Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

samedi 25 mars 2017

Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil ~~~~ Haruki Murakami

 



C'est sans doute à cela que se reconnaissent les grands auteurs. A cette capacité de produire avec une qualité presque égalée des livres aussi différents que Kafka sur le rivage et celui-ci : Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil.

Du feu brûlant de la passion amoureuse il est question dans ce dernier. Celui-là même qui est capable de tout détruire sur son passage pour satisfaire son besoin d'exclusivité. Y compris de sacrifier l'amour-tendresse qui s'est installé dans une famille. La planche de salut de Hajime, cet homme bien rangé et rattrapé par un amour d'enfance, viendra-t-elle de la noblesse de cœur de l'être blessé par son infidélité ?

Cet ouvrage, occidentalisé dans son intrigue, aurait pu devenir d'une grande banalité si ce n'était le talent de Haruki Murakami. Il a su échafauder un dénouement remarquablement bien construit et conserver la pudeur de l'être intime dans des scènes amoureuses pourtant sans équivoque, car dépourvues de cet art de l'ellipse dans lequel brillent les auteurs japonais.

Décidément cet auteur m'installe dans sa dépendance. La ballade de l'impossible est inscrite en bonne place pour poursuivre ma connaissance de son œuvre. Les dernières critiques postées sur Babelio m'en ont convaincu.


mardi 21 mars 2017

Kafka sur le rivage ~~~~ Haruki Murakami

 



Qui n'envisage pas de voir pleuvoir des sardines et des maquereaux, de tenir une conversation avec des chats, manquera de prédispositions pour progresser sur le filin tendu au-dessus du gouffre de l'irrationnel par Haruki Murakami. Avec la lecture de Kafka sur le rivage, je me suis livré à cet exercice périlleux. Je dois maintenant recouvrer mes esprits.

J'en sors comme on émerge d'une apnée, avec la soudaine avidité du monde extérieur tant cette lecture s'est accaparé de mon libre arbitre. Cet ouvrage est un imaginaire enfermé entre son titre et son point final. Mes yeux lui ont rendu la liberté. Il s'est alors emparé de mon esprit, l'a assujetti, tyrannisé, pour le conduire vers le dénouement dont je me prenais à rêver qu'il me soulagerait de la dépendance dans laquelle il m'entretenait. Peine perdue, aussitôt refermé, j'envisage déjà de le relire.

Du temps qu'il me vole, il se moque. Son temps à lui est une valeur aléatoire. Dans ses battements désordonnés il me dit la vanité des choses. Comme celle des mots d'ailleurs. Avec Haruki Murakami l'important n'est pas dans les mots. Les siens sont simples, son vocabulaire presque rudimentaire. Ses mots n'ont de pouvoir que dans ce qu'ils taisent et vous laisse imaginer. "Le monde est une métaphore."

Chaque être n'est plein que de ce qui gravite autour de lui, le contraint, l'oppresse et nourrit ses fantasmes. La force de cet ouvrage est de s'affranchir du vraisemblable, au point de tutoyer l'absurde. Cette liberté ainsi acquise donne des ailes à son auteur pour l'essentiel : traduire les sentiments avec une force prodigieuse sans jamais les évoquer. Dans cet univers introverti ainsi affranchi de toute règle, les personnages sont mus par des forces extérieures qui guident leurs pas, commandent leurs gestes, et auxquelles ils ne résistent pas. Chaque être est un concept, en quête de sa moitié perdue.

Tel Kafka Tamura, l'adolescent de quinze ans qui se fait ainsi nommer et décide de fuir un père qu'il abhorre, un père qui lui a infligé une prédiction nocive, "telle une étendue d'eau noire". Le jeune homme nommé corbeau, son mentor intérieur, lui commande d'aller puiser sa force ailleurs. Où ? Il ne sait pas encore. Il part en quête de l'apaisement de la tempête intérieure qui le tourmente. Peut-être en quête de celle qui l'a abandonné dans ses premières années. Le manque le ronge. Le pourquoi surtout. C'est intime, c'est incrusté dans ses gènes.

Mademoiselle Saeki quant à elle a vécu un amour démesuré. Un amour qui a dépassé ce que chacun peut imaginer dans ses rêves les plus fous. Mais, transportée par cette prospérité, mademoiselle Saeki n'a pas pris garde à la cruauté de la vie. A tel point qu'à vingt ans elle avait déjà consommé son capital bonheur. Son amour lui a été arraché. Trente ans plus tard, lasse d'une errance sans but, elle est revenue devant ce tableau qui contient toute sa vie. Dans l'attente de celui à qui le transmettre.

