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dimanche 25 décembre 2016

Mishima ou la vision du vide ~~~~ Marguerite Yourcenar


La raison d'être de pareil ouvrage : Mishima ou La vision du vide ? Inutile de paraphraser MargueriteYourcenar, laissons-la nous en faire la confidence à la page 81 - Editions folio : "Ce qui nous importe c'est de voir par quels cheminements le Mishima brillant, adulé, ou, ce qui revient au même, détesté pour ses provocations et ses succès, est devenu peu à peu l'homme déterminé à mourir".

L'intention de cet essai aurait pu être de faire l'apologie du talent de son sujet, Yukio Mishima, auteur japonais reconnu de la première moitié du vingtième siècle. Mais cette intention n'est qu'accessoire dans l'esprit de Marguerite Yourcenar. Des auteurs de talent l'histoire en compte plus d'un, fort heureusement. Des auteurs qui ont mis fin à leurs jours aussi. Ces derniers exercent forcément une forme de fascination qui incite à explorer leur motivation. On en tire souvent la conclusion d'une inspiration qui s'est brûlé les ailes aux confins du génie.

Le cas singulier de Mishima vient de la planification de longue date, le mûrissement, la préparation dans le moindre détail, plusieurs années avant, la mise en scène de l'acte fatal dans la plus pure tradition des Samouraïs japonais : le seppuku, forme rituelle de suicide par éventration, plus connu sous le nom de Hara-Kiri. Alors que telle pratique avait été interdite par les autorités japonaises un siècle plus tôt.

Et Marguerite Yourcenar de poursuivre dans le même chapitre : L'important est surtout de cerner le moment ou il a envisagé … son chef-d'œuvre."

Il y a donc dans cet acte morbide et spectaculaire une démarche spirituelle qui fascine et que cherche à décoder Marguerite Yourcenar. Elle se livre pour cela à une étude documentée de l'œuvre de Mishima, auteur au talent reconnu de son vivant, et tente d'y détecter les prémices d'une justification, les étapes d'une montée en puissance. Avec l'outrecuidance de l'homo ignorantis que je suis, je n'en attendais pas moins d'elle, même si l'Everest d'érudition qui nous sépare – et c'est encore un euphémisme que de l'avouer – m'a rendu cette lecture parfois laborieuse. Non par son vocabulaire ou ses tournures syntaxiques qui restent abordables, Marguerite Yourcenar ne cherche jamais à jeter de la poudre aux yeux, mais par les références littéraires mises en œuvre qui me renvoient au grand vide sidéral de ma culture comparée.

Il s'agissait donc bien là de faire la démonstration du fait que cette fin terrible était aussi rationnelle qu'inspirée dans l'esprit de son auteur et constituait en outre l'apothéose de son œuvre. Son chef d'œuvre. Elle laisse à la mère du supplicié par lui-même le soin de tirer la morale de cette fin tragique et sublime à la fois : "Ne le plaignez pas. Pour la première fois de sa vie il a fait ce qu'il désirait faire."

ll fallait bien tout le talent de la célèbre académicienne pour me convaincre de la logique de cette fin. Je n'ai pu que me ranger à ses arguments. Je poursuis mon ouverture à son talent en me délectant, dans la continuité de cet ouvrage singulier que je viens de refermer, du recueil des entretiens que l'illustre académicienne a accordés à Mathieu Galey et retranscrits dans Les Yeux ouverts. Édifiant, surtout de la part de d'une auteure si avare de confidences !


vendredi 2 décembre 2016

Chien blanc ~~~~ Romain Gary

 



"Quand je me heurte à quelque chose que je ne puis changer, …, je l'élimine. Je l'évacue dans un livre." Et s'il est bien une chose qui ne changera pas, c'est "la plus grande force spirituelle de tous les temps : la bêtise". Car pour Romain Gary, le racisme c'est de la bêtise, affirme-t-il par euphémisme, et "la bêtise, c'est grand, c'est sacré, c'est notre mère à tous".

Son ouvrage, Chien Blanc, est un cri d'une colère à peine voilé, une colère bien pesée, une colère froide, contre cette bêtise.

Romain Gary nous a habitués à des ouvrages auto biographiques. Celui-ci est très personnel, très intime. Après sa mère dans La Promesse de l'aube, il y implique une autre femme de sa vie, Jean Seberg, son épouse. On y découvre leur convergence de point de vue contre la discrimination, à la fin des années soixante aux Etats-Unis, même s'ils ne partagent pas les moyens de se faire entendre. Martin Luther King vient d'être assassiné, le pays est à feu et à sang dans les luttes raciales que cet événement a suscitées.

Chien blanc est un berger allemand qui a trouvé refuge chez Romain Gary, en son domicile familial de Los Angeles. Particulièrement affectueux avec les Blancs, il est féroce avec les Noirs. Il a été dressé pour l'attaque de ces derniers. Quand tout le monde préconise de faire euthanasier cet animal tordu, irrécupérable, contre vents et marées, Romain et Jean se refusent à s'y résoudre. Ils s'accordent sur l'espoir de prouver que les tares peuvent être corrigées, même les plus détestables. Rien n'est irrémédiable chez qui n'est pas responsable de son état.

Avec ce subterfuge de l'animal dressé pour tuer, Romain Gary choisit de développer le thème de l'innocence pervertie. Frappé d'impuissance devant un contexte qui le bouleverse, il manifeste son aversion pour la bassesse des comportements humains. À cette fin il façonne un ouvrage très personnel dans sa forme narrative. La sensibilité à fleur de peau, il interpelle son lecteur, vient cueillir son oreille attentive en créant une forme de huis clos pour condamner le crime : le racisme. Mais pas son auteur. Il conserve en effet en l'homme tout sa confiance, car "il est moins important de laisser pendant des siècles encore des bêtes haineuses venir s'abreuver à vos dépens à cette source sacrée que de la voir tarie". L'homme n'est que le jouet d'un grand tout qui porte si mal son nom : la civilisation.

Le racisme est une chose. Son exploitation en est une autre. En avocat de tout ce qui vit et croît sur terre, Romain Gary ressent une grande solitude dans son combat. "Minoritaire-né", il ne prend partie ni pour ou contre l'un ou l'autre. Il ne cache en revanche pas son antipathie pour tous ceux qui font commerce de la compassion, s'auto proclament bon samaritains, au premier rang desquels se précipitent tout ce que le show-biz comporte de vedettes en vue. Époux de Jean Seberg alors au sommet de sa gloire, il est bien placé pour observer ce monde qui s'auréole de sainteté. Il ne se trompe pas sur les intentions réelles de ces « égomaniaques » régentés par leur narcissisme. La hantise de l'homme de spectacle, c'est la salle vide.

Mais là où le discours de Romain Gary sonne juste c'est quand il affirme que ni couleur, ni condition, ni statut ne sauraient être motif d'indulgence. Lui ne reconnaît de grâce que dans l'amour de son prochain. Ou en tout cas dans l'absence de haine. Et il n'a pas besoin d'un dieu pour se faire dicter cette conduite.

Pourtant sa "colère ne vise personne", même si elle écorne l'un ou l'autre au passage qu'il ne se prive pas de citer : Marlon Brando, "éternel enfant gâté" qui fait de la charité un business, Hemingway, "créateur d'un mythe ridicule et dangereux : celui de l'arme à feu et de la beauté virile de l'acte de tuer", Barbara Streisand, et d'autres encore, membres d'une société du paraître. Avec leur discours de générosité pré fabriqué, ils imaginent s'absoudre de leur culpabilité de participer à construire cette "société de provocation" en donnant des leçons de philanthropie. Les choses n'ont pas vraiment changé.

