Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

lundi 8 mai 2017

Paul Verlaine ~~~~ Stefan Zweig

 



Après Fouché, Marie Stuart et Magellan, toutes trois biographies de ce peintre des tempéraments qu'est Stefan Zweig, je viens de refermer celle de Paul Verlaine. Ce ne sera pas la dernière que je lirai de cet auteur, tant il sait faire oublier la chronologie des dates pour instruire son lecteur du patrimoine intellectuel et émotionnel de ceux qui l'ont séduit, au point de le faire se pencher sur leur vécu. Et lorsque le sujet est un poète, le biographe fait sienne cette douleur de vivre qui habite celui-ci, propice à faire exploser son génie.

Choisissant Paul Verlaine, Stefan Zweig n'est pas tendre avec l'homme. "Laid comme un singe", faible de caractère, versatile, alcoolique, il n'a rien pour séduire. Il a pourtant trouvé faveur auprès de la gracieuse Mathilde avec laquelle il aura un fils. Amour qu'il foulera au pied peu après pour suivre Rimbaud, l'homme aux semelles de vent, autre instable s'il en est. Tous deux génies de la poésie, chacun à sa façon. Zweig refuse de se prononcer sur la nature de leur relation.

Autant Rimbaud est le trublion la poésie, qu'il violente à souhait en bousculant toutes les règles, autant la puissance lyrique Verlaine n'est jamais aussi forte que lorsqu'elle est contrainte : en prison, sur un lit d'hôpital, sous la férule de son nouvel ami l'écrasant de son énergie débridée, ou encore obligée par la passion fugace. Cet élan salvateur lui inspirera l'un de ses plus beaux chefs-d’œuvre, le recueil La Bonne chanson, dédié à celle qui, ne connaissant pas encore l'ivrogne colérique, avait été séduite par le poète.

Le sentiment est une émotion qui dure. Verlaine est homme de l'instant, de l'impulsion. le sentiment ne l'habitera donc pas plus longtemps à l'égard de Mathilde que de sa mère qui l'a pourtant recueilli au plus bas de sa déchéance, abandonné de tous, même du talent.

Fabuleux explorateur de subconscient, Stefan Zweig, a été contemporain de Verlaine pendant les quinze dernières années de la vie du poète déclinant. Il nous dresse avec le brio qu'on lui connaît, mais sans complaisance, le portrait du poète qu'il qualifie de primitif, dans le cœur de l'homme qu'il décrit compliqué et imprévisible, mélange de pureté et de dépravation.

L'organisation de l'ouvrage est originale. Un chapitre est consacré à Rimbaud. C'est dire l'importance que ce "Shakespeare enfant", tel que le baptisait Victor Hugo, a eu sur Verlaine en traversant sa vie comme une comète.

Le poète était sublime. Il est resté poète. L'homme était peu reluisant. Il est passé. Bel ouvrage de Stefan Zweig.


mardi 25 avril 2017

Un cri d'amour au centre du monde ~~~~ Kyoichi Katayama

 



Ceux qu'on a aimés et qui ont disparu, ont-ils réellement existé ? Ce qui s'est volatilisé va-t-il réapparaître un jour ?

Le sang coule encore dans les veines de Sakutaro, mais il ne sait plus si lui-même existe encore. le vide et le silence se font complices pour éveiller en lui des hallucinations. Il est allé dans le désert australien répandre les cendres de celle qu'il a aimée.

"Cela ne sert à rien d'être triste ou d'avoir peur. L'amour continue à exister par-delà la mort".

N'est-ce pas cela la force de l'amour ? Plus que les souvenirs, garder au fond du cœur ce qu'on n'a pas pu faire ensemble, pas pu se dire. Ce sont des secrets qu'on réserve à celle qui s'est évaporée. Pour le jour où elle tournera au coin de la rue. Pour le jour où la lumière renaîtra dans son sourire.

"Vers où es-tu partie, tendre petite âme ?"

Un cri d'amour au centre du monde de Kyoichi Katayama fera fondre en sable les plus durs des cœurs de pierre.


jeudi 20 avril 2017

La confusion des sentiments ~~~~ Stefan Zweig



 


Autant que le style admirable de Stefan Zweig, la subtile construction de ses intrigues participe à la qualité de ses ouvrages. Celle de la confusion des sentiments, reposant comme souvent chez cet auteur sur une insoupçonnable confession, impose une méticuleuse organisation des émotions et une montée en puissance très graduelle de l'intensité dramatique.