Nakata est un vieil homme solitaire dont l'esprit a été vidé de la méchanceté du monde. Nakata a le pouvoir de dialoguer avec les chats. Nakata, qui parle de lui à la troisième personne, sait les ramener, non pas à leur maître, ils n'en ont pas, mais en leur foyer quand leur instinct les en a écartés. Aussi lorsqu'il rencontre celui qui les dépèce vivant, Nakata commet l'irréparable. Il comprendra plus tard que son geste, et la fuite qu'il lui a imposée, auront un sens.

Chacun puise sa force dans l'amour de l'autre. C'est pour cela que les êtres jetés en pâture à la solitude ne pourront quitter ce rivage sans le soulagement de savoir un tendre regard se poser sur leurs pas dans le sable. Avant qu'ils ne s'effacent. Plus que l'amour, c'est son souvenir qu'il faut entretenir. L'union des corps n'est qu'un leurre. Fût-elle la conclusion d'une sensualité exacerbée portée au bord de l'effusion. Fût-elle incestueuse. Celle des esprits est la seule perspective qui prépare à basculer dans le monde intermédiaire, l'âme en paix. C'est pour cela que les chemins de ces trois-là se croiseront. À leur corps défendant.

Cet ouvrage est absolument somptueux.

Je remercie celle qui a eu la subtile attention de le poser sur ma table en me disant : "vous me direz ce que vous en pensez."


dimanche 12 mars 2017

La classe de neige ~~~~ Emmanuel Carrère



Nul ne guérit de son enfance, chante Jean Ferrat.

L'enfance ce n'est pas un temps de la vie. C'est un lieu où tout est démesuré. Les chaises trop hautes, les chagrins trop profonds. Les grandes personnes trop souvent incompréhensibles. Tout au long de l'existence, l'enfance vous rappelle à ses jeux d'ombre et de lumière.

L'enfance est un refuge quand c'est un sourire qui vous y invite. C'est l'antre de la terreur quand c'est le souvenir d'une larme qui coule.

Celui qui traverse l'enfance a besoin d'une main secourable pour l'accompagner dans le grand vide de l'inconnu. Quand cette main fait défaut, l'enfant sombre dans l'abîme de la solitude. Il n'aura plus de port d'attache où trouver réconfort et consolation.

La classe de neige, c'est l'histoire d'une main qui a lâché prise. C'est émouvant.


Limonov ~~~~ Emmanuel Carrère



1992, sur les hauteurs de Sarajevo. La guerre bat son plein. Edouard Limonov est filmé en compagnie de Radovan Karadzic, le chef des Serbes de Bosnie, par une équipe de la BBC qui réalise un reportage. Il sera diffusé sous le titre Serbian epics. On y voit Edouard Limonov, "the famous russian writer", qui s'essaye au tir à la mitrailleuse depuis les collines dominant la ville. Tir à l'aveugle. Pour voir. Dans les rues de Sarajevo, on rase les murs, on se jette au sol. La guerre donne libre cours à ce genre de comportement insensé ou situation dramatique selon que l'on se trouve d'un côté ou de l'autre de l'arme.

Cet épisode de sa vie vaudra à Limonov l'étiquette de fasciste qui lui collera désormais à la peau. Surtout dans les milieux intellectuels français. Il avait séjourné auparavant quelques temps à Paris, dans l'errance de sa vie de dissident russe, et déjà plus soviétique.

Curieuse ambivalence chez un personnage tout aussi singulier, fondateur et idéologue d'un parti politique atypique lui aussi, mais sans gloire, celui des nasbols, pour parti national-bolcheviks. Grand écart des idéologies dans les oscillations du balancier de l'irrésolution, entre la nostalgie d'un communisme moribond et les dérives extrémistes droitières. le tout sur fonds de chaos de l'effondrement de l'union soviétique, dans une Russie ressuscitée trop vite, que la pègre a prise de vitesse à la course vers l'économie de marché, doublant ainsi les nouvelles autorités maladroites dans leur nouveau costume pseudo libéral.