Selon Javier Cercas, "la littérature est une défense contre les offenses de la vie". C'est à n'en pas douter ce qui anime Romain Gary lorsqu'il écrit Chien Blanc. Cet écorché vif nous invite une fois de plus à ses humanités, au spectacle d'une civilisation qui n'a de cesse de cultiver les inégalités. Mais, avec la même constance, il se garde bien de juger. Point de condamnation à l'égard de celui dont "l'intelligence est au service d'une aberration congénitale qui s'ignore". de ces humanités on ne se lasse pas. On en connaît la sincérité, le désintéressement.

Persuadé qu'il était de me savoir lire son ouvrage en des temps qui lui survivraient, il prend la précaution de me mettre en garde : "Rien de plus aberrant que de vouloir juger le passé avec les yeux d'aujourd'hui". Il est vrai que lorsque je regarde autour de moi, je sens bien que de ces concepts vertueux gravés sur le fronton de nos édifices publics on n'a retenu que le premier : la liberté. Les choses n'ont pas beaucoup évolué depuis que Romain Gary nous a livré sa colère dans Chien blanc.


mardi 31 mai 2016

L'œuvre au noir ~~~~ Marguerite Yourcenar




Quelques bouquins avalés à la hâte avaient forgé mon orgueil et je me targuais d'érudition. Je me croyais armé pour défier Marguerite Yourcenar. Avec son "look" de paysanne du terroir, elle n'impressionnait pas le jeune coq que je suis en littérature.

Il m'avait quand même fallu élever un peu le regard avec Mémoires d'Hadrien, et mesurer du même coup l'ombre que répandait sur mes certitudes la dimension de son auteure. Mais soit, cette ouverture sur l'antiquité m'avait mis du baume au cœur. N'était-ce pas une « période dorée » comme le disait elle-même Marguerite à Bernard Pivot dans un entretien en son refuge américain.

C'est avec Zénon, le héros de L'Œuvre au noir, que j'ai poursuivi mon bras de fer avec le monstre d'érudition. Au gré des chapitres, j'ai partagé la vie d'errance de l'alchimiste. Lui pourchassé par l'obscurantisme d'une religion qui n'admet ni concurrence ni contradiction, moi par les mêmes démons que ceux qui m'ont conduit sur les chemins de l'école buissonnière.

Je me rends compte très vite que Marguerite Yourcenar a placé la barre très haut. Elle a en outre convoqué dans cet ouvrage tant de célébrités des temps anciens qui me sont inconnues, que la solitude m'étreint dans ce monde surpeuplé. Pas étonnant que je ne perçoive que froideur chez les contemporains de Zénon. Il faut dire aussi que, convaincus d'une foi qui nous est aujourd'hui étrangère, ils sont capables d'avancer vers le bûcher avec moins de trouble que moi vers le siège du dentiste.

Zénon rêve de liberté. Celle-là même qui nous fait aujourd'hui récuser les lois de la nature. Philosophe, il trouve dans la sagesse compensation à sa privation. C'est un grand observateur de son temps. Son point de vue donne à Marguerite Yourcenar prétexte à développer le sien propre sur cette époque intraitable envers qui oserait avancer que la terre tourne autour du soleil.

Alchimiste, il croit à l'immanence de la matière, la transmutation du plomb en or. Malgré les efforts de la science pour nous convaincre du leurre, ce rêve insensé nous est resté. Mais les jeux de hasard se sont substitués au plomb dans une alchimie encore plus subtile dont on connaît le bénéficiaire.

Médecin, Zénon redevient réaliste. La plus grande qualité de l'époque pour un tel praticien étant le fatalisme, en la maladie il détecte une raison supérieure, en la souffrance une punition. Quand pour nous le refus de la douleur est devenu une exigence. Humaniste, il regrette cependant ce que les hommes font de leur vie. Les espoirs qu'il tire de son idéalisme forcené sont battus en brèche par une religion qui gouverne les esprits en ce XVIème siècle en Europe. Il lui récuse néanmoins le monopole de la vérité : "Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d'exactitude".
Seul un personnage fictif pouvait regrouper autant de qualités pourtant parfois difficiles à faire cohabiter dans le même esprit. Il est construit sur mesure et donne ainsi à Marguerite Yourcenar le champ pour développer ce que son esprit foisonnant peut concocter afin de faire passer son message.

S'il est vrai que la quête alchimique commence par l'introspection, L'Œuvre au noir m'a renvoyé à mes insuffisances. Voilà un ouvrage propre à redonner de l'humilité à qui voudrait se glorifier d'une culture qu'il n'a pas. Il s'en trouvera forcément détrôné au sortir d'un tel ouvrage. Je ne dirai pas que cette lecture m'a comblé de bonheur. Chaque page est si lourdement chargée d'autant de volumes ingurgités par son auteure pour en sculpter chaque phrase que mes frêles épaules ont ployé.

Me voilà dépité au sortir de mon empoignade. Une fois de plus je n'ai pu que mesurer la hauteur de la montagne dont le sommet se perd désormais dans les nuages. Me voilà renforcé dans ma conviction de persévérer pour combler ce que les dissipations de mes universités ont pu me faire accumuler de lacunes.

Le sourire malicieux figé sur le masque de celle que je voyais comme une paysanne du terroir m'a fait comprendre l'inégalité du combat. Quand tu ne peux pas abattre ton ennemi, embrasse-le. Marguerite, je t'aime un peu, beaucoup, à la folie. Même si tu es sévère avec mon pauvre discernement, je reste beau joueur.


mardi 9 février 2016

Education européenne ~~~~ Romain Gary




Lorsque Romain Gary prend la plume pour écrire ce qui deviendra son premier roman édité sous ce nom, il ne connaît pas encore l'issue de cette guerre qui écrase son pays natal sous la botte des feldgrau de l'Allemagne nazie. L'Europe est plongée dans la dévastation. Pourtant, lui n'accable pas l'espèce humaine. Il est convaincu que l'homme, fût-il allemand, n'est pas responsable de son malheur : "Mon Dieu, est-ce vraiment Toi qui tire les ficelles. Comment peux-Tu ? Comment peux-Tu ? "

Au comble de la détresse, Romain Gary condamne la guerre à sa manière. Il ne s'épanche pas sur le sort des victimes. Ne Console ni ne plaint. Il ne vilipende pas non plus les traitres et les bourreaux. Il use du subterfuge de la déraison pour les engloutir dans le grand tourbillon du ridicule. Tel sergent décore de sa croix de fer la neige pour saluer son rôle dans le sort des batailles. Tel général soviétique se fait tirer l'oreille pas son petit caporal de père. Tels soldats allemands chevauchent des troncs d'arbres dans un ballet nautique délirant sur la Volga.

1943 ! L'issue de la guerre n'est pas encore envisagée. Quand sa ville natale est le théâtre des exactions qui banalisent la mort, Il lance ce "cri désespéré qui semble clamer d'avance la certitude de l'échec, la vanité de toute tentative, le deuil fatal de tout espoir humain."

La Bataille de Stalingrad sera peut-être un tournant. C'est la première fois que l'armée allemande est tenue en échec. Janek a alors 15 ans, son père l'a mis à l'abri dans une cache souterraine. Les événements le dépassent, mais les épreuves le rattrapent et lui volent sa jeunesse. Une maturité venue trop vite le jette dans l'action. Il rejoint un groupe de partisans qui se cache au coeur de la forêt.

"Education européenne, pour lui ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes…". C'est cet énorme gâchis que Romain Gary dénonce. Mais il le dit et le répète : "Ce n'est pas la faute des hommes. C'est la faute à Dieu."

1943 ! Il faut se mettre dans la peau de cet homme, auteur au succès encore en devenir, qui a choisi de combattre avec les Forces françaises libres. Alors que le bout du tunnel n'est pas en vue, il prend la plume pour crier l'absurdité de la guerre, tout en rejetant le défaitisme. N'a-t-il pas choisi la lutte, en contradiction avec ses convictions humanistes.

