Mon univers de lecture ... ce qu'il m'inspire

mardi 21 juillet 2020

Eugénia ~~~~ Lionel Duroy



Etat satellite des grandes puissances européennes la Roumanie a peiné à s'émanciper et à se constituer en état indépendant dans les frontières qu'on lui connaît aujourd'hui. Avec EugeniaLionel Duroy ouvre une fenêtre de son histoire au cours de laquelle les boucs émissaires aux difficultés du pays en quête d'identité étaient tout désignés parmi les membres de la communauté juive du pays.

Lorsque la seconde guerre mondiale s'annonce le nationalisme roumain fait pencher la balance des alliances vers les forces de l'axe, alors que la Roumanie s'était alliée à la France et l'Angleterre lors de la première guerre mondiale. Les Juifs de Roumanie feront les frais de ce choix au cours de pogroms, dont celui de Jassy en 1941, qui ont entaché l'histoire de ce pays convoité en ce temps sur ses frontières par l'URSS en Bessarabie (aujourd'hui partagée entre Moldavie et Ukraine), l'Autriche Hongrie en Transylvanie.

Jeune étudiante en université lorsque les premières manifestations hostiles aux Juifs se déclarent avant la guerre, Eugenia prend spontanément leur défense. Y compris lorsqu'un de ses frères devient un des meneurs de la terreur menée contre eux. Devenue journaliste et résistante pendant la guerre, elle poursuit son combat pour plaider la cause de ce peuplement confessionnel dont on connaît trop bien le sort funeste qui lui fut réservé en cette période noire de l'histoire de l'Europe.

Au travers du combat de la jeune Eugenia appliqué à des références historiques vérifiables, Lionel Duroy ouvre la réflexion sur la cause du ressentiment meurtrier et instinctif qui s'est manifesté à l'encontre d'une communauté confessionnelle intégrée de longue date au coeur du pays ; alors que la politique roumaine du moment n'était nullement gangrénée par une idéologie ségrégationniste comme en Allemagne. Il ouvre également sur l'évolution du métier de journaliste qu'Eugenia veut promouvoir de simple relation des faits en une approche moderne, plus humaine, en quête du ressenti des personnes face à l'actualité. Clin d'oeil également et accessoirement sur la culture d'un pays dont on oublie les accointances qu'il a eues avec le nôtre. La langue française y était répandue dans une part non négligeable de la population.

Bel Ouvrage que celui-ci qui sous la plume de Lionel Duroy a pris le nom de son héroïne. Au-delà de la page d'histoire d'un pays qui dans notre inconscient nombriliste s'est fait voler la vedette par les grandes puissances de la seconde guerre mondiale, voilà une façon de nous remettre en mémoire que le fleuve de l'antisémitisme qui se déversait dans l'océan de haine des camps de la mort était alimenté par des ramifications qui prenaient leur source dans tous les recoins de la vieille Europe.


dimanche 12 juillet 2020

L'écriture ou la vie ~~~~ Georges Semprun



George Semprun a choisi d'écrire certains de ses ouvrages autobiographiques en français, langue qu'il dominait comme tant autres. Il s'est alors heurté à une difficulté sémantique inattendue de la langue de Molière, une lacune. Il est un mot qui fait défaut à cette dernière, celui qui exprime le "vécu intime" de la personne. En français, le mot expérience a une connotation trop physique, presque scientifique, il ne fait pas suffisamment appel au ressenti qui grave la mémoire profonde comme peuvent le faire les substantifs idoines en allemand ou en espagnol.

Car c'est évidemment sur ce terrain que se situe la raison d'être d'un témoignage, la transmission du "vécu intime" d'une page de l'histoire personnelle d'un être aussi tragique qu'a pu être celle des camps de la mort. Comment faire comprendre à autrui que celui qui en est revenu n'est plus celui qui y est entré, à celui qui est dehors ce qu'a vécu celui qui était dedans. Cette discrimination du dedans dehors est le credo de son premier ouvrage le grand voyage. Comment faire comprendre que celui qui était dedans y a vécu la mort, si tant est que la mort puisse se vivre, même s'il en est revenu.

