qu'il avait eus avec ses deux premières épouses. Une mise à l'épreuve qui dévoilera malheureusement la volatilité de cet époux et sa soif d'exclusivité. le talent est exigent, le succès est égoïste. Martha Gellhorn s'est brûlé les ailes au contact de cet homme des cavernes avide de la reconnaissance des autres, avare de la sienne.

C'est à chaque fois un univers féminin dans lequel Paula McLain nous incorpore. C'est tellement bien écrit qu'on voudrait qu'il soit objectif. Elle choisit des personnages forts qui n'inspirent pas la compassion. Je repense à cet autre ouvrage de son cru qui m'avait séduit, L'aviatrice. Il y a chez cette auteure cette grande faculté à lier les références historiques avec une atmosphère du quotidien des plus crédibles. Y aurait-t-il de sa plume un ouvrage sur les autres madame Hemingway que je m'empresserais de me le procurer.


mercredi 13 juin 2018

Un homme ~~~~ Philip Roth

 



Voilà un ouvrage qui réduit la personne humaine à ce qu'elle serait sans le secours de la philosophie ou de la religion : ni plus ni moins que la locataire d'un corps avec un bail à durée déterminée.

Reste l'amour de son entourage pour supporter les affres de la vieillesse. Encore faut-il que le sujet vieillissant n'ait pas consacré sa vie à creuser le fossé de la discorde. C'est ce qui arrive à cet homme dont on ne connaîtra pas le nom et qui, le grand âge venu, prend la mesure du désert affectif qu'il a cultivé. Séparé de trois épouses, fâché avec ses fils, ne lui reste que l'attachement de sa fille. Il ne lui est toutefois pas du réconfort souhaité. Il le sait plus commandé par le devoir filial que par véritable amour. Aussi quand le corps se rappelle à la personne par ses maux, la solitude est d'autant plus corrosive.

Un homme est un roman peu réjouissant. C'est le style de l'auteur et son analyse des caractères qui entretiennent l'intérêt du lecteur. Cette écriture claire et simple m'encouragera à poursuivre ma découverte de l'auteur récemment disparu. Il faudra toutefois que le prochain ouvrage me plonge dans une atmosphère moins déprimante. J'espère que ce spleen affiché dès les premières pages autour du cercueil de l'homme n'est pas une constante chez cet auteur.

dimanche 4 février 2018

Dalva ~~~~ Jim Harrison

 



"Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça." C'est Dalva qui nous parle en ces mots. Elle n'imagine pas que sa vie puisse intéresser qui que ce soit. Et pourtant !

Dalva maudit ce destin qui lui a fait perdre les trois hommes de sa vie. Son père, trop tôt emporté par la guerre. Duarne, le père de son fils, jeune indien Sioux qui n'a pas trouvé sa place dans le monde des blancs. Et ce fils qu'elle n'a pu aimer que le temps de sa grossesse. Arrivé trop tôt dans sa vie, il a été confié à une famille d'adoption dès son premier cri.

Dalva trompe son désenchantement dans des aventures sans lendemain avec des hommes qui profitent des grâces de son corps sang mêlé, magnifiquement modelé par le lointain métissage d'un de ses aïeuls avec une indienne. Elle a confié à Mickael, l'un de ses amants et narrateur d'un chapitre de ce roman à deux voix, la tâche de reconstituer l'histoire de cette famille à laquelle elle appartient. A un autre celle de retrouver ce fils qu'elle n'a pas pu voir grandir. S'il est encore de ce monde, ce dernier décidera alors lui-même s'il veut ou non connaître sa mère biologique. Personne ne possède jamais un enfant. Il n'appartient qu'à lui-même.

Dans le pays où les distances se mesurent en heures de route ou de vol, les directions se désignent par les points cardinaux, l'histoire se rappelle à ses habitants avec d'autant plus d'acuité que son origine est récente, à peine quatre siècles. Et qu'elle commence par un génocide. La mémoire n'a pas d'effort à faire pour la revivre cette histoire, mais pour qui a le courage de scruter ce passé, l'horizon est tendu d'un voile noir. Jim Harrison est de ceux-là. Il n'a de mots assez durs pour se mortifier de cet héritage : "Si les nazis avaient gagné la guerre, l'holocauste aurait été mis en musique, tout comme notre chemin victorieux et sanglant vers l'Ouest est accompagné au cinéma par mille violons et timbales."