A contre-courant du catastrophisme général, il se force à envisager un sursaut de sagesse. C'est pour cela que Janek rencontre l'amour au coeur de l'hiver et de la misère, au fond de son trou dans la forêt, quand un sac de pommes de terre est une manne tombée du ciel. C'est pour cela qu'il arrache Zosia à son commerce infâme qui lui fait vendre son corps à l'ennemi pour la bonne cause.

Roman noir écrit au plus profond de la guerre, mais roman d'espoir quand même. La raison des hommes triomphera de la déraison dans laquelle les plonge son Créateur. La démence déploie ses ailes dans des chapitres qui tirent en longueur. Mais n'est-ce pas cela cette guerre qui n'en finit pas et qui ne peut être qu'oeuvre de folie. Ne sommes-nous pas 1943 ? 

jeudi 14 janvier 2016

L'insoutenable légèreté de l'être ~~~~ Milan Kundera

 




 L'amour, c'est le désir de cette moitié perdue de nous-mêmes.

Le vertige. C'est le mal dont tu pourrais souffrir en lisant cet ouvrage. Le vertige, cet appel d'en-bas, celui de la pesanteur de ton corps, quand ton âme, elle, voudrait te tirer vers le haut.

Ton corps est affecté de pesanteur, c'est pourtant celui qui t'incite à la légèreté, quand ton âme, immatérielle, est celle qui pondère tes ardeurs. Surprenante et sempiternelle dichotomie – le mot revient plusieurs fois dans l'ouvrage de Milan Kundera : L'insoutenable légèreté de l'être.

La vie est un éternel tiraillement entre tout et son contraire. Le haut et le bas, le bonheur et le malheur, la damnation et le privilège. Mais la vie n'est jamais qu'un roman dont les chapitres se construisent sur des hasards.

Celui-ci de Milan Kundera est une errance dans la vie de couples qui se font et se défont dans le contexte du régime tyrannique de la Tchécoslovaquie des années soixante-dix, alors que les chars du grand frère soviétique imposent sa loi dans les rues de Prague.

N'as-tu jamais rêvé d'observer ton corps depuis l'extérieur, comme une enveloppe charnelle que tu quitterais ainsi qu'un vêtement ? C'est un autre voyage auquel t'invite Milan Kundera. Mais attention tu pourrais être soumis au vertige et y perdre ton âme alors que ton corps te précipice dans l'abîme de ses bas instincts.

Et pourtant, de vie, tu n'en n'as qu'une. Tu n'as pas de coup d'essai. Tu ne pourras pas corriger tes erreurs.

Toi, le lecteur que l'auteur interpelle, c'est donc moi. Je suis sorti de mon corps et m'observe maintenant avec cet ouvrage dans les mains, subjugué et dubitatif à la fois.

C'est ce que je comprends dans le premier ouvrage que je lis de Milan Kundera. Je l'ai adoré. Mais avec la légèreté qui me caractérise, j'ai bien conscience de ne pas en avoir évalué tout le poids.

Oui, j'ai aimé lire ce livre. J'ai aimé l'ancrage de ses inspirations philosophiques dans le trivial de la vie animale de l'homme. Grand écart entre la lourdeur du vulgaire, parfois obscène, et la majesté du transcendant, toujours éminent.

L'Homme est fait comme ça. Je suis fait comme ça. Perpétuellement écartelé entre l'abjecte et le sublime, entre le dedans et le dehors de moi-même.

Il faudra que je revienne vers cet ouvrage, me replonger dedans, corps et âme, pour tenter d'en approfondir la compréhension. Tenter d'apprécier le poids que peuvent avoir des réflexions qui n'ont pas de matérialité. Pas de poids justement.


mercredi 6 janvier 2016

La pitié dangereuse~~~~~Stefan Zweig

 



Autant l'amour peut être spontané et inconditionnel, autant la pitié est un élan du coeur qui doit être maîtrisé, au risque de devenir dévastateur. Cette mise en garde est celle que le docteur Condor adresse à Anton Hofmiller. Ils sont l'un et l'autre deux personnages parmi ceux de ce qui restera à jamais comme le seul roman achevé de Stefan Zweig: La pitié dangereuse.

Le hasard a voulu qu'à peine parvenu au point final de ce livre, je m'engage dans une autre lecture que, dès les premières dizaines de pages, je pressens déjà comme un autre grand moment de prospérité intellectuelle. Je veux parler de "L'insoutenable légèreté de l'être" de Milan Kundera. Je sais, vous allez me dire qu'il était temps. Mais même si j'ai pris de l'âge, je me plais à clamer que je ne suis encore qu'un nouveau-né en matière de littérature. Je m'en convaincs tous les jours en observant les quantités d'ouvrages qui me toisent du haut des rayons de mes librairies préférées.

J'invoque le hasard en pareille circonstance, car dans l'ouvrage de Kundera, de pitié il est aussi question. Elle n'en constitue certes pas le thème principal, mais elle y est évoquée en ce contexte et ces termes : "le mot compassion signifie que l'on peut regarder d'un coeur froid la souffrance d'autrui; autrement dit: on a de la sympathie pour celui qui souffre. Un autre mot qui a à peu près le même sens, pitié, suggère même une sorte d'indulgence envers l'être souffrant. Avoir de la pitié pour une femme, c'est être mieux loti qu'elle, c'est s'incliner, s'abaisser jusqu'à elle." Je n'augure pas de collusion entre cet ouvrage et celui de Stefan Zweig, mais le hasard m'aura fait ce clin d'oeil. De hasard d'ailleurs il est beaucoup question dans l'ouvrage de Milan Kundera.

"S'abaisser jusqu'à elle". C'est sans doute l'expression qui traduit le mieux la douleur d'Edith de Kekesfalva, la jeune héroïne malheureuse du roman de Stefan Zweig. Ce dernier dépeint la tyrannie avec laquelle son infirmité a irrémédiablement déclassé la jeune fille par rapport à son entourage, alors que sa beauté et sa position sociale lui laissaient briguer une autre position, vis-à-vis d'éventuels soupirants en particulier. Cruauté du sort.

La pitié dangereuse est un ouvrage qui se lit en une respiration. Il piège son lecteur dans une apnée de l'esprit qui le déconnecte de son environnement. L'aventure sentimentale que vit son héros, Anton Hofmiller, est une forme de dilemme cornélien. Celui que s'est infligé, sans y prendre garde, un jeune officier de la société très codifiée de l'Autriche-Hongrie à la veille de la première guerre mondiale. Il est devenu prisonnier de sa pitié, comme l'est de son fauteuil celle qui a suscité sa compassion, alors que les codes moraux de la condition de celui-ci lui commandaient de ne pas sacrifier son honneur, en prêtant à penser par exemple qu'il aurait pu marchander ses sentiments pour acheter une position sociale. Sa propre liberté est elle aussi en question dans cet élan spontané.

Voilà un ouvrage qui vous pousse dans les retranchements de vos émotions. Certains passages vous font les jambes de plomb. Ils parviennent à vous installer dans l'esprit d'un corps privé de sa mobilité. On y apprend la dépendance, l'impossibilité pour une personne de se porter à la rencontre de celle que son coeur a choisie, d'être réduite à attendre son bon vouloir, "enchaînée à la terre" qu'elle est par son handicap. On y apprend l'univers rétréci aux murs d'une pièce. On y apprend le désespoir, la révolte et le sentiment d'injustice qui endeuillent le coeur d'une adolescente lorsqu'elle perd l'usage de ses jambes.