Alors évidemment, quand il s'agit de transmettre ce "vécu intime", les difficultés se font jour : que dire, quand le dire, comment le dire, et au final pourquoi le dire ? Car le témoignant se heurte en fait à l'écueil suivant : qui pour entendre, comprendre et surtout admettre ? Qui aura le courage de se placer dans l'inconfort moral d'affronter une vérité historique déshonorante pour l'humanité ?

Jorge Semprun avait observé le sort réservé à l'ouvrage de Primo Levi édité dès le lendemain de la guerre, en 1947. le rejet des grands éditeurs, la diffusion confidentielle, le piètre accueil de ses contemporains étaient perçus par lui comme une volonté d'occulter cette page sombre de l'histoire de l'humanité, comme un faux-pas de cette dernière. Jorge Semprun s'était donc imposé l'exercice surhumain de repousser le harcèlement du souvenir et la tentation de le crier à la face du monde. Il refusait la culpabilisation d'être revenu de l'enfer - Il faut lire à ce sujet en fin d'ouvrage ce qui concourut à la survie du matricule 44904, son matricule. Il voulait connaître le bonheur fou de l'oubli. Il se plaçait en posture de quête de repos spirituel.

Avec L'écriture ou la vie, Jorge Semprun nous propose une forme d'élévation, que lui autorise sa culture philosophique. Conscient qu'une écriture de témoignage de faits ne serait que "litanie de douleurs", qu'il faut pour frapper les esprits lui préférer une forme suggestive plus que figurative, il n'évoque jamais la haine mais dénonce le Mal absolu. Avec la majuscule qui donne à ce substantif la dimension mythologique que lui vaut l'ampleur des conséquences néfastes infligées à l'espèce humaine par le nazisme.

La mort de Primo Levi en 1987 a été pour Jorge Semprun la prise de conscience de la dépendance du souvenir au témoignage des seuls survivants des camps de la mort : "Le souvenir vivace, entêtant, de l'odeur du four crématoire : fade, écoeurante… l'odeur de chair brûlée… Un jour prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur. Inodore, donc." La disparition de Primo Levi remettait la mort d'actualité. Jorge Semprun qui disait avoir vécu sa propre mort à Buchenwald acceptera quelques années plus tard, en 1992, une invitation à se rendre sur le site du camp. Il acceptait de confronter le rêve de la vie d'après, et d'avant aussi d'ailleurs, avec celui cauchemardesque qui lui avait volé ses vingt ans. Sa vie après le camp, c'était sa vie après la mort. Renaissance, aussi absurde que naissance, pour se voir confronté à une mort tout aussi stupide. Ce ne sont ni Camus ni Cioran qui le contrediront.

Après une stratégie de survie qui consistait à ne rien lire, ne rien écrire sur le sujet honni, à rechercher la compagnie de personnes ignorant tout de ce passé maudit et tenter de devenir un autre, Jorge Semprun trouve le courage d'affronter cette page de sa vie au travers de l'écriture, bien averti qu'elle le rendrait vulnérable aux affres de la mémoire. Il se convainc de dire que tout ce qui n'est pas du domaine du camp est du domaine du rêve, dans un ouvrage qu'il avait d'abord intitulé L'écriture ou la mort qui sera publié sous celui de L'écriture ou la vie.