Stefan Zweig a bien compris qu'entretenir le lecteur dans l'attente d'une révélation dans des ouvrages longs imposerait des artifices à rebondissement et créerait des longueurs préjudiciables à la crédibilité. C'est la raison pour laquelle il affectionne le format de la nouvelle dont certains détracteurs s'empareront pour qualifier péjorativement ses œuvres de romans de gare. Cette attitude est la plus pure négation d'un incontestable talent pour la traduction des sentiments humains.

Chacun de ses ouvrages est l'exploration du mécanisme psychique qui accommode la complexité d'un être dans son environnement socio culturel. Il n'y a pas de jugement dans sa démarche. C'est une analyse très méthodique de la sensibilité, de compréhension de la nature humaine. Elle le placera en décalage avec son époque, avec une société aveugle qui cultive le jugement à l'emporte-pièce. On connaît la suite : Petropolis 1942.

La confusion des sentiments est le plus pur produit d'un talent humaniste. Au sens de celui qui sait compatir à la douleur de vivre de chacun tel qu'il est au fond de lui-même, confronté au monde tel qu'il est. Pas au sens de ces faussaires en quête d'audience qui ont investi nos médias.


La ballade de l'impossible ~~~~ Haruki Murakami



"Il ne faut pas croire les gens qui se disent ordinaires". En traducteur attitré de F. Scott FitzgeraldHaruki Murakami, a fait sienne cette sentence de son auteur de prédilection pour dresser le portrait de Watanabe, jeune étudiant au coeur sincère, épris de Naoko.

Il n'y a d'insignifiance en aucune personne. Au tréfonds de la plus discrète, de la plus humble, sont inscrites les singularités qui font d'elle un être unique. Un être respectable. Un être aimable.

Naoko est à la dérive sur l'océan de la déprime. Une déprime d'autant plus nocive qu'elle est lucide. Elle a perdu son ami Kizuki. Mais si ce dernier a décidé de mourir, Watanabe a décidé de vivre et d'en payer le prix. Partager la tristesse de Naoko. Par l'amour qu'il lui voue il se fait un devoir de lui redonner une raison de vivre. Les lettres qu'il lui destine ont le secret espoir de la consolation.

Sa fidélité est mise à l'épreuve en la personne de Midori. Elle aussi a trouvé en Watanabe un garçon différent. Avec sa sensibilité juvénile, il est un garçon qui a déjà compris que le corps et l'esprit trouvent leur assouvissement en des temps décalés. Il sait ménager celle dont la sensibilité vient se réfugier entre ses bras et refuse de voir en l'amour autre chose qu'une communion. Mais il préfère vivre avec le souvenir d'une rencontre sublime plutôt qu'additionner les conquêtes.

Voilà un ouvrage dont la quintessence se mérite. L'entrée en matière inscrit le lecteur à pas compté dans l'adolescence estudiantine de Watanabe. Progressivement la dextérité de Murakami referme les mailles du filet de son intrigue. Watanabe et Naoko deviennent "liés par un fil tendu entre la vie et la mort". La magie opère jusqu'à la fascination du lecteur. le talent de l'auteur féconde alors son esprit de sa conviction : "la mort ne met pas un point final à la vie. La mort n'est qu'un élément parmi d'autres qui composent la vie".

La ballade de l'impossible est un ouvrage magnifique.

samedi 8 avril 2017

Alexis ou le traité du vain combat ~~~~ Marguerite Yourcenar

 


Etonnante cette facilité de Marguerite Yourcenar à se glisser dans la peau de ses personnages, surtout masculins : Hadrien, Zénon, Alexis dans cet ouvrage ou Éric von Lhomond encore dans le coup de grâce.

Etonnant aussi chez elle cette faculté d'autopsier le processus de pensée de l'homme, au sens de mâle de l'espèce humaine, dans sa relation au monde, dans sa relation à l'autre. L'autre étant souvent féminin naturellement, mais pas seulement, tel Antinoüs pour Hadrien.

Son approche des sentiments est très intellectualisée, un peu trop même. Elle lui confère une froideur presque scientifique. Cette maîtrise imposée ôte à mon sens à l'expression du sentiment sa spontanéité, sa sensualité qui donne de la chaleur à l'épanchement amoureux. Comme elle le dit elle-même : "Au lieu de parler d'amour, nous parlions sur l'amour".