Les origines de Dalva ont croisé celle des indiens Sioux. Cette trace dans ses gènes lui confère une affinité accrue avec le peuple disséminé. Et plus que connaître l'histoire de sa famille, elle veut la comprendre. Comment un ancêtre a-t-il pu prendre le parti d'un peuple martyrisé et en même temps s'enrichir, et plus encore, se rabattre sur le christianisme pour justifier sa cupidité ? Il y a comme "un lest empoisonné qui pèse sur une partie de son coeur."

Jim Harrison rejette les tripatouillages mentaux dont est friande la civilisation moderne à d'autre fin que de détourner les esprits d'une quelconque culpabilité. Il raconte la vie de ses contemporains comme elle est, regrettant toutefois ce qu'ils en font, déplorant l'échec de l'éducation pour éliminer "la loufoquerie fondamentale de l'esprit américain".

Seule la terre perdure, les êtres passent. Jim Harrison est en symbiose parfaite avec la nature. Elle le verse à sa contemplation, fasciné qu'il est devant le spectacle de la terre, écrin de la vie des hommes dont ils font pourtant si peu de cas. Somptueux décor qui le transporte en méditation, inépuisable source d'inspiration dans la compagnie de ceux qui vivent la terre sans l'avilir d'orgueil et de cupidité, les animaux. Il y a toujours des chevaux, des chiens, dans la proximité de ses personnages.

C'est la délivrance brute et spontanée de cœurs qui se confessent plus qu'ils ne se confient

Cet ouvrage est écrit comme se raconte l'histoire dans la conversation. Un fouillis d'idées traversent l'esprit du narrateur et donne lieu à de longues tirades de monologues décousus où s'enchaînent pêle-mêle des événements parfois sans rapport les uns avec les autres. le rythme est tel qu'il n'est point de place pour l'apitoiement. C'est la délivrance brute et spontanée de cœurs qui se confessent plus qu'ils ne se confient. C'est un style pauvre en conjonctions propres à faire rebondir le récit et entretenir le suspens. L'esprit se vide de ses pensées dans un flot que ne retient aucune pudeur.

Les enfants doivent-ils se culpabiliser des méfaits de leurs ascendants ? Dalva veut comprendre qui pleure en elle.

Formidable texte sur les traces que l'histoire grave dans les gènes des générations.

Formidable ode à la nature qui doit en digérer une autre, humaine celle-là, leurrée par ses chimères.


mercredi 24 janvier 2018

Martin Eden ~~~~ Jack London


"C'est une tâche grandiose que d'exprimer des sentiments et des sensations par des mots écrits ou parlés, qui donneront à celui qui écoute ou qui lit la même impression qu'à son créateur". Toute la difficulté de la traduction de pensées en mots est dans cette phrase que Jack London met dans la bouche de son héros, Martin Eden. Ce que l'auteur appelle cette tâche grandiose n'est ni plus ni moins que le talent.

Si l'on en croit la quatrième de couverture de l'édition 10-18, avec Martin Eden, Jack London se serait défendu d'avoir produit un roman autobiographique. Mais comment imaginer qu'il puisse en être autrement avec pareil ouvrage qui, au factuel près, relate le parcours d'obstacles d'un écrivain en quête d'audience.

Comment se déclenche le mécanisme de la reconnaissance du talent à laquelle aspire tout créateur ? Qui le révèle ce talent, ou plutôt qui le décrète devrait-on dire. C'est le fil conducteur de cet ouvrage. Un auteur convaincu de son art se heurte au crible de ceux qui ont mainmise sur l'édition pour faire éclater son talent à la face du monde. Et quand le succès sera là, de s'interroger : je suis le même à qui vous avez tout refusé hier. Je n'ai pas changé. Ces manuscrits, hier méprisés, sont aujourd'hui réclamés. Je n'y ai rien changé. Mais aujourd'hui que je suis connu, reconnu devrais-je dire, vous ne regardez même plus ce que je vous présente avant de le livrer aux presses des imprimeries. Quelle sombre alchimie fait un jour du fruit de la création une œuvre quand hier elle le livrait au rebut ?