C'est bien évidemment et sans surprise, comme son titre le présage, l'exploration du sentiment de la pitié, qui constitue le thème central de ce roman. Stefan Zweig dresse une véritable autopsie de cette "maudite vague de compassion" lorsque de "force dévouée" elle devient "faiblesse meurtrière". On y découvre comment le piège s'est refermé sur le jeune officier, lorsque sa volonté de bien faire est payée en retour par le harcèlement d'une passion dévorante. Elle le surprend et le laisse désarmé : "Jamais, dans mon innocence, je n'aurais pu imaginer que les disgraciées de la nature, elles aussi, osassent aimer."

Le médecin traitant de la jeune paralytique, le docteur Condor, en thérapeute averti, sait qu'à défaut de déboucher sur le sacrifice entier de son auteur par un dévouement total et inconditionnel, la pitié reste "molle et sentimentale". Le remède devient poison. Le malade s'accoutume à la pitié comme la douleur à la morphine. Les doses augmentées n'y suffiront jamais. C'est un cercle de perdition.

Il est des auteurs qui ont une capacité supérieure à analyser et comprendre les sentiments, la psychologie de leurs semblables. Stefan Zweig est de ceux-là. Sa force inspiratrice lui confère une puissance évocatrice stupéfiante. La fluidité de son texte autorise une appropriation immédiate de celui-ci par le lecteur, pour son plus grand confort intellectuel. Le résultat est une forme de rêve littéraire éveillé. C'est prodigieux.

Ce genre de littérature grandit son lecteur. La contrepartie est toutefois qu'elle grandit plus vite les sommets de la culture qui le surplombent.

Plus je grandis, plus je rapetisse. J'en ai marre. Demain j'arrête de lire. Enfin, peut-être pas. On verra. Pour le moment j'ai rendez-vous avec Kundera.


vendredi 4 décembre 2015

Fouché ~~~~ Stefan Zweig

 


Fouché : une biographie comme un roman.

Stefan Zweig ne nous assomme pas avec l'enchaînement des dates d'une chronologie fastidieuse. Il dresse un magnifique portrait, une remarquable analyse psychologique de ce citoyen pour le moins singulier dans l'histoire de notre pays. Un personnage qui aura été capable de survivre politiquement, de survivre tout court, dans une époque aussi troublée, aussi riche en bouleversements, que celle qui va de la Révolution française à l'Empire. Une prouesse quand on sait à quelle facilité les têtes roulaient dans la sciure.

La preuve est faite avec un personnage comme Fouché que pour durer en politique, il faut être un calculateur froid, un intrigant de haut vol. Stefan Zweig nous donne tous les arguments pour à la fois détester et admirer ce personnage qui surnage en ces temps d'une rare intensité dramatique.

La preuve est faite avec Stefan Zweig que la relation de l'histoire peut ne pas être ennuyeuse. Très bel ouvrage. 

mercredi 25 novembre 2015

L'écume des jours ~~~~ Boris Vian

 


L'écume des jours ! Difficile d'avoir un avis mitigé. On aime ou on n'aime pas. Je ne connaissais Boris Vian que de nom. Cette lecture m'a donné le goût de m'intéresser à ce phénomène qui a pu produire un tel ouvrage. Je me suis documenté sur sa vie, son œuvre. J'ai alors fait connaissance avec un musicien passionné de Jazz, un formidable touche-à-tout qui s'est distingué dans tellement de disciplines artistiques et culturelles. Le magnifique site Internet qui lui est dédié restitue bien l'originalité de ce personnage truculent. Je suis convaincu qu'il l'aurait aimé. De son côté Patrick Poivre d'Arvor lui a consacré une fort belle émission dans sa série "une maison, un écrivain". Combien de célébrités du monde la chanson ont chanté ses textes innombrables ?

En refermant cet ouvrage, le cartésien que je suis se demande encore comment il a pu en venir à bout. A n'en pas douter à cause de son côté émotif. Car L'écume des jours est avant tout une belle histoire d'amour. Seulement voilà, c'est loufoque au possible. Ça respire la "provoc" du courant zazou des années 40, même si Boris Vian ne l'a pas revendiqué. C'est un pied-de-nez à la société de la vieille Europe qui ne s'est pas remise du traumatisme de la guerre. Boris Vian lui désigne un nouveau modèle de vie. Celui qui a enfanté le jazz.

Dans sa vie trop courte, il n'a pas connu le succès espéré avec cet ouvrage. Ses contemporains avaient les pieds sur terre, ou plutôt dans la boue, celle du marasme des années 40. Ils n'étaient pas prêts à se faire bousculer par le saugrenu, le décalé, jusqu'à l'absurde.

Car il faut tout changer dans cette société, pour ne pas repiquer au drame. Il y a dans cet ouvrage comme une urgence à faire bouger les choses. La vie est courte. Celle de Chloé, mais peut-être aussi celle de son auteur. La vie ne doit pas être prise au sérieux. Sauf quand elle met ton amour en danger. C'est alors l'escalade dans le délire. La machine s'emballe. A sa manière, Boris Vian te jette à la figure le ridicule du quotidien, de tous les gestes, de toutes les paroles de ceux qui vivent quand d'autre meure. D'autre que l'on aime par-dessus tout.

Mais même dans la tragédie, la dérision relève la tête. Alors quand Chloé est aux portes de la mort, il nous pose une question : "…est-ce que du point de vue moral, il est recommandable de payer des impôts, pour avoir en contrepartie le droit de se faire saisir parce que d'autres payent des impôts qui servent à entretenir la police et les hauts fonctionnaires, c'est un cercle vicieux à briser, que personne n'en paie plus pendant assez longtemps et les fonctionnaires mourront tous de consomption et la guerre n'existera plus."

Alors, on aime ou on n'aime pas ? J'avoue quand même que j'ai eu du mal. Et même si je reconnais qu'il y a quelques pépites que je resservirais volontiers, j'ai du mal à voir dans cet ouvrage ce qu'on vante dans les milieux "autorisés" comme l'un des cent meilleurs romans du XXème siècle. J'ai plus été fasciné par le personnage, son urgence prémonitoire de consommer la vie par les deux bouts, que par cette œuvre.

samedi 21 novembre 2015

Lettre d'une inconnue ~~~~ Stefan Zweig

 


Un cœur qui cherche une oreille compatissante à laquelle se confier, se soulager d'un mal qui le ronge : serait-ce une obsession chez Stefan Zweig ? Amok, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, Le joueur d'échecs, et d'autres peut être que je n'ai pas lus, sont dans cette conception.

Si certaines confidences bénéficient d'une écoute attentive pour s'épancher, La Lettre d'une inconnue force quant à elle la porte de son destinataire. Elle espère y trouver l'écho, certes posthume, auquel sa rédactrice aspirait depuis que son cœur a porté son dévolu sur un homme, un jeune écrivain déjà célèbre. Il ne l'a jusqu'alors payée en retour que d'indifférence.

On ne connaîtra pas l'identité de cet ingrat adulé. Stefan Zweig s'adresse-t-il cette lettre à lui-même ? S'accable-t-il de froideur quand une femme s'enflamme de passion à son endroit ? Se sert-il de son ressenti pour disséquer ce qui éloigne homme et femme quand une volonté supérieure voudrait les rapprocher ?

"Les femmes vivent dans le passé, nous autres dans l'avenir, …" déclare-t-il dans ses Journaux. Il cherche en quoi et comment les contraires pourraient trouver leur complémentarité dans une collusion sentimentale devenue improbable.

Les femmes vivent l'amour dans l'idéal, le rêve. Les hommes dans l'accomplissement. Pour elles, la relation charnelle est un aboutissement, pour eux c'est une conclusion. Elles savent donner quand eux ne savent que prendre. Voire peut-être même dérober. Pour elles encore, aimer est une grâce divine quand pour eux ce n'est qu'une promesse de volupté.