On peut se demander ce qui a pu inciter Emmanuel Carrère à se lancer dans la rédaction de pareille biographie d'un personnage encore de ce monde. le sentiment qui entre en jeu avec pareille intention est bien sûr celui de la fascination. Celle suscitée par un héros qui a, non pas tout réussi, mais bien tout foiré dans sa vie. Enfin presque, si l'on compare sa notoriété à son ambition. Celle de faire de sa vie un mythe. Exigence suprême d'un narcissisme prédateur. Il en convient lui-même, ne serait-ce que dans le titre de ses ouvrages tels le Journal d'un raté, le petit salaud et Autoportrait d'un bandit dans son adolescence.

La célébrité lui est quand même tombée dessus sur le tard. Elle est venue le chercher en prison alors qu'il purgeait une peine pour ses menées subversives. Sans doute parce que les autorités de l'époque, sous la férule de Vladimir Poutine, ont estimé qu'il était moins dangereux libre, en trublion à la maigre audience, que détenu. L'emblème du martyr aurait bien pu germer dans l'esprit des déboussolés que cette période de bouleversements a pu jeter à la dérive.

Limonov, le beau gosse, l'auteur prolifique en sa langue natale, mourir ne lui fait pas peur, ce qui le hante c'est de mourir dans son lit, inconnu. Aussi n'a-t-il cessé de braver les autorités, de choquer les esprits, de chercher la consécration dans le combat politique protestataire, puisque la séduction n'avait pas porté ses fruits. Autant d'actions désordonnées à travers le monde, New York, Paris, Moscou, Sarajevo et tant d'autres lieux où son entourage sera témoin de ses extravagances, de ses comportements licencieux, en butte à un monde qui ne l'adule pas à la hauteur de ce qu'il lui devrait. Ses ouvrages clament ses désillusions.

Emmanuel Carrère a été séduit par ce personnage fantasque. A-t-il éprouvé de l'affection pour lui ? Sans doute. A-t-il compati à sa déconvenue? Il s'en est bien gardé. C'eût été lui faire injure. Je dirais plutôt qu'il a compris les battements d'ailes de ce papillon contre le miroir du monde. Il a mis son style limpide au service de cet esprit engoncé dans le costume de l'intellectuel en mal de reconnaissance et qui n'a eu de cesse de tambouriner à la porte du succès. Elle lui restait obstinément close. Il a été doublé sur le fil par Joseph Brodsky dans la compétition au prix Nobel de littérature. Il s'en est estimé floué. Il conservera envers ce dernier une rancune tenace.

Emmanuel Carrère a pu le désigner comme le prototype de qui ne se satisfait pas de l'ignorance dans laquelle le laisse ses congénères. A l'indifférence, il préfère le mépris. Même s'il faut choquer pour attirer l'attention sur soi. Voilà pourquoi le "salaud magnifique" relate ses frasques sexuelles durant sa vie de clochard à New York avec cet ouvrage: le poète russe préfère les grands nègres.

Le style d'Emmanuel Carrère, il est agréable à lire. Il fait courir les pages sous les yeux de son lecteur. Il est toutefois entaché à mes yeux de passages d'une grande obscénité qui nous replonge dans la bassesse de la condition humaine. Mais peut-être est-ce voulu pour s'identifier au comportement de son sujet. Bien qu'à la lecture du Royaume, j'avais déjà pu me rendre compte qu'Emmanuel Carrère ne s'embarrasse pas à tourner autour du pot. Appelons un chat un chat, et tant pis pour qui s'en offusque. Cela n'a pas empêché son auteur de glaner le Prix Renaudot 2011 avec cet ouvrage. Au diable le conformisme à la bienséance.

Limonov, ou ne pas "mourir obscur". Voilà quel pourrait être le sous titre de cet ouvrage passionnant.


dimanche 12 février 2017

Check-point ~~~~ Jean-Christophe Rufin

 


L'univers des ONG est rarement exploré dans la littérature romanesque. Il l'est dans cet ouvrage de Jean-Christophe Ruffin. Certes pas forcément à son avantage. Mais après tout, ce n'est pas parce qu'elles oeuvrent dans l'humanitaire qu'elles devraient être exemptes de défauts. Elles aussi sont des entreprises humaines. Elles n'échappent donc pas aux rivalités de toutes sortes. C'est aussi ce qui donne sa crédibilité à pareil ouvrage.