Moi qui suis un lecteur de ces mots des Jorge Semprun, Primo Levi, et autres hommes et femmes témoins de l'enfer des camps, moi pour qui "l'odeur de la fumée du crématoire n'est qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur", je reste fasciné d'horreur à la lecture de chacun de ces ouvrages qui du Mal absolu ne me donne certes qu'une idée, mais qui m'attribuent ma juste part de responsabilité d'appartenir à une espèce capable de ce Mal.


jeudi 9 juillet 2020

Comme un enfant qui joue seul ~~~~ Alain Cadéo



Si le passé cesse trop vite de nous appartenir, l'avenir happera tout aussi goulûment celui qui se livrera à la quête effrénée de lendemains meilleurs. Folle et mortelle fuite en avant. C'est à n'en pas douter le raisonnement que s'est tenu Barnabé Raphaël dans sa vie bien établie pour tout plaquer, et retourner au pays qui l'a vu naître. Sans autre projet que celui de vivre chaque instant. Souveraine et absolue procrastination qui consiste à repousser les lendemains eux-mêmes vers un futur toujours plus lointain. Remâcher le présent pour ne le déglutir avant d'en avoir apprécié toutes les saveurs. Philosophie de vie qui ne saurait déplaire à un certain Épicure.

Barnabé Raphaël a décidé de bannir tout ce que la vie moderne peut comporter de promesse de vie meilleure pour laisser ses poumons s'emplir de l'air du temps, son coeur de la vie des autres, son être de la force de la Nature. Rejoindre l'océan et l'entendre lui confier le secret du Monde. Insouciant du tumulte des pauvres inconscients qui lui tournent le dos. Comme un enfant qui joue tout seul.

Alain Cadéo est doué d'une grande acuité dans l'observation de l'âme humaine. Mais ce ne serait qu'égoïste satisfaction si cette qualité ne se doublait de l'aptitude à la rendre intelligible à autrui. Généreux partage qui confère sa noblesse à l'art d'écrire.

Il y a dans son écriture la solitude de l'homme rentré en lui-même pour y fouiller les tréfonds de son être comme Zorba le grec les entrailles de la terre : "Putain de montagne, j'aurai ta peau". Et ce cri de victoire de la pépite ramenée à la contemplation des incrédules. Cette prose poétique dispensée aux coeurs à la dérive en cicatrisation de leurs désillusions d'une vie abandonnée au démon du confort matériel.

On est souvent seul dans la multitude, on n'est jamais seul dans le désert. Il y a toujours un être improbable qui surgit d'un épineux ou d'un rocher. Et pourquoi pas l'amour quand le coeur s'est libéré des contingences qui brident sa spontanéité. Lire Alain Cadéo pour ne pas dire j'ai oublié de vivre.

jeudi 25 juin 2020

Pseudo ~~~~ Romain Gary

 



Tu t'es bien moqué de moi Émile, ou Paul, ou tant d'autres noms derrière lesquels tu brouilles les pistes tout au long de ces quelques deux cents pages. Tu t'es bien moqué de moi pour m'avoir mis sous les yeux ce galimatias de fulgurances schizophréniques.

J'ai bien cru avoir à faire avec un dingo. J'avais fait confiance à la notoriété d'un Goncourisé, un certain Ajar. J'apprends qu'Ajar n'est qu'un pseudo. Qui cache un certain Paul. Paul Pavlowitch. Qui pourrait bien être encore quelqu'un d'autre. Attention un auteur peut en cacher un autre. Ne franchissez cette limite qu'après avoir regardé de tous côtés. Vous êtes cernés par les pseudos, au point que dans le corps du texte tu enfonces le clou et te fais appeler pseudo-pseudo. Faut-il y mettre la majuscule ?

Il faut être sûr de soi pour faire avaler pareille potion à un éditeur. Qui lui-même la glissera dans le gosier des tourneurs de pages crédules. Ils auront acquis cet ouvrage sur une couverture. Car en le feuilletant sur l'étal du libraire ils auront reconnu quelques formules au cynisme assassin comme ils les aiment. Comme on achète un vin sur l'étiquette. Gare au gogo ignorant des cépages et des crus, il pourrait bien avaler de la piquette.

Je m'étais régalé avec La vie devant soi, amusé d'une certaine loufoquerie avec Gros-câlin. Quand j'ai retrouvé Émile Ajar avec Pseudo, je n'ai pas hésité. J'ai bien cru y reconnaître un furieux sens de la dérision, lequel m'a rappelé un certain Romain Gary. Tu vois de qui je veux parler, un Prix Goncourt lui-aussi. Mais je me suis convaincu que tu n'aurais quand même pas osé.