Il est beaucoup question d'états d'âme de la part de ses héros dans l'évocation de ce combat qu'est la vie, en quête de plénitude plus que du bonheur, estampillé trop convenu. Ces personnages évoluent dans un univers écartelé entre les aspirations du corps, certes bien gouvernées, les convenances imposées par le milieu social et l'élévation intellectuelle, seule à pouvoir supprimer les barrières qui cloisonnent nos sociétés. On verse toutefois peu dans les croyances. Le spirituel est trop hasardeux.

Mais la maîtrise de la langue vient au secours de cette analyse quelque peu déprimante. Pas un mot superflu, chacun est lourd de signification. Pas une phrase creuse. Pas un paragraphe qui ne soit construit. La syntaxe de Marguerite Yourcenar, qu'elle façonne en orfèvre, est l'escabeau qu'elle place sous nos pieds pour accéder à la puissance de son univers sémantique.


mercredi 5 avril 2017

Confiteor ~~~~ Jaume Cabré

 



"L'acoustique d'un livre", fabuleuse expression de Marguerite Yourcenar dans sa préface d’Alexis. Elle conviendrait si bien à cet ouvrage tout aussi fabuleux de Jaume Cabré. Car un violon y est institué en personnage. Ce violon, c'est le Vial. Un parmi les meilleurs de l'histoire de la lutherie. Un Storioni.

L'acoustique de ce livre, ce pourrait aussi être l'écho d'un cœur qui bat. Celui d'Adrià Ardèvol, vibrant d'un amour à la fois intransigeant et raisonné pour la belle Sara.

Mais l'acoustique de ce livre pourrait être beaucoup plus lugubre. Elle pourrait renvoyer les cris de terreur des enfants que l'on opère à vif sous prétexte d'expérience dans les camps de la mort. Ceux de la femme déclarée adultère et lapidée par son accusateur. Elle a eu le tort d'être violée par lui-même. Ce pourrait être encore ceux de cet hérétique dans les carcans de l'inquisition. Car du Mal – avec un M majuscule - il est question dans cet ouvrage. le Mal absolu. Celui qui survit aux générations, car inscrit dans les gènes de ces êtres qui constituent le genre humain.

Une main passée dans les cheveux eut été un geste d'amour inespéré pour Adrià. Car d'amour il n'a pas connu dans son enfance. Ni de la part de son père, ni de la part de sa mère. Préoccupés qu'ils étaient de lui tracer l'avenir qu'ils n'avaient su se ménager à eux-mêmes. Un grand humaniste lettré pour l'un, un virtuose du violon pour l'autre. Heureusement qu'il y avait Carson et Aigle noir, à la sagesse légendaire, en tuteurs instruits de sa conscience orpheline. Aussi lorsque l'un et l'autre de ses parents disparaîtront, les yeux d'Adrià resteront aussi secs que le désert affectif de son enfance.

Dans l'héritage, il y a la boutique du père. Elle regorge de pièces rares, parmi lesquelles des manuscrits originaux. Il y a surtout le Vial, ce violon à la sonorité exceptionnelle. Mais accepter un héritage, c'est accepter aussi le passif. Ce sera pour Adrià le point de départ vers "les enfers de la mémoire" dans lesquels les spoliateurs et les escrocs sont légion.

Confiteor est un voyage dans les révélations, au rythme des pensées qui se télescopent dans l'esprit de son narrateur, provoquent autant de digressions et enchaînement hasardeux. Cet un ouvrage d'une exigence rare envers son lecteur. Il ne lui autorise aucun relâchement d'attention, au risque pour lui de perdre le fil d'une pensée qui, dans la même phrase, passe d'un siècle à l'autre, de Barcelone à Tübingen ou au Vatican. Il traduit ainsi la fébrilité de son narrateur. Elle va crescendo jusqu'à la frénésie de l'urgence, dans le dénouement de cet héritage assumé. Dans ce chaos des manifestations du mal au travers de l'histoire le repentir est vain. Et de la vibration des cordes du violon émerge au fil des pages celle d'une vérité honnie.