Intervenant dans les zones de conflits, les ONG peuvent être malgré elles un canal d'infiltration pour des individus profitant de la couverture humanitaire et ainsi mener à bien des agissements partisans. Maud et Lionel, deux membres d'une ONG lyonnaise vont faire les frais de ces intentions divergentes. Les coéquipiers qui embarquent avec eux dans le convoi de ravitaillement affrété pour secourir des familles musulmanes encerclées dans la poche de Kakanj, au centre de la Bosnie alors en plein chaos, ne sont pas tous motivés que par des intentions humanitaires.

Les guerres civiles donnent champ libre à tout ce que la terre comporte de malfaisants pour commettre leurs crimes en toute impunité. Elles leur donnent l'occasion de s'approprier des biens et des territoires qu'ils contrôleront en installant ce genre de postes frontières, aussi mobiles qu'éphémères, que le langage moderne a retenu sous l'anglicisme de check-points.
Durant le conflit bosniaque des années 90, l'imbrication des zones ainsi contrôlées par les trois belligérants résultait de la même imbrication des communautés qui vivaient autrefois en harmonie. Avant que la haine ne se prenne à gouverner les esprits. Les frontières étaient alors devenues aussi mouvantes que fluctuants les rapports de force. Un parcours au travers de l'ex Yougoslavie était ainsi jalonné de franchissements de Check-points, le plus souvent improvisés par des milices de défense auto proclamées. Elles menaient alors leur entreprise scélérate sous couvert de motivation politique.

Jean-Chritophe Ruffin a donc choisi ce contexte pour mettre en scène son roman. L'intrigue conserve sa vraisemblance tout au long de ce road movie en presque huis clos, d'un check-point à un autre. La présence d'une femme dans l'aventure la supplémente avec avantage d'une affaire de cœur. Même si l'entreprise a une vocation humanitaire, le lecteur est préservé de la grandiloquence de bons sentiments sur vitaminés. Il est tenu en haleine jusqu'au tableau final où tout peut arriver.

En nous immergeant dans les péripéties de l'action humanitaire ce roman nous désigne ses acteurs comme de véritables aventuriers. Voilà un très bon ouvrage qui nous rappelle au passage à la précarité des situations de paix. Jean-Christophe Ruffin le souligne avec grande lucidité dans sa postface : "Il y a dans ce passé déjà lointain un peu de notre présent et, je le crains, beaucoup de notre futur". Restons vigilants.

Les années douces ~~~~ Iromi Kawakami

 



Cet ouvrage, j'ai failli l'abandonner. Je sais maintenant que je le relirai. Libéré que je serai de ma soif de sensation. Libéré que je serai de l'avidité de son l'épilogue. Je pourrai alors savourer l'humilité de chacune de ses phrases. Je pourrai comprendre la raison d'être d'autant de futilités. Celles d'une vie ordinaire. Je saurai alors qu'il ne faut pas chercher de cohérence chez qui se cherche lui-même. Je saurai alors pourquoi des années si pauvres en événements auront été … Les années douces.

Cette histoire est à la fois simple et insolite. Mais le lien qui, à son corps défendant, va unir Tsukiko à son ancien professeur de japonais est tissé par la pureté des sentiments. La démarche est hésitante et chaotique, souvent embrumée par les vapeurs de saké. le discours est économe. le vocabulaire est pauvre. Ce dépouillement déconcerte dans la première moitié de l'ouvrage. Il trouve sa glorification dans la seconde.

Dans notre société cupide et frivole, on oublie que la richesse est à portée de main. On oublie que les convenances sont autant d'entraves à la spontanéité. On oublie que quelques mots maladroits, mais sincères, peuvent suffire au cœur.

Ce roman n'affiche pas de prétention. Oubliées chimères et convoitise, il saura combler son lecteur et lui dire comment l'ordinaire peut devenir prospère.

jeudi 9 février 2017

L'éducation sentimentale ~~~~ Gustave Flaubert

 


Le style. Ah ! le beau style de monsieur Flaubert. Oui mais …

Je me suis donc risqué au style de ce ténor du langage, tout seul, comme un grand, avec la lecture de L'éducation sentimentale, que les initiés hissent très haut sur les rayons de la littérature classique. Moi qui n'ai à me reprocher d'autre étude littéraire que celle d'un bac scientifique. Moi qui me rangeais du côté des férus de trigonométrie pour brocarder nos congénères des classes littéraires.

