La mythologie grecque ne compte dans ses rangs que deux
sorcières, Circé et Médée. Si elles possèdent des pouvoirs magiques quelque peu
redoutables, leur apparence n'a toutefois rien d'effrayant. Elles sont jeunes
et ravissantes. Madeline
Miller a jeté son dévolu sur la première des deux pour nous
faire partager sa vie. Une partie infinitésimale de celle-ci dois-je préciser
car en sa qualité de déesse sa vie ne saurait connaître de fin. Et à l'heure où
j'écris ces mots peut être Circé me regarde-t-elle de je ne sais quelle
hauteur, peut-être est-elle penchée sur mon clavier à s'intéresser à ce que je
pourrais dévoiler de ses péripéties affectives. Aussi dois-je prendre garde de
ne pas la vexer.
Ce bout de chemin que Madeline
Miller nous propose en sa compagnie nous projette dans un monde
où le fantastique et le réel sont intimement liés. Un monde que nous relate les
premiers poètes grecs, lesquels envisageaient des dieux à leur image, non
seulement d'apparence mais aussi de comportement. Une façon de les apprivoiser,
de se rassurer surtout, en leur prêtant des défauts et qualités bien connus
d'eux et fidèlement transmis à nous autres leurs descendants. Car il faut
préciser que de tous temps, aussi puissants et omniscients qu'ils pussent être,
les dieux n'en étaient pas moins dangereux dans leurs colères et donc craints
des mortels, dont le modeste représentant que je suis.
Circé a été bannie et condamnée à l'exil sur l'île de AEaea, où elle réside
peut-être encore. Telle fut la sentence de son père Hélios, dieu du soleil,
lequel avait tenu conseil avec Zeus, après que celle-ci eût fait absorber à la
nymphe Scylla, sa rivale de cœur, un philtre qui la transforma en monstre
hideux à six têtes et tentacules. Je prendrai donc garde à ce que j'absorberai
après avoir publié cette chronique.
Expatriée en face de Charybde elle fit du détroit (de Messine) l'écueil redouté
de tous les marins et accessoirement l'origine du dicton dont on use encore de
nos jours : tomber de Charybde en Scylla. Éviter un péril pour succomber à un
autre. Circé n'en était d'ailleurs pas à son coup d'essai pour provoquer la
colère de ses illustres parents. N'avait-elle pas auparavant tenté d'adoucir le
sort de Prométhée, lui-même condamné au supplice par Zeus pour avoir donné le
feu aux hommes. Je lui dois donc de pouvoir faire quelques grillades sur mon
barbecue, mais là encore point trop n'en faut, au risque d'attirer les foudres
de Zeus.
Une affaire de cœur est donc à l'origine du triste sort de Circé dont Madeline
Miller a décidé de nous entretenir, à mon grand plaisir de
lecteur aux jours comptés. Car figurez-vous que les dieux et déesses de la
mythologie grecque éprouvent des sentiments et convolent entre eux sans
préoccupation d'inceste et consanguinité mais pas seulement, ils ou elles
convoitent aussi les faveurs des mortels, sans préoccupation de chronologie
cette fois, car leur temps n'est pas le nôtre forcément. Avec donc la certitude
de voir leurs amours se dissoudre dans l'éternité divine, petite fenêtre de
concupiscence contre un espoir fou pour l'élu(e) d'accéder à l'immortalité. Circé
convoitait le cœur du modeste pêcheur Glaucos, en fit un immortel.
A ce propos Circé si tu me regardes…
Non, bon, c'était juste une suggestion comme ça !
Mais pour en revenir à Glaucos, devenu immortel mais ingrat, ce dernier se
laissa tenter par les charmes de Scylla. Pour le plus grand déboire des deux
rivales et de nombre de ceux qui, en victimes expiatoires, croisèrent la route
de chacune d'elles. C'est ce qu'on appelle des dommages collatéraux.
L'exil de Circé sur son île sera toutefois adouci par quelques visiteurs. Au
rang desquels Hermès, avec qui elle réchauffera sa couche, mais certes pas de
son cœur. Car le messager des dieux, que certains présentent comme ancêtre
d'Ulysse, avait une attitude quelque peu ambiguë, voire déloyale vis-à-vis de
l'exilée. Jason y fera escale aussi, de retour de sa quête de la toison d'or.
Mais c'est surtout le héros de l'Odyssée dans son périple de retour vers sa
chère Pénélope qui s'autorisera quelques mois de repos auprès de Circé et
conditionnera par là même une part de son avenir, dont on apprécie mal la durée
tant il est confus de s'imaginer ce que peut être l'avenir d'un immortel.
On a compris qu'Ulysse ne sera pas aussi fidèle que sa tendre et chère dont on
connaît le stratagème pour repousser les prétendants convaincus de la
disparition du héros de la guerre de Troie. Il faut bien dire qu'ayant provoqué
le courroux de Poséidon, il était encore loin du terme de son errance sur les
mers. Il quittera cependant Circé sans savoir que le fruit de leurs amours sera
un fils, Télégonos. Madeline
Miller n'évoque que celui-là dans son ouvrage quand d'autres
références mentionnent une filiation plus prolifique avec le roi d'Ithaque.
Mais les sources de la mythologie étant ce qu'elles sont, les interprétations
peuvent être diverses et contradictoires et donc aussi fantaisistes que
plausibles.
"L'un de nous doit avoir du chagrin. Je n'allais pas accepter que ce soit
lui". Voilà des propos empreints d'un amour tout maternel mis dans la
bouche de Circé à l'égard de ce fils bâtard d'Ulysse lorsque la puissante
Athéna, également aussi belle que redoutable, réclama son tribut en
compensation de la mort de son protégé, Ulysse. Cet épisode nous fait toucher
du doigt l'humanité avec laquelle Madeline
Miller s'est intéressée au sort de Circé. Il nous ouvre sur la
somptueuse dramaturgie en forme de réhabilitation d'une sorcière, car si l'on
en croit cette auteure, Circé n'avait de démoniaque que ses pouvoirs
surnaturels et non les intentions malfaisantes que notre culture moderne serait
tentée de lui attribuer. Ses écarts n'étaient que la conséquence d'un cœur en
proie aux déboires d'une sensibilité toute féminine.
C'est ainsi qu'en recevant en son île Pénélope devenue veuve et son fils
Télémaque, l'auteure nous offre une belle passe d'arme chargée d'émotions entre
ces deux femmes, toutes deux mères d'un fils d'Ulysse. L'ouvrage déjà riche en
péripéties que l'on imagine dans la fantasmagorie mythologique connaît un
sursaut digne d'une tragédie classique dans lequel le devoir s'oppose à
l'amour, filial celui-là. le sacrifice d'une mère, fût-elle déesse, pour un
fils mortel. Une éternité de chagrin donc pour un fils qui sur terre ne fait
que passer. Voilà bien la preuve que l'amour ne connaît d'échéance que la mort
de celui qui l'éprouve. Et lorsque celui-là est immortel, l'amour l'est autant.
Magnifique ouvrage de Madeline
Miller qui offre aux fervents des mythes et légendes une page
d'émotions affranchie des contraintes du temps.