Un auteur se fond rarement avec pareille dextérité dans l'intimité de son personnage, au point de leurrer son lecteur. C'est du grand art. Dans la même phrase le "je" du narrateur-acteur, presque autobiographique, alterne avec le "il" du narrateur externe et ajoute à la sublime confusion des souvenirs. Ils surgissent en désordre et s'imposent comme les témoins d'une histoire parfois lointaine dans laquelle se trouvent les racines du mal. Ils pèsent si lourd dans cet héritage qu'ils sont le véritable écho de l'acoustique de cet ouvrage.

On regrette que les contingences quotidiennes viennent nous extirper de ce faisceau de souvenirs dans lequel l'auteur nous abîme. On regrette que notre propre rythme biologique nous oblige à fractionner la lecture d'un tel pavé de 900 pages. Cette immersion est une dérobade à sa propre vie. 

samedi 25 mars 2017

Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil ~~~~ Haruki Murakami

 



C'est sans doute à cela que se reconnaissent les grands auteurs. A cette capacité de produire avec une qualité presque égalée des livres aussi différents que Kafka sur le rivage et celui-ci : Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil.

Du feu brûlant de la passion amoureuse il est question dans ce dernier. Celui-là même qui est capable de tout détruire sur son passage pour satisfaire son besoin d'exclusivité. Y compris de sacrifier l'amour-tendresse qui s'est installé dans une famille. La planche de salut de Hajime, cet homme bien rangé et rattrapé par un amour d'enfance, viendra-t-elle de la noblesse de cœur de l'être blessé par son infidélité ?

Cet ouvrage, occidentalisé dans son intrigue, aurait pu devenir d'une grande banalité si ce n'était le talent de Haruki Murakami. Il a su échafauder un dénouement remarquablement bien construit et conserver la pudeur de l'être intime dans des scènes amoureuses pourtant sans équivoque, car dépourvues de cet art de l'ellipse dans lequel brillent les auteurs japonais.

Décidément cet auteur m'installe dans sa dépendance. La ballade de l'impossible est inscrite en bonne place pour poursuivre ma connaissance de son œuvre. Les dernières critiques postées sur Babelio m'en ont convaincu.


mardi 21 mars 2017

Kafka sur le rivage ~~~~ Haruki Murakami

 



Qui n'envisage pas de voir pleuvoir des sardines et des maquereaux, de tenir une conversation avec des chats, manquera de prédispositions pour progresser sur le filin tendu au-dessus du gouffre de l'irrationnel par Haruki Murakami. Avec la lecture de Kafka sur le rivage, je me suis livré à cet exercice périlleux. Je dois maintenant recouvrer mes esprits.

J'en sors comme on émerge d'une apnée, avec la soudaine avidité du monde extérieur tant cette lecture s'est accaparé de mon libre arbitre. Cet ouvrage est un imaginaire enfermé entre son titre et son point final. Mes yeux lui ont rendu la liberté. Il s'est alors emparé de mon esprit, l'a assujetti, tyrannisé, pour le conduire vers le dénouement dont je me prenais à rêver qu'il me soulagerait de la dépendance dans laquelle il m'entretenait. Peine perdue, aussitôt refermé, j'envisage déjà de le relire.

Du temps qu'il me vole, il se moque. Son temps à lui est une valeur aléatoire. Dans ses battements désordonnés il me dit la vanité des choses. Comme celle des mots d'ailleurs. Avec Haruki Murakami l'important n'est pas dans les mots. Les siens sont simples, son vocabulaire presque rudimentaire. Ses mots n'ont de pouvoir que dans ce qu'ils taisent et vous laisse imaginer. "Le monde est une métaphore."

Chaque être n'est plein que de ce qui gravite autour de lui, le contraint, l'oppresse et nourrit ses fantasmes. La force de cet ouvrage est de s'affranchir du vraisemblable, au point de tutoyer l'absurde. Cette liberté ainsi acquise donne des ailes à son auteur pour l'essentiel : traduire les sentiments avec une force prodigieuse sans jamais les évoquer. Dans cet univers introverti ainsi affranchi de toute règle, les personnages sont mus par des forces extérieures qui guident leurs pas, commandent leurs gestes, et auxquelles ils ne résistent pas. Chaque être est un concept, en quête de sa moitié perdue.