Oser faire un pied de nez pareil à l'Académie, pour leur refiler un autre chef-d'oeuvre sous le manteau, subrepticement comme ça. Comme quelqu'un qui aurait le talent chevillé à l'âme aussi vrai que moi j'ai le doute. Mais Gary n'aurait jamais fait ça.

Tu t'es bien foutu de moi, mais je te pardonne. Je suis beau joueur. J'ai bien conscience que lorsqu'on est arrivé au sommet, on ne peut que redescendre. Alors forcément ça angoisse. Parce qu'un troisième prix Goncourt sous un autre pseudo, ce n'était plus possible. Tu commençais bien à te rendre compte que certains affranchis dans les milieux littéraires affichaient un sourire pincé par la suspicion. de la jalousie à n'en pas douter.

Je ne t'en veux pas parce qu'avec tout ce que tu nous avais déjà offert sous tant de masques grotesques on retrouvait toujours ce même regard insondable. On le savait scruter son intérieur obscur, en quête des mots assez forts pour nous dire à quel point ce qu'il voyait à l'extérieur lui faisait peur.


mardi 23 juin 2020

Le jardin d'Epicure ~~~~ Irvin D. Yalom

 



"Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face". C'est avec cette maxime De La Rochefoucauld qu'Irvin Yalom termine son ouvrage. Et s'il nous confirme la précaution de ne pas nous brûler les yeux en fixant l'astre de vie, il nous invite pour ce qui est de la mort à ne pas nous voiler la face. En adoptant par exemple les préceptes d'Épicure pour calmer nos angoisses éventuelles et apprivoiser l'idée de la mort, puisqu'il ne saurait être question de la dompter.

Épicure dont les jouisseurs auront travesti la philosophie à leur avantage, ne retenant du bien vivre sa vie que le simulacre réducteur de faire bonne chair. Que ce soit sous la dent ou sous la couette, oubliant sans vergogne les élans d'humanité qui prévalaient dans l'esprit du philosophe, privilégiant une généreuse cohésion entre congénères affublés du même poids sur la conscience qu'est l'impermanence de la vie. Démarche en quête d'ataraxie, la tranquillité de l'âme. Être acteur de l'ici et maintenant, valoriser ainsi chaque instant de sa vie, condition nécessaire selon lui pour affronter son échéance inéluctable avec le sentiment d'avoir rempli le rôle non-dit dévolu à tout être doué de raison apparu sur terre. Car dans le mystère de la vie, on s'interroge en fait sur l'intention qui la déclenche et la reprend.

Irvin Yalom dénie le recours au dogme religieux quel qu'il soit sans toutefois en faire reproche aux convaincus. Il lui préfère ce que la raison permet de déduire de ses cogitations intimes. C'est à n'en pas douter ce qui lui vaut ses affinités avec un Spinoza ou un Nietzsche, lesquels ne voyaient en la religion que soumission naïve, dénuée d'esprit critique, inculquée par une éducation despotique.

J'ai eu à cette lecture la satisfaction de retrouver un concept dont mes pauvres réflexions secrètes avaient envisagé l'hypothèse. C'est la théorie de la symétrie. Épicure avance que l'état de non existence avant la naissance est le même que celui d'après la vie. Il n'y aurait donc pas d'angoisse à avoir d'une mort qui n'est jamais qu'une situation déjà connue – on ne sait quel terme employer quand il s'agit d'évoquer le non-être – mais qui ne nous aurait donc laissé aucun souvenir. Que pourrait être en fait souvenir du néant ?

Le jardin d'Épicure est un ouvrage de réflexions potentiellement secourables fondé sur la riche expérience d'un thérapeute de renom, construit à partir de témoignages choisis par lui pour leur valeur pédagogique et qui encouragera l'angoissé en détresse à trouver une oreille avisée. Celle d'un confrère. Un spécialiste apte à décrypter l'origine de certaines peurs ou angoisses harcelant le conscient ou l'inconscient de tout un chacun. Il y a donc quand même en filigrane dans cet ouvrage une autopromotion de la profession à laquelle Irvin Yalom a consacré sa vie, sachant pertinemment que l'angoisse de la mort est un fonds de commerce qui a de l'avenir.