Pour ma défense, et contre toute attente, j'avoue avoir toujours eu un a priori favorable pour cette époque, chère à Flaubert, où quelques perspectives parisiennes ouvraient encore sur des pans de campagne, où les rues de notre capitale n'étaient pas encore ceintes de l'anneau sonore et empuanti d'un boulevard périphérique. Bien que des encombrements elles en connaissaient déjà, les rues parisiennes de Flaubert. Mais les senteurs étaient plus fauves, les sonorités moins ronflantes, les voix humaines encore audibles au dessus du tumulte urbain. Et Dieu sait si Flaubert, en stakhanoviste du langage qu'il était, s'attachait, s'évertuait même, à les décrire avec une minutie obsessionnelle, avec tant de détails que l'action en est devenue anecdotique. Point de rêverie inspirée toutefois chez lui : du réel et du concret, de la précision dans le trait, les formes, les matières, les couleurs. De la précision à longueur de chapitres avant même que de cette exactitude n'émerge un geste, un événement, une intention, une vibration, une peur, une joie, enfin quelque chose qui nous fasse comprendre que le décor n'est qu'un écrin de la vie des hommes, que le langage n'est qu'un moyen de le traduire. Et non une finalité.

En plaidoyer à pareille incursion dans la littérature du 19ème siècle j'avoue en outre avoir adjoint à ce penchant nostalgique, un faible pour les convenances, surtout quand il s'agit d'arpenter le long chemin si périlleux qui mène au coeur des dames. Notre vocabulaire contemporain ponctué d'anglicismes, dont les locuteurs eux-mêmes ignorent jusqu'au sens, le culte de la médiocrité assumée, l'inconséquence et la vulgarité de notre temps me rebutent quand même parfois. Tout cela me fait regretter les tournures enflammées au verbe bien calibré, la sensualité des belles phrases que notre langage moderne d'onomatopées a désormais phagocytée.

Le penchant pour les sciences qui a gouverné ma vie avait quelque peu bâillonné ma sensibilité. Avec l'âge elle refait surface. Dois-je parler de romantisme, quand Flaubert qualifiait ces épanchements de "désespoir factice", réfutait " cette espèce d'échauffement qu'on appelle l'inspiration" et jugulait ces élans du coeur pour donner corps dans ses écrits à un pessimisme chevillé à l'âme.

Je me rappelle m'être alangui avec Madame Bovary, assoupi peut-être même. J'ambitionnais le retour en grâce du roman psychologique, le réveil de la passion. J'ai sombré avec l'Éducation sentimentale. J'ai découvert que lorsqu'un amour est impossible, avec Flaubert, il le demeure. Aussi, l'entêtement érodant la sensualité, je me suis enlisé dans les longues litanies descriptives du maître, plus figuratives que les toiles de ses contemporains paysagistes. Je me suis laissé obnubiler par les oscillations entre bienséance et illusion amoureuse, horripiler par les atermoiements infligés par fortune et rang social.

Peu d'événements, rien d'émoustillant dans la vie de Frédéric Moreau, pâle héros impuissant à conduire sa propre vie, empêtré qu'il est dans les contingences matérielles, les codes sociaux. Homme de toutes les faiblesses, il laisse couver son feu intérieur plutôt que lui donner l'oxygène qui le ferait devenir flamme et réduire en cendre ce décor dans lequel il se dilue. Dans lequel Flaubert le dilue. A force de le fignoler ce décor, de le ciseler, de le polir, de le retoucher. Pour qu'il soit parfait.

Oui, mais voilà, la perfection, c'est peut-être aussi l'ennui. Il lui aurait peut-être bien fallu un petit grain de folie à ce Frédéric Moreau pour aller forcer la porte de son aimée et l'emporter, la ravir à son confort. Car certainement qu'elle aussi s'ennuyait dans sa vie bourgeoise bien rangée.