La passion insensée que cette femme déclare dans sa lettre est initiée dès l'adolescence, décrite avec les outrances de cette période de la vie. Ancrée au plus profond de l'être sensible, elle se prolonge dans la maturité. Elle est cependant étouffée, pour ne pas déranger. Même et surtout quand un abandon occasionnel, pourtant non récompensé de l'attention tant désirée, aura été fécond. Appropriation égoïste d'une parcelle de bonheur en forme de compensation ?

Le supplice psychologique est-il une autre obsession chez Stefan Zweig. Il aborde avec cette lettre le drame de l'amour insensé confronté à la désinvolture. Après le deuil de son amour, celui de son enfant, l'auteure de la lettre, dont on ne connaîtra pas le nom, ne pourra alors se résoudre à faire le deuil de la révélation. Certainement pas pour insuffler le remord dans les pensées de l'être idolâtré, seulement et pathétiquement pour glaner un peu d'attention de sa part.

Cette nouvelle est-elle exempte de narcissisme quand l'être adulé présente tant de ressemblances avec son concepteur ? Beaucoup de questions quant à l'intention de Stefan Zweig avec la publication de ce texte, lui qui n'a jamais voulu avoir de descendance. Il n'en reste pas moins que l'exploration de cette situation, caricaturale à dessein, est d'une intensité dramatique troublante. Un vrai travail d'orfèvre dans l'approche de la perversion du destin.


vendredi 2 octobre 2015

Les cerfs-volants ~~~~ Romain Gary



 

Mémoire. Amour. Espoir. Quelle apothéose !

Depuis que j'ai découvert cet auteur, chacun de ses ouvrages est pour moi une étreinte. Je me sens en harmonie avec sa pensée, sa philosophie sans dieu, sa distance avec le bien et le mal, ce ressenti intime qu'il sait insinuer en moi au travers de ses mots et trouver mon adhésion.

Ce roman est certes une histoire d'amour. C'est surtout une preuve d'amour qu'il adresse à qui voudra la cueillir. Ultime offrande. De la part de celui qui sait mais ne juge pas. Romain Gary connaît la part inhumaine qui habite l'humain. La vie est à ses yeux une souffrance qui prend figure humaine. "Son visage me parut familier et je crus d'abord que je le connaissais, mais je compris aussitôt que ce qui m'était familier, c'était l'expression de la souffrance".

Il aime, mais a des scrupules à être aimé quand un autre nourrit la même aspiration et s'en trouve délaissé. L'univers féminin est son refuge. Les femmes, à commencer par sa mère, ont toujours été sujet d'admiration pour lui : "Notre père qui êtes au ciel, mettez le monde au féminin !"

Ami qui trahit, ennemi qui épargne, rien n'est définitivement bon ou mauvais. Il conserve le fol espoir de voir l'homme changer. Il le sait esclave de ses instincts. Il voudrait le voir se satisfaire d'un cerf-volant qui "le tirerait vers le bleu". Une structure fragile qu'un souffle de vent arrache à la terre, comme un cri silencieux lancé au ciel pour dire aux hommes que l'essentiel est ailleurs.

Un livre de Romain Gary, c'est comme une respiration dans une atmosphère de convoitise et de préjugés. Mais quoi qu'il arrive il n'en veut pas aux hommes. Ils ne sont pas responsables. C'est comme ça. C'est le système, dans lequel il implique le grand ordonnateur des choses de ce monde, sans chercher à disserter sur sa nature.

On le savait libre et distant, presque froid, dans les cerfs-volants, le voilà épris et romantique : "Je passai mes dernières heures avec Lila. le bonheur avait une présence presqu'audible, comme si l'ouïe, rompant avec les superficies sonores, pénétrait enfin les profondeurs du silence, cachées jusque-là par la solitude."

La guerre offre un contexte favorable au dévoilement des personnalités. On détecte alors entre tous ces personnages une connivence pour délivrer un ultime message. Ambroise qui se détourne du monde en regardant ses cerfs-volants, Julie Espinoza, le général von Tiele, Hans, Bruno, Marcelin Duprat, Lila bien sûr : ne vous dressez pas les uns contre les autres, la vie donne suffisamment d'occasion de souffrir.

Mais ce point final. Quand on pense que c'est le dernier. Peut-être prémédité ? Posé là derrière un mot, alors qu'il y en aurait eu tant d'autres à crier à la face du monde avant de rejoindre les cerfs-volants dans le ciel.

vendredi 11 septembre 2015

Vingt-quatre heures de la vie d'une femme




On serait dans le domaine de la pâtisserie, on parlerait de mignardise à propos de cet ouvrage de Stefan Sweig. C'est court, c'est une volupté, c'est un délice.

Le délice c'est la candeur de cette dame dépassée par l'aventure qui lui est arrivée, contre son plein gré. Comme une lacération dans une vie bien rangée. Avec pourtant presque un regret. Celui d'une pulsion qui a le goût acidulé de l'interdit.

Le délice, c'est cette langue, faite de mots doux prononcés dans le murmure de la confidence honteuse, en parfaite harmonie avec le personnage discret. Cette dame qui ne peut enfouir plus longtemps au fond d'elle-même ce qui restera comme un éclair aussi soudain qu'inattendu dans un ciel pourtant serein.

On est comblé de la voir soulagée de sa confidence.

C'est un délice.


mardi 11 août 2015

Gros-Câlin ~~~~ Romain Gary

 

  

Un lecteur non averti ferait connaissance de Romain Gary avec Gros-Câlin, il y a de grandes chances pour qu'il ne franchisse pas le cap de la cinquantaine de pages, tant il est déroutant, et classe de facto son auteur parmi les saugrenus à éviter.

N'espérez donc pas de lecture facile avec ce titre pourtant racoleur. C'est à dessein. Amateurs d'intrigues à suspens ou d'aventure sensuelle passez votre chemin. Vous êtes dans l'univers de Romain Gary, avec sa faculté d'abstraction, sa force de communication des émotions et son sens de la dérision. Dans ce registre, je recommande à ceux qui ne liraient qu'un extrait de cet ouvrage de le faire avec l'incursion de Gros-Câlin chez les voisins du dessous de chez Cousin, son héros ainsi nommé. (page 179, édition Folio) C'est du grand art.

La prouesse d'un tel ouvrage est dans sa faculté à l'énoncer de paroles sensées, portées par des propos incohérents. Et le travers du télescopage des idées. C'est l'expression de l'innocence du dément. Désordonnée mais surtout engendrée par la solitude et la carence d'amour. Et plus encore que d'amour à recevoir, d'amour à donner : "Je sais également qu'il existe des amours réciproques, mais je ne prétends pas au luxe. Quelqu'un à aimer, c'est de première nécessité". Le simple, dans sa modestie pitoyable.

Romain Gary n'a pas son pareil, non pas pour se glisser dans un personnage, mais pour y enfermer son lecteur. C'est parvenu à ce stade que ce dernier sera gagné par l'émotion. Car mieux que dans leur substance, c'est dans la forme des propos que le lecteur prend la mesure du désarroi de son héros. L'exercice est périlleux pour un auteur. Si le but c'est l'appropriation du personnage par le lecteur, il y a aussi grand risque de rejet. Il faut toutefois dire qu'à l'époque de la parution de ce livre, Romain Gary est arrivé au sommet de son art, à un stade de sa notoriété où il peut se livrer à des constructions extravagantes, des tournures syntaxiques et sémantiques qui sont autant d'outrages au bien écrire. La trivialité du vocabulaire est même dérangeante, voire choquante. C'est volontaire. Il cherche à communiquer un mal-être en mettant le lecteur lui-même mal à l'aise avec l'usage, et même l'abus, d'un langage très cru, très impudique.

Et suprême défi au monde littéraire, se jouant de la flatterie que pourrait lui valoir sa notoriété, il ira jusqu'à publier son ouvrage sous un pseudonyme, en parfait inconnu.

