George Semprun a
choisi d'écrire certains de ses ouvrages autobiographiques en français, langue
qu'il dominait comme tant autres. Il s'est alors heurté à une difficulté
sémantique inattendue de la langue de Molière, une lacune. Il
est un mot qui fait défaut à cette dernière, celui qui exprime le "vécu
intime" de la personne. En français, le mot expérience a une connotation
trop physique, presque scientifique, il ne fait pas suffisamment appel au
ressenti qui grave la mémoire profonde comme peuvent le faire les substantifs
idoines en allemand ou en espagnol.Car c'est évidemment sur ce terrain que se situe la raison d'être d'un
témoignage, la transmission du "vécu intime" d'une page de l'histoire
personnelle d'un être aussi tragique qu'a pu être celle des camps de la mort.
Comment faire comprendre à autrui que celui qui en est revenu n'est plus celui
qui y est entré, à celui qui est dehors ce qu'a vécu celui qui était dedans.
Cette discrimination du dedans dehors est le credo de son premier ouvrage le grand
voyage. Comment faire comprendre que celui qui était dedans y a vécu la
mort, si tant est que la mort puisse se vivre, même s'il en est revenu.
Alors évidemment, quand il s'agit de transmettre ce "vécu intime",
les difficultés se font jour : que dire, quand le dire, comment le dire, et au
final pourquoi le dire ? Car le témoignant se heurte en fait à l'écueil suivant
: qui pour entendre, comprendre et surtout admettre ? Qui aura le courage de se
placer dans l'inconfort moral d'affronter une vérité historique déshonorante
pour l'humanité ?
Jorge Semprun avait
observé le sort réservé à l'ouvrage de Primo Levi édité
dès le lendemain de la guerre, en 1947. le rejet des grands éditeurs, la
diffusion confidentielle, le piètre accueil de ses contemporains étaient perçus
par lui comme une volonté d'occulter cette page sombre de l'histoire de
l'humanité, comme un faux-pas de cette dernière. Jorge Semprun s'était
donc imposé l'exercice surhumain de repousser le harcèlement du souvenir et la
tentation de le crier à la face du monde. Il refusait la culpabilisation d'être
revenu de l'enfer - Il faut lire à ce sujet en fin d'ouvrage ce qui concourut à
la survie du matricule 44904, son matricule. Il voulait connaître le bonheur
fou de l'oubli. Il se plaçait en posture de quête de repos spirituel.
Avec L'écriture
ou la vie, Jorge
Semprun nous propose une forme d'élévation, que lui autorise sa
culture philosophique. Conscient qu'une écriture de témoignage de faits ne
serait que "litanie de douleurs", qu'il faut pour frapper les esprits
lui préférer une forme suggestive plus que figurative, il n'évoque jamais la
haine mais dénonce le Mal absolu. Avec la majuscule qui donne à ce substantif
la dimension mythologique que lui vaut l'ampleur des conséquences néfastes
infligées à l'espèce humaine par le nazisme.
La mort de Primo
Levi en 1987 a été pour Jorge Semprun la
prise de conscience de la dépendance du souvenir au témoignage des seuls
survivants des camps de la mort : "Le souvenir vivace, entêtant, de
l'odeur du four crématoire : fade, écoeurante… l'odeur de chair brûlée… Un jour
prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce
ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur.
Inodore, donc." La disparition de Primo Levi remettait
la mort d'actualité. Jorge Semprun qui
disait avoir vécu sa propre mort à Buchenwald acceptera quelques années plus
tard, en 1992, une invitation à se rendre sur le site du camp. Il acceptait de
confronter le rêve de la vie d'après, et d'avant aussi d'ailleurs, avec celui
cauchemardesque qui lui avait volé ses vingt ans. Sa vie après le camp, c'était
sa vie après la mort. Renaissance, aussi absurde que naissance, pour se voir
confronté à une mort tout aussi stupide. Ce ne sont ni Camus ni Cioran qui le
contrediront.
Après une stratégie de survie qui consistait à ne rien lire, ne rien écrire sur
le sujet honni, à rechercher la compagnie de personnes ignorant tout de ce
passé maudit et tenter de devenir un autre, Jorge Semprun trouve
le courage d'affronter cette page de sa vie au travers de l'écriture, bien
averti qu'elle le rendrait vulnérable aux affres de la mémoire. Il se convainc
de dire que tout ce qui n'est pas du domaine du camp est du domaine du rêve,
dans un ouvrage qu'il avait d'abord intitulé L'écriture ou la mort qui sera
publié sous celui de L'écriture
ou la vie.
Moi qui suis un lecteur de ces mots des Jorge Semprun, Primo Levi, et autres
hommes et femmes témoins de l'enfer des camps, moi pour qui "l'odeur de la
fumée du crématoire n'est qu'une phrase, une référence littéraire, une idée
d'odeur", je reste fasciné d'horreur à la lecture de chacun de ces
ouvrages qui du Mal absolu ne me donne certes qu'une idée, mais qui
m'attribuent ma juste part de responsabilité d'appartenir à une espèce capable
de ce Mal.