Mais cantonner cet ouvrage à une finalité mercantile serait un détournement d'intention auquel je ne me livrerai pas. Il a une réelle valeur didactique puisqu'il n'est question ni de spiritualité ni de métaphysique ou encore d'ésotérisme. C'est un ouvrage qui aborde un sujet lourd auquel, aux dires de l'auteur, beaucoup de ses confrères rechignent, confrontés qu'ils sont eux-mêmes à leur propres doutes. le dernier chapitre leur est d'ailleurs dédié avec la précaution oratoire de l'expurger du jargon technique afin d'emmener jusqu'au point final le profane, lequel aura trouvé dans le reste de l'ouvrage les ressources suffisantes pour ne plus se voiler la face et dormir du sommeil du juste, en faisant que ses rêves ne deviennent pas cauchemars.


samedi 20 juin 2020

Le problème Spinoza ~~~~ Irvin D. Yalom

 


A trouver le nom de Spinoza en titre d'un ouvrage on est surpris de le voir associé à celui d'un Alfred Rosenberg, l'idéologue du parti nazi.

Rosenberg, personnage en retrait, plus introverti, moins exposé que ceux avec qui il partagea le banc des accusés au procès de Nuremberg, nourrissait en lui-même trois contrariétés souveraines. Il n'était en premier lieu pas aimé des têtes d'affiche du parti, au premier rang desquels son idole Hitler. Ce dernier ne le gratifiant de compliments que pour les diatribes racistes enflammées qu'il publiait dans le journal dont il était rédacteur en chef. En second lieu, son arbre généalogique pouvait faire ressortir, à qui aurait su fouiller les archives, une lointaine ascendance juive. Et enfin, il se confrontait au problème Spinoza.

L'obsession principale d'un idéologue tel que lui étant la légitimation de ses théories, plus ces dernières sont scabreuses, voire malsaines jusqu'à être nauséabondes, plus le recours aux références du passé lointain s'impose pour dissoudre leurs fondements dans le bourbier d'une mémoire invérifiable. C'est l'exercice auquel se livre Rosenberg dans son intention de soutenir la thèse de la nature vénéneuse de la race juive, en remontant bien au-delà du siècle qui a vu naître Spinoza, le penseur juif d'ascendance portugaise dont la famille persécutée avait trouvé refuge aux Pays Bas. Mais Spinoza pose problème dans l'argumentation historique du théoricien du fait de l'aura qu'il a auprès des penseurs allemands de souche, au premier rang desquels Goethe. Les Allemands plaçant ce dernier très haut sur l'échelle des célébrités du pays et l'évoquant volontiers quand le discours se fait nationaliste, sans doute au grand dam de sa mémoire. Sa notoriété fait référence. Spinoza avait certes été excommunié à vingt-trois ans par les autorités religieuses de sa confession, mais selon Rosenberg le poison juif n'est pas dans la religion, mais bien dans le sang de la race. Aussi, la célébrité de Spinoza auprès de l'intelligentsia allemande, de purs Aryens, est-elle un caillou dans la chaussure du théoricien névrosé et pervers qu'il est et dont le racisme imprègne chaque cellule de son corps.

En peine de comprendre les écrits du philosophe, dont a fortiori son ouvrage majeur l'Ethique, Rosenberg qui se dit lui-même philosophe, s'empresse, dès la conquête des Pays Bas par l'armée allemande en 1940, de s'approprier la bibliothèque de Spinoza. Espérant sans doute y trouver la clé du succès des pensées de ce dernier auprès des intellectuels allemands et élucider ainsi ce qui était devenu en son esprit le problème Spinoza.