Tel Kafka Tamura, l'adolescent de quinze ans qui se fait ainsi nommer et décide de fuir un père qu'il abhorre, un père qui lui a infligé une prédiction nocive, "telle une étendue d'eau noire". Le jeune homme nommé corbeau, son mentor intérieur, lui commande d'aller puiser sa force ailleurs. Où ? Il ne sait pas encore. Il part en quête de l'apaisement de la tempête intérieure qui le tourmente. Peut-être en quête de celle qui l'a abandonné dans ses premières années. Le manque le ronge. Le pourquoi surtout. C'est intime, c'est incrusté dans ses gènes.

Mademoiselle Saeki quant à elle a vécu un amour démesuré. Un amour qui a dépassé ce que chacun peut imaginer dans ses rêves les plus fous. Mais, transportée par cette prospérité, mademoiselle Saeki n'a pas pris garde à la cruauté de la vie. A tel point qu'à vingt ans elle avait déjà consommé son capital bonheur. Son amour lui a été arraché. Trente ans plus tard, lasse d'une errance sans but, elle est revenue devant ce tableau qui contient toute sa vie. Dans l'attente de celui à qui le transmettre.

Nakata est un vieil homme solitaire dont l'esprit a été vidé de la méchanceté du monde. Nakata a le pouvoir de dialoguer avec les chats. Nakata, qui parle de lui à la troisième personne, sait les ramener, non pas à leur maître, ils n'en ont pas, mais en leur foyer quand leur instinct les en a écartés. Aussi lorsqu'il rencontre celui qui les dépèce vivant, Nakata commet l'irréparable. Il comprendra plus tard que son geste, et la fuite qu'il lui a imposée, auront un sens.

Chacun puise sa force dans l'amour de l'autre. C'est pour cela que les êtres jetés en pâture à la solitude ne pourront quitter ce rivage sans le soulagement de savoir un tendre regard se poser sur leurs pas dans le sable. Avant qu'ils ne s'effacent. Plus que l'amour, c'est son souvenir qu'il faut entretenir. L'union des corps n'est qu'un leurre. Fût-elle la conclusion d'une sensualité exacerbée portée au bord de l'effusion. Fût-elle incestueuse. Celle des esprits est la seule perspective qui prépare à basculer dans le monde intermédiaire, l'âme en paix. C'est pour cela que les chemins de ces trois-là se croiseront. À leur corps défendant.

Cet ouvrage est absolument somptueux.

Je remercie celle qui a eu la subtile attention de le poser sur ma table en me disant : "vous me direz ce que vous en pensez."


dimanche 12 mars 2017

La classe de neige ~~~~ Emmanuel Carrère



Nul ne guérit de son enfance, chante Jean Ferrat.

L'enfance ce n'est pas un temps de la vie. C'est un lieu où tout est démesuré. Les chaises trop hautes, les chagrins trop profonds. Les grandes personnes trop souvent incompréhensibles. Tout au long de l'existence, l'enfance vous rappelle à ses jeux d'ombre et de lumière.

L'enfance est un refuge quand c'est un sourire qui vous y invite. C'est l'antre de la terreur quand c'est le souvenir d'une larme qui coule.

Celui qui traverse l'enfance a besoin d'une main secourable pour l'accompagner dans le grand vide de l'inconnu. Quand cette main fait défaut, l'enfant sombre dans l'abîme de la solitude. Il n'aura plus de port d'attache où trouver réconfort et consolation.

La classe de neige, c'est l'histoire d'une main qui a lâché prise. C'est émouvant.


Limonov ~~~~ Emmanuel Carrère



1992, sur les hauteurs de Sarajevo. La guerre bat son plein. Edouard Limonov est filmé en compagnie de Radovan Karadzic, le chef des Serbes de Bosnie, par une équipe de la BBC qui réalise un reportage. Il sera diffusé sous le titre Serbian epics. On y voit Edouard Limonov, "the famous russian writer", qui s'essaye au tir à la mitrailleuse depuis les collines dominant la ville. Tir à l'aveugle. Pour voir. Dans les rues de Sarajevo, on rase les murs, on se jette au sol. La guerre donne libre cours à ce genre de comportement insensé ou situation dramatique selon que l'on se trouve d'un côté ou de l'autre de l'arme.

Cet épisode de sa vie vaudra à Limonov l'étiquette de fasciste qui lui collera désormais à la peau. Surtout dans les milieux intellectuels français. Il avait séjourné auparavant quelques temps à Paris, dans l'errance de sa vie de dissident russe, et déjà plus soviétique.