Mais voilà, le talent est là et on perçoit déjà dans cette publication le galop d'essai pour le prix Goncourt à venir. "J'étais en voie de disparition pour cause d'environnement" (page 285 - édition Folio) c'est déjà une expression qu'il aurait pu mettre dans la bouche de Momo, celui de La vie devant soi, qui paraîtra un an plus tard et vaudra à cet auteur "inconnu" la suprême récompense. La deuxième, pour cet arnaqueur sublime qui se sentait frustré d'avoir atteint le sommet après un premier prix.

Gros-Câlin, c'est l'expression d'un désarroi sans lamentation. La souffrance silencieuse d'un handicap, celle que procurent la solitude et l'indifférence. Ce cancer qui ronge les êtres dans la société moderne. Le serpent tropical dans la vie citadine, c'est une manière d'attirer le regard. C'est aussi un symbole. Celui de la froideur, au propre comme au figuré. La froideur du monde qui l'entoure et ne témoigne pas de cet élan de sympathie dont chacun a le plus grand besoin. En pareille sécheresse du cœur tout est bon pour glaner quelques gouttes de rosée, un peu de la fraîcheur de l'amitié. Tout sauf les lamentations. Question de dignité. La provocation peut elle aussi être un moyen. Un python affublé d'un nom ridicule, mais évocateur, est un bon moyen. Un nom mal-seyant pour un être froid,

dénué de sentiments, mais un nom qui dit tout. Enroule-toi autour de moi, Gros-Câlin, je te communiquerai ma chaleur. Je m'occuperai de toi. J'ai besoin de m'occuper de quelqu'un, fût-il un manchot stupide qui mange des souris. Car voilà bien le problème, un serpent ça n'ingurgite que des êtres vivants. C'est là que l'auteur qui se passionne pour toute forme de vie touche aux limites de son stratagème. Et s'il est un suspens dans cet ouvrage, c'est bien le devenir de cet animal pour qui son nouveau maître se refuse à condamner la moindre parcelle de vie pour le nourrir.

Les idées se télescopent en désordre le plus complet dans l'esprit de Cousin, ce héros en souffrance. Il ira jusqu'à s'assimiler à cet être froid dont il jalouse l'indifférence face au monde qui l'entoure, et s'imaginer gobant des souris.

Dans sa schizophrénie, il explore les occasions de succès. Il se tourne vers Jean Moulin et Pierre Brossolette dont les portraits sont accrochés au mur de ce deux pièces trop banal qui constitue son univers sans chaleur. Faut-il être mort en héros pour trouver grâce aux yeux des autres ?

Je n'écarte pas l'idée que cet auteur habile et subtil eût imaginé avoir atteint son but s'il dérangeait son lecteur au point de lui faire abandonner son ouvrage avant la fin. Cela signifierait qu'il ne se supporterait pas dans la peau de Cousin.

Car la fin justement, quelle peut-t-elle être quand on a perdu la raison ? En désespoir de sympathie des autres.

Alors si d'aventure Romain Gary (alias Emile Ajar) vous a rebuté avec Gros-Câlin, réconciliez-vous d'urgence avec lui en vous délectant de La vie devant soi, par exemple. C'est du garanti. Et plus si affinité, bien entendu.


jeudi 30 juillet 2015

Les mangeurs d'étoiles ~~~~ Romain Gary

 


"Dans les vallées, les paysans mâchent des feuilles de mastala depuis des siècles. On les appelle les "mangeurs d'étoiles" en dialecte cujon. Cela leur procure beaucoup de bonheur et de bien-être, cela compense leur sous-alimentation, et on ne peut pas leur ôter ça, sans rien leur donner d'autre à la place. "

Voilà un ouvrage qui ne dément pas le formidable talent d'écriture de Romain Gary. Il se livre là à une dénonciation de la grande Comédie humaine chère à Honoré de Balzac, poussée ici dans les retranchements de la déraison.

C'est un ouvrage construit en deux parties d'inégales longueurs et intensités. Une première partie titrée "La nouvelle frontière" qui nous fait osciller autour de valeurs et leur contraire. Comme une frontière mouvante entre les cultures, les religions, que l'histoire d'un pays d'Amérique latine - qui ne dit pas son nom mais dont on apprend qu'il a été colonisé par les Espagnols - a fait s'entremêler dans la contrainte, pour parvenir au 20ème siècle à cette émulsion instable, laquelle profite de la moindre saute d'humeur pour redissocier les densités inégales.

Dans son exploration de la nature humaine, toutes les oppositions sont à la fête sous la plume de Romain Gary. La folie et la raison, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, le beau et le laid, la grandeur et la bassesse, le talent et la médiocrité, la trahison et la loyauté, pour finir dans un exercice de funambule ivre au-dessus du gouffre du désespoir. le désespoir d'un indien, José Almayo, devenu président de son pays et qui, dans sa revanche sur l'histoire de son peuple, se brûlera les ailes au mirage d'un pouvoir illusoire. Car il faut "bien autre chose que "l'indépendance" pour tirer les "primitifs" des pattes des colonisateurs."

Il ne parviendra jamais à faire rêver, ses congénères encore moins que les autres. En mythe expiatoire, il se fascinera alors pour les artistes, les illusionnistes en particulier. Ceux qui savent hypnotiser leur auditoire et quitter la scène en triomphant de la grandeur du mystère qu'ils ont répandu sur lui, y compris sur les plus incrédules. Quand lui, petit indien d'un village reculé auquel personne ne croyait, devenu maître du pays, devrait se contenter du mystère de la mort.
"Jack" est le titre de la deuxième partie. C'est aussi le nom de ce maître de l'illusion que José Almayo poursuit de sa convoitise. Dans sa course folle et désespérée, imaginant tous les stratagèmes pour gagner les puissants à sa cause - même celui de tuer sa mère pour se conférer un statut de victime - il veut capter le pouvoir de ce saltimbanque. Il veut s'approprier sa force. Car "Il savait qu'il y avait une chose que les indiens ne pardonnaient jamais, et c'était la faiblesse." de faiblesse, il n'aura donc jamais avec quiconque. Pas même pour lui.

Cependant, même avec ses blessures d'orgueil de dictateur déchu, il conserve à nos yeux un fond de sympathie. Car on sait que sa rancoeur vient du fond des âges, transmise dans le sang, de génération en génération, depuis que des êtres casqués venus à bord de galions ont fait main basse sur leur richesse, au premier rang desquelles leur fierté de peuple libre.

Point d'intrigue sulfureuse dans cette fiction. Romain Gary sait que la complexité de la nature humaine se suffit à elle-même pour entretenir l'intérêt du lecteur. Il a raison.
Quant à moi, je ne suis plus un lecteur crédible lorsqu'il s'agit de Romain Gary. J'ai perdu toute objectivité pour la critique. Je suis acquis à la cause de cette sagesse subtile qui a fait sienne la souffrance de l'humanité. J'achète ses ouvrages les yeux fermés.


dimanche 12 juillet 2015

Les racines du ciel ~~~~ Romain Gary

 



"C'était une allemande et sa présence dans cette affaire prouvait bien qu'il ne fallait pas désespérer de ce peuple. C'était bien leur tour de faire quelque chose pour les éléphants. Il était temps, après Auschwitz, qu'ils puissent manifester eux aussi leur amour de la nature, se porter à leur tour au secours de la marge humaine… qui doit nous contenir tous, par-delà les races, les nations et les idéologies."

Tout Romain Gary est dans cette phrase. L'humaniste forcené. Le déraciné. Le compagnon de la libération. L'avocat de toute forme de vie. L'adorateur de la nature. Celui qui n'a jamais tergiversé pour choisir sa voie. Celui qui, en dépit des horreurs inqualifiables commises par l'espèce humaine, a voulu lui conserver "une confiance absurde" en son coeur. Morel, c'est Romain Gary.