Spinoza, refusant de voir son raisonnement étouffé par le dogme, avait été un problème pour ses coreligionnaires contemporains. Ils avaient été conduits à le marginaliser. Il en est resté un pour les idéologues nazis en sa qualité de juif dont ils auraient pu épouser les thèses si ce n'était le soi-disant poison que sa naissance avait introduit en ses veines.

Beaucoup des personnages des ouvrages d'Irvin Yalom deviennent fictivement ses patients. Il est un psychanalyste américain de renom et la thérapie psychanalytique reposant beaucoup sur la libération de la parole, il fait grandement usage dans ses ouvrages de la technique du dialogue. Elle a le mérite de rendre ses ouvrages très vivants, de structurer de manière très lisible au profane le cheminement de pensée dans la recherche des sources du mal. Cette approche convaincante permet d'intégrer le processus intellectuel qui a pu amener une personne à commettre le pire. Même si, s'agissant des théoriciens de l'idéologie nazie, on ne peut déceler de justification intelligible à leurs thèses. L'exploration de leur raisonnement débouche dans l'impasse de la perversité pure, laquelle a pu trouver en la personne du schizophrène mégalomane qu'était Hitler la prédisposition à l'envoutement hypnotique des masses.

Le problème Spinoza est un ouvrage absolument passionnant en ce sens qu'il confronte par chapitre alternés le bien et le mal absolus, la philosophie libérée de la tradition, de la prière, des rituels et de la superstition d'un Spinoza à la théorie irrationnelle et contrainte d'un Rosenberg. le premier plaçant la raison au dessus de tout quand le second se focalise les critères de race. L'esprit éclairé contre l'obscurantisme le plus opaque et le plus malfaisant.

Ma lecture de "Et Nietzsche a pleuré" m'avait fait découvrir et apprécier cet univers de l'évocation philosophique au travers du prisme de la psychanalyse, avec une écriture accessible dépouillée du jargon technique spécialisé, ce second ouvrage que j'ai lu de cet auteur me conforte dans cet engouement. Ouvrage très enrichissant tant sur le plan historique que sur celui des mécanismes de pensée.


mardi 9 juin 2020

Rebecca ~~~~ Daphné du Maurier

 


Daphné du Maurier est en Egypte où elle a suivi à contre coeur son époux militaire lorsqu'elle commence ce nouveau roman qu'elle intitulera Rebecca. Dans la touffeur orientale qu'elle a du mal à supporter, elle revoit en rêve ce manoir dont elle était tombée sous le charme sur la côte anglaise. Elle en fera le théâtre de son roman et lui donnera un nom qu'elle veut agréable à son oreille. Ce sera Manderley. Elle en fait une description telle que l'on ressent la nostalgie qui l'assaille à cette pensée. Depuis la poussiéreuse Alexandrie qu'elle déteste ce décor idéalisé sera la bouffée de fraîcheur à laquelle elle aspire. Ce sera aussi celui du drame qui prend forme dans son esprit fécond et qu'elle trouve elle-même quelque peu lugubre. Ce côté sombre de ses romans est d'ailleurs un peu une marque de fabrique chez Daphné du Maurier. Elle s'en inquiétera auprès de son éditeur qui la confortera.

Car le succès est au rendez-vous, immédiat et unanime. Il dépasse même les pronostics de son éditeur, et en tout cas les espoirs de l'auteur elle-même. Il ne se tarira pas au fil des années faisant de ce roman un record d'édition. Ma lecture de cette année me fait rejoindre le concert de louanges que lui vaut son succès durable. C'est un fabuleux roman qui émane d'un talent confirmé depuis, un roman qui pour ce qui me concerne répond à tout ce que j'attends d'une fiction.

Un roman qui commence par son épilogue, c'est original. Sans toutefois rien dévoiler de son intrigue, si ce n'est la survivance de son héroïne, la narratrice. Qui n'est pas Rebecca. Celle qui a donné son nom à l'ouvrage, et dont la présence y est si accablante, est morte dans un naufrage depuis un an lorsque débute le roman. Morte, mais encore tellement vivante dans l'esprit de celles et ceux qui lui survivent. Et pour forcer le trait, Daphné du Maurier n'a même pas nommée la seconde madame de Winter, la narratrice, autrement que par son statut d'épouse. Une manière de mieux souligner son insignifiance au regard de celle qui restait dans les esprits la première et la seule madame de Winter, la souveraine de Manderley, Rebecca.