Décidément il manque encore quelque chose à mes affinités littéraires pour décoder la quintessence de ce style dont on vante la perfection, en isoler les constituants et goûter les subtilités, l'excellence d'un auteur perfectionniste à l'extrême autant que besogneux. Et oublier le besoin d'action. Je n'ai pas perçu le piquant de cette passion amoureuse irraisonnée que la morale de son siècle réprouvait. Il me reste à l'esprit qu'une sorte de fadeur de personnages sans lustre, la représentation d'une société bourgeoise que Flaubert exècre tant qu'il veut nous la dépeindre dans le plus infime détail, le plus pâle reflet. Il me colle au souvenir une forme de grisaille. Cela me laisse imaginer sans peine les murs et les ruelles sombres de notre capitale au crépuscule du romantisme. Peut-être que c'est ça le style de Flaubert. Peindre son temps au point de rebuter son lecteur avec tout ce qui le rebute lui-même. Flaubert eut été peintre, il aurait représenté la laideur avec maestria.

Deviendrai-je mystique avec le temps que je ne trouverai pas plus grâce aux yeux du maître. Avec lui la vie s'observe, se palpe, se respire, se dépeint. Elle s'écrit avec des phrases d'orfèvre. Elle ne s'inspire pas.

Alors le style de M. Flaubert, il est beau. C'est vrai. Mais la perfection ça manque de chaleur, de sensibilité, ça sent l'obsession maniaque. Ça ennuie. Et ça m'a fait perdre le goût des belles phrases. Dommage.


jeudi 2 février 2017

Les tendres plaintes ~~~~ Yôko Ogawa


 

Même dans la multitude la vie des hommes est histoire de solitude.

Ruriko, l'épouse délaissée par son mari volage dans le japon contemporain, tente de dissoudre son amertume loin de l'univers de sa déconvenue. Elle se réfugie dans le chalet de son enfance.

Inhibé par la présence d'un auditoire, les mains de Nitta se crispent sur le clavier de son piano. Son talent ne peut s'exprimer que loin de ceux qui pourraient le reconnaître. Il a choisi de s'isoler lui aussi et d'exprimer sa créativité dans la fabrication de son instrument de prédilection. Il est devenu facteur de clavecins.

Deux solitudes confrontées à l'errance. Leurs chemins vont se croiser. le fantasme les effleurera de trouver ensemble consolation à leur désillusion.

Dans cet ouvrage un peu sombre, où deux êtres sont en quête d'un sursaut du destin, les seconds rôles sont attribués à qui ou quoi n'a de prise sur l'événement qu'en prétexte à y trouver diversion aux déboires de la vie.

Quoi, c'est le clavecin. Il est omniprésent dans cet ouvrage. On le personnifie. On l'assassine quand un exemplaire présente un défaut de fabrication qui en fait un objet dépossédé de sensualité musicale. On l'inhume, on lui dresse sépulture.

Qui, c'est Dona le chien aveugle et sourd. Sa perception du monde, c'est la caresse de son maître. Il ne se plaint pas. Sa compréhension de la vie lui fait trouver satisfaction avec un biscuit ou une odeur familière.

Roman aux saveurs douces-amères d'une culture japonaise tout en pudeur et retenue. Sans effusion. Des pleurs silencieux. Des espoirs jamais formulés. Superstition ou sobriété culturelle ? Des embrassades chastes et prudentes.

J'ai regretté quelques incohérences. L'auteure n'a pas dû avoir de chien sourd et aveugle. Elle ne le ferait pas sauter de ses bras ou divaguer au bord de la rivière ou encore se «jeter en courant de la terrasse pour se précipiter vers moi » - page 172 Editions Babel.

Les métaphores et images ne sont pas toujours très heureuses. Elles manquent de force suggestive, de poésie. Faiblesse de la traduction ?

Il n'en reste pas moins que cet ouvrage rend fort bien une atmosphère d'états d'âme maîtrisés, auréolée de pudeur chevillée au coeur, très typique de la culture asiatique. J'ai aimé son épilogue dénué de mièvrerie, aux antipodes de ce que l'on nous sert trop souvent de nos jours. Mais il ne faut pas en parler.


mardi 31 janvier 2017

Le royaume ~~~~ Emmanuel Carrère

 



Avec des "si" on ne met pas seulement Paris en bouteille, on peut donner dans l'uchronie. Cette pratique consiste à refaire l'histoire sur la base de variantes hypothétiques. Elle est aussi appelée, moins pompeusement, histoire alternative.
Aussi, sur ce registre et dans le sujet qui fonde son ouvrage, le Royaume, Emmanuel Carrère peut-il extrapoler : si Jésus n'avait été mis en croix dans sa trente-troisième année, mais était parti de sa belle mort, le grand âge venu, le christianisme aurait-il vu le jour ? Hypothèse pour une histoire alternative du christianisme qui celle-ci tournerait court.