Dans Les racines du ciel, il se donne corps et âme à la mission d'instruire, à charge et à décharge, pas seulement comme il se doit mais surtout comme il se l'impose, la cause de l'espèce humaine. Car c'est bien de cela dont il s'agit dans cet ouvrage. Opposer une philanthropie chevillée au corps et au coeur à la misanthropie de "la marge humaine", cette part de la création qui revendique l'intelligence. Suprême orgueil d'une espèce qui prouve sa bassesse au quotidien par des actes ignobles contre un symbole de noblesse : l'éléphant.

Qui peut envisager qu'une espèce ne puisse exister qu'en en éliminant une autre de la surface de la terre, en se glorifiant d'un "beau coup de fusil" ? Qui peut imaginer qu'en imposant son exclusivité avide et arrogante au reste de la nature, l'humanité ne courre pas elle-même à sa propre perte ? Surtout pas Romain Gary. Lui qui se réjouit de redresser le hanneton tombé sur le dos et le rendre ainsi à la liberté, à la vie.

Précurseur et visionnaire, Romain Gary a imaginé tous les maux qui conduiront, cinquante ans plus tard, nos contemporains à mettre sur pied un ministère de l'écologie. Mais ce sera seulement pour se donner bonne conscience. Pas pour sauver l'éléphant. Aussi imposant, aussi noble soit-il, il n'est pas de taille à lutter contre l'orgueil et la cupidité de l'espèce qui a inventé la poudre.

Je salue en toi, Romain Gary, le génie issu d'un humanisme sans concession, l'auteur d'une oeuvre monumentale qui te fait survivre à ta propre disparition.

Toi qui as " bu à la source empoisonnée : celle de l'espoir", tu n'as pas supporté de voir cette "marge humaine" rester sourde à tes cris d'alarme maintes fois réitérés, tout au long d'une oeuvre éclatante d'un talent transcendant, et décidé finalement de verser dans ce "malentendu physiologique qu'on appelle la mort", plutôt que de persévérer en spectateur engourdi devant un "paysage de persécution universelle".

Je t'ai imaginé devant ta page blanche, aux prémices de ce qui est devenu un roman philosophique sans dérive sectaire, un roman psychologique sans prétention intellectuelle, un roman physiologique sans déviation charnelle. Je contemple ce résultat que tu as laissé entre mes mains, sous mes yeux, à la merci de ma sensibilité et de mon entendement. Je reste ébahi devant le fruit de cette intelligence inspirée, que l'académie Goncourt n'a pu que consacrer au rang de chef d'oeuvre.

Comment aurait-il pu en être autrement ?


dimanche 14 juin 2015

Viou ~~~~ Henri Troyat

 



Comme la neige qui arrive fort à propos la veille de Noël, tout dans ce roman d'Henri Troyat jouit du même opportunisme. Même la mort du patriarche.

Je ferme le premier tome de la trilogie Viou. J'ai été heureux d'y retrouver cette belle langue d'une grande précision et pourtant nourrie de mots simples que j'avais appréciée dans la série Des semailles et des moissons. La langue d'un auteur prolifique, grand témoin de ce vingtième siècle, balloté entre la course effrénée du progrès technologique et les grands cataclysmes qui ont meurtri l'Europe. Une langue qui procure un grand confort de lecture et fait descendre sur vous la nostalgie de l'ambiance des grandes sagas à l'époque où la famille constituait l'assise structurelle de la société.
Dans les romans d'Henri Troyat, le tumulte des événements de l'existence est lissé dans la course du temps sur le rail de la destinée. Il décrit la vie comme elle est. C'est un regard élevé au-dessus des joies et des chagrins qui alternent et s'enchaînent sans ralentir les aiguilles de l'horloge.

Henri Troyat nous parle d'un temps où l'autorité des parents, des instituteurs, plaçait encore ses jalons dans l'éducation des jeunes générations. Une époque où le respect était une notion vivante. Les énergies étaient canalisées par des codes de conduite. C'est une époque qui connaît encore les interdits. C'est pour cette raison que la vie y était plus exaltante. Nul besoin alors d'avoir recours à des artifices pour pimenter l'existence. Il suffisait de braver les interdits, comme par exemple mentir sur ses résultats scolaires, ce que Viou commettra, à s'en torturer de remords.

Viou est née avec la guerre. Son père y a perdu la vie. Son souvenir est trop flou dans sa mémoire pour lui en procurer du chagrin. Elle souffre en revanche de l'absence de sa mère, partie refaire sa vie à Paris. Elle découvre l'univers des adultes entre ses grands-parents paternels, une vieille tante et une servante de la famille un peu sourde, son institutrice. Elle n'est pas malheureuse. Sans vraie passion, elle jouit de bonheurs simples avec les visites trop rares de sa mère, la complicité d'un grand-père en butte à une épouse rébarbative et bigote ou encore l'amour de son chien.

Et tout à coup sa vie change. Mais pour savoir de quelle manière il faut se plonger le deuxième tome de la trilogie, ce que je ferai avec plaisir.


vendredi 1 mai 2015

Au delà de cette limite votre ticket n'est plus valable ~~~~ Romain Gary

 



Voilà un ouvrage à ne pas mettre entre toutes les mains. Des mains de femmes en particulier. Il décrit trop bien ce sur quoi les hommes bâtissent souvent leur ascendant sur leur entourage, féminin en particulier : le concept illusoire de la virilité. Et comme de juste, lorsque le fondement de ce pouvoir fallacieux vacille, ce n'est pas un pan de ce monde qui s'écroule, mais le monde tout entier.

Sur un thème comme celui-ci, abordé de manière très crue par Romain Gary, quel que soit le dénouement qu'il pourra apporter à son sujet, avec peut-être un rebondissement heureux, on sait qu'il ne sera que provisoire ou compensatoire. Faut-il donc irrémédiablement verser dans la philosophie et abandonner tout de go le principe souverain sur lequel l'homme fonde instinctivement sa position dominante ? Difficile à faire admettre à celui dont la vigueur du corps autorise des espoirs de conquête. La nature est ainsi faite.

Romain Gary place tous les êtres que cette Nature a conçus sur un pied d'égalité. Il déteste l'idée que le seul hasard de la naissance puisse autoriser l'un ou l'autre de s'arroger des prétentions de supériorité. Démonter le mécanisme qui organise la déchéance d'une telle ambition lui a paru approprié pour faire valoir ce point de vue. C'est ainsi que Jacques, le soixantenaire enamouré d'une jeunette, vit l'enfer de celui perd sa légitimité de mâle dominant en déplorant l'impuissance qui le gagne.

Quand on est, comme je le suis, représentant de la communauté des lecteurs, que j'oppose ici à lectrices, ce roman a quelque chose de déstabilisant. Nos tentations narcissiques en prennent un coup. Mais ce n'est que justice. Cela ouvre les yeux sur le caractère dérisoire et éphémère de toute tendance à faire prévaloir les aspirations corporelles aux dépens de celles de l'esprit.
“Vivre est une prière que seul l'amour d'une femme permet d'exaucer”. Voilà qui coupe court à toute velléité de contester la vénération que Romain Gary voue aux femmes. Sa mère en tête de liste. Relisons La promesse de l'aube.

Dans les infidélités qu'il fait au souvenir de cette dernière, en s'abandonnant dans les bras d'autres femmes, il ne conçoit de relation amoureuse que dans le partage. A parts égales. Aussi quand le déséquilibre s'installe, son humanisme est malmené. C'est le thème sous tendu par la mésaventure de Jacques, son héros.