Avec un style simple et direct, sans placer son lecteur sous le couperet d'un secret à dévoiler en dénouement, Daphné du Maurier l'entretient dans une attente de quelque chose. L'attente du soulagement d'un poids qui oppresse la jeune femme, nouvelle épousée venue s'installer à Manderley, à son grand déboire tant elle est faible de caractère et indigente d'éducation pour oser rivaliser avec celle dont le souvenir prestigieux hante encore le lieu. Elle est faible, mais sincère dans ses sentiments et plus persévérante qu'on oserait l'augurer.

Roman psychologique très fort à la construction subtile et savante dans lequel on retrouve aisément les traits de caractère que Tatiana de Rosnay, dans Manderley for ever, la biographie qu'elle a dédiée à Daphné du Maurier, a soulignés de son auteure fétiche. Un certain mal-être en société, le goût de la solitude, une femme qui se ronge ses ongles dans ses moments de doute, mais aussi une femme affectée d'un amour authentique et opiniâtre, voué à un homme mûr, ténébreux, parfois lointain.

Rebecca est à mes yeux une forme d'archétype de fiction maîtrisée par son habile dosage en suspense et rebondissements, servie par une écriture fluide et efficace à laquelle la nouvelle traduction d'Anouk Neuhoff que j'ai eu sous les yeux n'est certainement pas étrangère. Une belle littérature hautement recommandable.


mercredi 3 juin 2020

Le grand voyage ~~~~ Georges Semprun

 


Il y avait ceux qui était dedans et mourraient, et ceux qui continuaient à vivre dehors.

Jorge Semprun le dit lui-même, il lui aura fallu longtemps avant de prendre la plume et dire à ceux qui n'y étaient pas, ceux qui étaient en dehors de ça, comment c'était dedans. le dedans c'était le wagon. le camp par la suite. le dehors c'était tout le reste. En particulier les témoins, conscients ou non, mais toujours un peu complice quelque part, par action ou par démission. Ceux qui regardaient le train quitter la gare, longer la vallée de la Moselle, cahoter pendant des jours et des jours dans l'air glacial.

Le dehors c'est nous aujourd'hui, spectateurs incrédules d'une mémoire. Comment cela a-t-il été possible ? Nous n'y étions pas. Alors Jorge Semprun nous dit comment c'était dedans. C'était hier, c'était la réalité. C'était le cauchemar que l'imagination n'avait pu envisager. Et pour cause. L'imagination était restée dehors. C'est aujourd'hui le témoignage.

Il a fallu des années pour que le temps fasse son œuvre. Que l'oubli fasse son œuvre. Pas l'oubli de l'inoubliable bien sûr. Il est désormais inscrit dans chaque cellule de celui qui y était. Mais l'oubli de l'effroi, de la colère, de la vengeance. Il lui a fallu, à lui Jorge Semprun, le temps de bannir de son vocabulaire les mots durs, ceux dictés par la fièvre, pour en parler avec ceux de la mémoire, des mots froids et purs. Dépouillés du ressentiment.
Les mots adoucis ont plus de force pour exprimer l'indicible, et soulager le cœur.

Il a fallu écrire, plutôt que dire. Écrire pour ne pas être interrompu par un contradicteur. Il y en a eu. Il y en a encore. Écrire pour que les mots franchissent les générations et ne s'éteignent pas avec celui qui était dedans. Écrire pour que cet ouvrage rangé dans ta bibliothèque te fasse signe de temps à autre et te rappelle à l'inoubliable. Il y en a qui étaient dedans, et y sont restés. Tu es hors de tout ça. Spectateur éberlué.