Superbe découverte pour moi que cet ouvrage de l'auteur de Croc-Blanc, de L'appel de la forêt. Il restait en mon souvenir comme inspirateur d'aventures dans le grand nord canadien. Ne percevant pas encore, ébloui que j'étais par ces rêves d'évasion, que ces contes ont une seconde lecture, philosophique celle-là. Sous le manteau neigeux, dans les températures glaciales, la solitude de la forêt, la nature humaine se révèle à qui sait scruter ses intentions. La lecture de Martin Eden sera certainement une clé pour relire et décoder les ouvrages écrits par Jack London lors de ses périples dans les extrémités du monde.

Il part de très loin aussi Martin Eden lorsqu'il fait la connaissance de Ruth Morse. Tout les sépare. Elle, est fille de la grande bourgeoisie américaine de la fin du XIXème siècle. Lui n'est rien. Pas d'éducation, de fortune, encore moins de culture. Et pourtant, il croit pouvoir la séduire. Avec la conviction naïve que pour gagner la main de son aimée, il lui suffira d'enrichir sa culture embryonnaire. Installée dans le confort de sa naissance privilégiée, avec la seule préoccupation d'être aimée, sans même la résolution d'aimer en retour, la culture est pour elle une fin. Quand lui, dans sa sincérité crédule, y voit un moyen. Le moyen de gagner un cœur. C'est compter sans les préjugés, la prédestination de la naissance, sans imaginer que le désir d'être aimé puisse être qu'une forme suprême de narcissisme.

Martin Eden aura du mal à occulter Jack London quand il se livre à une critique acerbe de la gent éditoriale. Des "êtres sans pensée" dont la plupart sont des "ratés de la littérature". Ce sont ceux-là même qui décident ce qui doit être édité ou non. Ils voudraient le pousser à descendre de son piédestal philosophique, à avilir son style pour se livrer à la littérature commerciale. Peine perdue, car Martin préfère persister en créateur du beau, même ignoré, plutôt que trahir la lettre et l'esprit pour devenir célèbre. Et lorsque Ruth lui demande ce qu'il deviendra s'il ne réussit pas à faire reconnaître son talent, il répond qu'il deviendra éditeur. Mais avant d'en arriver là, il préfère endurer la faim tout au long de chapitres interminables. Des chapitres qui creusent le ventre du lecteur que l'on est.

Critique tout aussi incisive de la société américaine à la veille du XXème siècle. Individualiste et vénale, une société cloisonnée qui cultive l'indifférence et ne connaît de solidarité qu'entre gens qui n'en ont nul besoin. Une société qui ne reconnait de quartier de noblesse qu'aux comptes en banque bien pourvus.

Jack London explore le monde de la littérature, c'est son domaine. Mais son goût du beau pourrait le verser dans toute autre forme de création. Il refuse d'avilir un talent quel qu'il soit pour le livrer aux instincts friands de vulgarité. Il refuse de voir la vie déterminée par la seule naissance. Il veut franchir le mur du mépris sans vouer son âme au diable, dût-il n'espérer qu'une gloire posthume, voire aucune. A la faim du corps, il ne sacrifiera pas celles de l'esprit et du coeur.

Dans un style parfois un peu sentencieux, surprenant dans la bouche d'un héros loqueteux, Jack London nous livre une superbe fresque de la société américaine, du monde de l'édition. Il fait une analyse déconcertante de ce mécanisme déclencheur du succès. Filtre dans ces pages la vraisemblance criante d'un auteur qui a, à n'en pas douter, eu beaucoup de mal à se hisser au-dessus de sa condition première pour laisser à notre gourmandise de lecteur des ouvrages qui donnent à méditer, lorsqu'on a dépassé le stade du plaisir de lire.