Curieuse ambivalence chez un personnage tout aussi singulier, fondateur et idéologue d'un parti politique atypique lui aussi, mais sans gloire, celui des nasbols, pour parti national-bolcheviks. Grand écart des idéologies dans les oscillations du balancier de l'irrésolution, entre la nostalgie d'un communisme moribond et les dérives extrémistes droitières. le tout sur fonds de chaos de l'effondrement de l'union soviétique, dans une Russie ressuscitée trop vite, que la pègre a prise de vitesse à la course vers l'économie de marché, doublant ainsi les nouvelles autorités maladroites dans leur nouveau costume pseudo libéral.

On peut se demander ce qui a pu inciter Emmanuel Carrère à se lancer dans la rédaction de pareille biographie d'un personnage encore de ce monde. le sentiment qui entre en jeu avec pareille intention est bien sûr celui de la fascination. Celle suscitée par un héros qui a, non pas tout réussi, mais bien tout foiré dans sa vie. Enfin presque, si l'on compare sa notoriété à son ambition. Celle de faire de sa vie un mythe. Exigence suprême d'un narcissisme prédateur. Il en convient lui-même, ne serait-ce que dans le titre de ses ouvrages tels le Journal d'un raté, le petit salaud et Autoportrait d'un bandit dans son adolescence.

La célébrité lui est quand même tombée dessus sur le tard. Elle est venue le chercher en prison alors qu'il purgeait une peine pour ses menées subversives. Sans doute parce que les autorités de l'époque, sous la férule de Vladimir Poutine, ont estimé qu'il était moins dangereux libre, en trublion à la maigre audience, que détenu. L'emblème du martyr aurait bien pu germer dans l'esprit des déboussolés que cette période de bouleversements a pu jeter à la dérive.

Limonov, le beau gosse, l'auteur prolifique en sa langue natale, mourir ne lui fait pas peur, ce qui le hante c'est de mourir dans son lit, inconnu. Aussi n'a-t-il cessé de braver les autorités, de choquer les esprits, de chercher la consécration dans le combat politique protestataire, puisque la séduction n'avait pas porté ses fruits. Autant d'actions désordonnées à travers le monde, New York, Paris, Moscou, Sarajevo et tant d'autres lieux où son entourage sera témoin de ses extravagances, de ses comportements licencieux, en butte à un monde qui ne l'adule pas à la hauteur de ce qu'il lui devrait. Ses ouvrages clament ses désillusions.

Emmanuel Carrère a été séduit par ce personnage fantasque. A-t-il éprouvé de l'affection pour lui ? Sans doute. A-t-il compati à sa déconvenue? Il s'en est bien gardé. C'eût été lui faire injure. Je dirais plutôt qu'il a compris les battements d'ailes de ce papillon contre le miroir du monde. Il a mis son style limpide au service de cet esprit engoncé dans le costume de l'intellectuel en mal de reconnaissance et qui n'a eu de cesse de tambouriner à la porte du succès. Elle lui restait obstinément close. Il a été doublé sur le fil par Joseph Brodsky dans la compétition au prix Nobel de littérature. Il s'en est estimé floué. Il conservera envers ce dernier une rancune tenace.

Emmanuel Carrère a pu le désigner comme le prototype de qui ne se satisfait pas de l'ignorance dans laquelle le laisse ses congénères. A l'indifférence, il préfère le mépris. Même s'il faut choquer pour attirer l'attention sur soi. Voilà pourquoi le "salaud magnifique" relate ses frasques sexuelles durant sa vie de clochard à New York avec cet ouvrage: le poète russe préfère les grands nègres.

Le style d'Emmanuel Carrère, il est agréable à lire. Il fait courir les pages sous les yeux de son lecteur. Il est toutefois entaché à mes yeux de passages d'une grande obscénité qui nous replonge dans la bassesse de la condition humaine. Mais peut-être est-ce voulu pour s'identifier au comportement de son sujet. Bien qu'à la lecture du Royaume, j'avais déjà pu me rendre compte qu'Emmanuel Carrère ne s'embarrasse pas à tourner autour du pot. Appelons un chat un chat, et tant pis pour qui s'en offusque. Cela n'a pas empêché son auteur de glaner le Prix Renaudot 2011 avec cet ouvrage. Au diable le conformisme à la bienséance.

Limonov, ou ne pas "mourir obscur". Voilà quel pourrait être le sous titre de cet ouvrage passionnant.