Si le christianisme est devenu ce qu'il est aujourd'hui, vingt siècles plus tard, c'est bien aux apôtres et disciples de Jésus qu'on le doit, parmi lesquels Paul et Luc qu'Emmanuel Carrère à choisis pour centrer le sujet de ce qu'il qualifie d'enquête sur la naissance du christianisme.

Cet ouvrage était fait pour moi. Il l'a été et le sera pour d'autres encore à n'en pas douter, mais pour ce qui me concerne, je me le suis approprié avec le plus vif intérêt. Même s'il est tellement fouillé et documenté que le souci du détail finit par provoquer quelques longueurs et redites. Mais peut-on reprocher à un auteur de vouloir aller au fond des choses dans son argumentation ?
Dans la formulation d'hypothèses aussi. Car, comme le dit Emmanuel Carrère, les certitudes que l'on a de cette époque sont, par la force du temps mais pas seulement, nécessairement clairsemées. De grands blancs ont ainsi laissé le champ libre à l'imagination de qui aura voulu faire valoir sa propre conviction. Conviction qui sera le plus souvent travestie en vérité. Mais vérité n'est pas exactitude. Ce n'est pas Marguerite Yourcenar qui le démentira.

Une religion, fût-elle l'une des trois qualifiée, sans doute abusivement, de religion du Livre, n'est jamais qu'une secte qui a réussi. L'audience de l'une ou l'autre, reposant sur la croyance qu'elle parvient à ancrer dans l'esprit de ses adeptes, est à mettre au crédit de ses prêcheurs, de leur charisme, de leur force de persuasion. L'enquête d'Emmanuel Carrère cherche à décortiquer ce mécanisme qui a fait le succès du christianisme. Ce processus qui fait qu'un gourou devient Dieu sur terre.

La démarche est d'autant plus intéressante, nous confie-t-il dans la première partie de son ouvrage, qu'agnostique au moment où il l'écrit, il avait été gagné par la foi quinze ans plus tôt. Elle avait envahi son esprit comme la maladie le corps, par contagion. Devenu sceptique depuis, il a pu s'autoriser une confrontation de la vision des choses. L'approche métaphysique versus l'approche historique, réputée plus objective, quoi que... Il avoue même, dans quelques entretiens de promotion de son ouvrage, avoir pris dans sa posture rationaliste des positions de nature à choquer le croyant qu'il avait été. Et donc ceux qui le sont aujourd'hui. Ces derniers pourront l'être d'ailleurs à la seule vulgarité des styles et vocabulaires de certains passages. Et plus surement encore à la relation des prédilections sexuelles de leur auteur. L'effet était recherché. Pour être du domaine du mystique, la religion n'en est pas moins affaire d'hommes. Pour preuve, les glorieux temps, sans doute bénis, de l'apogée du christianisme, au cours desquels, fort de leur monopole, les plus hauts dignitaires de l'Eglise qu'il faut alors écrire avec une majuscule, n'ont pas été les derniers à amasser de grandes richesses bien terrestres celles-là et se vautrer dans d'autres voluptés tout aussi dénuées de spiritualité, tout en prêchant pauvreté et abstinence. Les Cathares en leur temps qui avaient bien perçu l'écueil ont très vite été disqualifiés, affublés d'hérésie et éradiqués. Dans la paix du Seigneur bien entendu.

Emmanuel Carrère a réalisé un travail énorme pour venir à bout de son ouvrage. En partant d'ailleurs d'une vingtaine de cahiers de notes qu'il avait remplis du temps de sa phase mystique. Le célèbre historien Paul Veyne, plusieurs fois cités dans l'ouvrage, a été le premier à le reconnaître. L'auteur du Royaume essaie de faire la part des choses entre le reconnu historiquement par tous et les interprétations des mêmes, comblant ainsi les vides chacun à sa façon, selon sa conviction. Le résultat étant que ce que "l'un affirme, certains le trouvent lumineux, et lorsque d'autres affirment le contraire, certains autres le trouvent tout aussi lumineux."