Cet ouvrage est à mes yeux en retrait par rapport au reste de son oeuvre, assez inégal dans ses chapitres, mais cela reste du Romain Gary et constitue un éclairage supplémentaire dans la connaissance de cet auteur fabuleux.


jeudi 16 avril 2015

La promesse de l'aube ~~~~ Romain Gary

 



J'avais la tentation d'écrire. Puis j'ai lu Romain Gary. Je me suis laissé emporter par le flot impétueux des phrases longues et ardentes de La promesse de l'aube. J'ai alors mesuré le gouffre qu'il y a entre la limpidité du talent et la turbidité de mon intention prétentieuse. Je me suis donc ravisé. Merci maître de m'avoir rendu quelque modestie et calmé ainsi mes ardeurs brouillonnes. Je me contenterai donc d'essayer de traduire mon enthousiasme pour les belles pages de littérature moderne que je viens d'ingurgiter goulûment.

Voilà un ouvrage auto biographique qui, de la première à la dernière page, fait l'apologie d'un amour particulier, inaltérable. Celui que partagent une mère et son fils.

Romain Gary a toutefois bien imaginé l'embarras qui pourrait s'installer dans l'esprit de son lecteur avec une telle confidence. Il se sent alors obligé d'anticiper sur les suspicions que cette relation pourrait faire naître chez les " frétillants parasites suceurs de l'âme" et se défend de toute connotation incestueuse quant à cet élan partagé : "Je ne crois donc avoir éprouvé à l'égard de ma mère, que je n'ai jamais connue vraiment jeune, que des sentiments platoniques et affectueux".
Etonnante la soif de célébrité pour son fils qui obsède cette mère. Peu importe la voie ou le moyen d'y parvenir. Rien ne la rebute, ni ne la décourage. Le destin lui donnera raison. A notre plus grand bénéfice, nous, lecteurs d'un temps où ce magicien du verbe n'est plus.

Mais l'amour confère des devoirs envers son objet. Même s'il faut se mettre en danger pour le manifester et le préserver. Cela vaudra à Romain Gary, alors adolescent, de recevoir la plus belle paire de gifles de sa vie de la part de sa mère. Sans rancune. Une leçon d'amour. C'est tout.

Il en sera pour son pays d'adoption comme pour sa mère. Un amour absolu et inconditionnel. Même loin des yeux. "De toute mon existence, je n'ai entendu que deux êtres parler de la France avec le même accent : ma mère et le général de Gaulle".

Romain Gary a été un combattant de la France libre de la première heure. Dès la défaite de juin 1940 il a compris que son devoir lui commandait de ne pas accepter la défaite. Mais il n'en veut à personne, ni aux ennemis de la France, ni à ceux qui leur serrent la main. Il n'est pas avec eux c'est tout. C'est un humaniste convaincu. En dépit des épreuves qui jalonnent sa vie, il conserve foi en l'espèce humaine. En l'être vivant devrait-on dire, car il respecte tout ce qui naît et croît sur terre. Il va jusqu'à regretter de faire du mal à ses semblables en participant à des actions de guerre. Son amour pour ce pays d'adoption en fait un Eden patriotique. Il lui dicte un devoir sans arrière-pensée.

Romain Gary a un regard lucide sur l'existence. C'est un spectateur de sa propre vie. "Je ne triche pas avec moi-même et je sais que, pour l'essentiel, j'ai été et ne serai plus jamais".

A plusieurs reprises, dans cet ouvrage publié en 1960, avec une lecture avisée - car il est facile de refaire l'histoire quand on en connaît la fin - on perçoit la germination de ce qu'il qualifie "d'intention sublime". Celle qui lui fera écourter sa vie 20 ans plus tard. Tant pis pour nous. Mais peut-être avait-il alors la conviction d'avoir été au bout de ses écrits. Peut-être avait-il perçu les limites de son humanisme. Ou peut-être cet homme, qui avait besoin d'être materné, ne supportait-il pas l'idée que l'élue de son cœur ait choisi de le confier à la plus fidèle amie de l'écrivain : la solitude.

Aussi, entre deux œuvres de solitude, préférera-t-il la mort. A le lire, on comprend que cette échéance ne le rebute pas. Cette prédestination n'est que l'ultime chance de débarrasser l'âme d'un corps devenu fardeau. Rien de plus normal lorsqu'il fait le décompte précis de ceux de ses amis que la guerre a gommés du monde. En avait-il des amis d'ailleurs ? Il n'en exprime pas le moindre regret. Il a de toute façon la certitude de les retrouver un jour.

Fabuleux créateur de beaux textes, au langage alternant humour et froideur, toujours pudique. Il a vis-à-vis du destin le détachement de ceux qu'habite le fatalisme. Avec l'air de vous dire: voilà les choses comme elles sont. Je vous l'aurai dit. Faites-en ce que vous voulez.

Quel sentiment m'anime en fermant cet ouvrage, si ce n'est une admiration inconditionnelle ? Et bien sûr un peu de jalousie ! Mais je partage son approche quant à la destinée.


samedi 31 janvier 2015

La vie devant soi ~~~~ Romain Gary

 


C'est un roman d'amour porté par des mots d'enfant. C'est un roman d'humour qui colporte une histoire triste. C'est Splendide.

La supercherie du pseudonyme a valu à Romain Gary un second prix Goncourt, ce que le règlement de la prestigieuse récompense n'autorise pas. Fallait-il qu'il se sache convaincu de la prouesse littéraire pour oser un tel pied de nez à la profession. Ô combien a-t-il eu raison !
Sans cet artifice, il aurait alors fallu inventer un autre prix. Un super prix, comme on dit de nos jours quand on est parvenu aux confins des possibilités de son pauvre vocabulaire. Un super oscar, pour ne pas laisser pareil ouvrage s'enfouir dans le grand fourre-tout des œuvres non primées.
C'est une performance que celle de tenir des propos d'enfant, de traduire une conception mentale naissante, l'ouverture au monde des adultes, sans trahir sa maturité, sa propre expérience de la vie.

La première moitié de cet ouvrage est un peu longue. La seconde nous la fait percevoir comme une nécessité pour bien amener et transmettre la teneur philosophique de cette œuvre. le bonheur, la religion, les différences, la vie et sa fin inéluctable, la quête de ses racines. Autant de thèmes qui se télescopent dans l'esprit de Momo. Fils de pute (sic), de père inconnu, il se raccroche à sa bouée, Madame Rosa. Il s'interroge sur la vie. Pourquoi ci ? Pourquoi ça ? Et déjà des certitudes sur la cruauté de l'existence.

Les différences. Des inventions d'adultes qui ont conduit madame Rosa dans les camps de déportation et qui font que Momo se refuse à sa condition d'enfant abandonné, de confession musulmane. Il a pourtant remarqué que quelques preuves d'amour, de la part de qui on ne les attendait pas, peuvent gommer beaucoup de différences justement. Mais voilà Madame Rosa ne va pas bien. Momo a bien perçu que son avenir affectif en dépend. Il sent bien que cet esquif qui le maintient à flot est en train de prendre l'eau.

Les confidences de Momo abordent des sujets graves avec une légèreté qui ne nuit pas au message, bien au contraire. L'humour naïf est le plus beau vecteur de vérité pour qui sait l'engendrer. Romain Gary nous en fait une démonstration éclatante dans cet ouvrage. Car l'humour est bien le ton général d'un bout à l'autre de ce récit. L'échange entre madame Rosa et Kadir Youssef venu récupérer son fils est une des plus belles pépites de cet exercice ô combien périlleux. Un chef d'oeuvre du genre.
C'est un livre que j'ai avalé dans un TGV qui avalait quant à lui les kilomètres vers Paris. Mes voisins de voiture ont vite compris que peine perdue était de me faire partager leur conversation. Cette merveille m'a souvent imprimé un sourire sur les lèvres et toujours inspiré de vraies émotions. J'espère trouver encore beaucoup de livres comme celui-là pour me voler le paysage vers …

Peu importe d'ailleurs, ce sera vers de belles lectures.