L'ouvrage s'organise en trois parties. La première autobiographique, la seconde consacrée à l'apôtre Paul, dont les lettres révèlent une fulgurance, un vrai talent d'écrivain, la troisième centrée sur Luc, médecin grec, non juif, compagnon de Paul et l'un des quatre évangélistes. En rédigeant Les Actes, il est devenu chroniqueur de ce temps. Ses écrits nous content l'histoire de ce groupe de fidèles de la première heure. Mais, les témoins directs disparus, l'histoire de la vie de Jésus s'est aussi et surtout colportée de bouche à oreille, en prenant au fil des siècles cette distance avec la réalité qui a renforcé son aura mystique et fait certitude de ce qui avait pu être inventé par les prêcheurs de tout acabit. Pas toujours au bénéfice de la vérité vraie, loin s'en faut.

Dans notre culture chrétienne, ce terme de secte affecte une connotation de marginalisation. Pourtant, nous dit Emmanuel Carrère, adopter le dogme d'une secte est plus noble que de persister dans celui de la religion qui nous accueilli le jour de notre naissance. Choisir est toujours plus noble que se laisser dicter sa conduite.

L'essentiel est de croire. C'est à partir de là que tout commence, ou selon, tourne court.

Très bel ouvrage qui nous est soumis dans un style moderne dénué des béatitudes et précautions qui auréolent habituellement les thèmes religieux. C'est ouvrage était vraiment fait pour moi.


mardi 17 janvier 2017

L'étranger ~~~~ Albert Camus


Justice est rendue. On n'abat pas un arabe de cinq coups de feu en invoquant la légitime défense, encore moins un coup de soleil, sans en outre en exprimer le moindre remord. Même au temps de l'Algérie française.

Meursault, narrateur-acteur de ce récit nous relate la tranche de sa vie, de sa fin de vie, qui l'a conduit au pied de celle que l'homme rejoint "comme on marche à la rencontre d'une personne" : la guillotine. Quand a contrario la personne qui réside en tout être humain le laisse de marbre.

Les juges ont estimé que la froideur de son tempérament était propice à la préméditation du crime qu'il a commis. Meursault fait preuve de la même insensibilité à l'énoncé du verdict qui le condamne que celle qui l'a engourdi dans ses relations avec son entourage, les femmes de sa vie en particulier : sa mère, qu'il a placée à l'asile puis enterrée sans verser la moindre larme, la douce Marie qui s'est éprise de lui et ne deviendra son épouse que si elle insiste. Côté sentiment, c'est un peu chiche.

Point de révolte chez ce "coeur aveugle". Il ne remet pas en cause la justice des hommes. Il ne peut toutefois se résoudre à la "certitude Insolente" d'une fin décidée. Il s'interroge sur l'utilité d'abréger une vie qui, de toute façon, est promise à s'éteindre d'elle-même. Pourquoi interférer dans le cours des choses ?

Raisonner en pareille circonstance est encore faire preuve de distance avec le cours des choses. C'est être étranger à soi-même. Etranger au monde, étranger à la vie.

Voilà un ouvrage dans lequel le verbe est dépouillé, comme le décor dans lequel se noue le drame, comme la palette sentimentale de ce héros qui n'inspire pas l'empathie. Les phrases sont courtes et sèches. Il en est ainsi de tout le roman. le style est direct et froid comme l'austère mécanique qui enchaîne les événements de la vie. Comme la justice qui condamne.

Meursault n'aura pas su se réchauffer au coeur des hommes, il n'attend rien non plus du secours de l'ambassadeur d'un dieu qu'il ne veut pas connaître. Plus que le drame qui se déroule sous les yeux du lecteur, c'est la part d'inhumain qui habite tout homme, lorsqu'elle le domine, qui surprend. Certains l'évacuent dans la sauvagerie, lui, c'est dans l'indifférence.

Encore Meursault se dit-il à lui-même, puisque personne ne recueille ses confidences, que l'essentiel est de donner une chance au condamné. C'est le peu que l'on percevra de son ressenti. Encore répond-t'il plus à une logique qu'à un trait d'humanité. Aussi, plus qu'un ultime sursaut d'intérêt pour la vie, ne s'agit-il pas de la crainte de l'inconnu ? Au-delà de l'oeuvre du couperet.

Albert Camus lui en a t'il donné une de chance pour qu'il nous relate son histoire, ou le fait-il intervenir d'outre-tombe, pour nous parler de la vie ?