N'oublie pas en particulier ces enfants dont je ne peux passer sous silence le sort qui leur a été réservé. Ces quinze enfants entre huit et douze ans, descendus miraculeusement d'un wagon en provenance de Pologne où tout le monde était mort congelé debout après dix jours sans boire ni manger. Quinze enfants massacrés parce que descendus vivants du wagon, d'une façon que je ne peux taire et te le dis page 194, édition Folio. C'est IN-SOU-TE-NA-BLE.

Le grand voyage, un ouvrage écrit en un seul chapitre ou presque. Comme un barrage qui se rompt d'avoir trop encaissé les coups de boutoir du cauchemar. Des souvenirs écrits à la première personne par celui qui était dedans. Dans le wagon. Des fragments de vie inoubliables avant, pendant, après le wagon. Après la libération. Des fragments qui se bousculent pêle-mêle tout au long d'un chapitre sans respiration. Et puis un deuxième chapitre, très court, écrit à la troisième personne. Par celui qui est dehors à l'heure où il écrit ces mots, rescapé, harcelé par ses propres souvenirs gravés dans son être, mais alors purgés de la haine après une convalescence nécessaire à l'épuration de ce venin qui est la cause de tout.

J'ai lu plusieurs témoignages de ceux qui ont été dedans, moi qui suis dehors. On ne peut dire que l'un est plus saisissant que l'autre. le fond est toujours dans les abysses de la bassesse humaine. C'est la forme, le savoir dire qui fait la différence. Celui de Jorge Semprun nous aspire dedans.

L'être n'est-il donc que corruption de lui-même au point de précipiter son retour vers le non-être ?


samedi 30 mai 2020

Circé ~~~~~~Madeline Miller




 
La mythologie grecque ne compte dans ses rangs que deux sorcières, Circé et Médée. Si elles possèdent des pouvoirs magiques quelque peu redoutables, leur apparence n'a toutefois rien d'effrayant. Elles sont jeunes et ravissantes. Madeline Miller a jeté son dévolu sur la première des deux pour nous faire partager sa vie. Une partie infinitésimale de celle-ci dois-je préciser car en sa qualité de déesse sa vie ne saurait connaître de fin. Et à l'heure où j'écris ces mots peut être Circé me regarde-t-elle de je ne sais quelle hauteur, peut-être est-elle penchée sur mon clavier à s'intéresser à ce que je pourrais dévoiler de ses péripéties affectives. Aussi dois-je prendre garde de ne pas la vexer.


Ce bout de chemin que Madeline Miller nous propose en sa compagnie nous projette dans un monde où le fantastique et le réel sont intimement liés. Un monde que nous relate les premiers poètes grecs, lesquels envisageaient des dieux à leur image, non seulement d'apparence mais aussi de comportement. Une façon de les apprivoiser, de se rassurer surtout, en leur prêtant des défauts et qualités bien connus d'eux et fidèlement transmis à nous autres leurs descendants. Car il faut préciser que de tous temps, aussi puissants et omniscients qu'ils pussent être, les dieux n'en étaient pas moins dangereux dans leurs colères et donc craints des mortels, dont le modeste représentant que je suis.

Circé a été bannie et condamnée à l'exil sur l'île de AEaea, où elle réside peut-être encore. Telle fut la sentence de son père Hélios, dieu du soleil, lequel avait tenu conseil avec Zeus, après que celle-ci eût fait absorber à la nymphe Scylla, sa rivale de cœur, un philtre qui la transforma en monstre hideux à six têtes et tentacules. Je prendrai donc garde à ce que j'absorberai après avoir publié cette chronique.

Expatriée en face de Charybde elle fit du détroit (de Messine) l'écueil redouté de tous les marins et accessoirement l'origine du dicton dont on use encore de nos jours : tomber de Charybde en Scylla. Éviter un péril pour succomber à un autre. Circé n'en était d'ailleurs pas à son coup d'essai pour provoquer la colère de ses illustres parents. N'avait-elle pas auparavant tenté d'adoucir le sort de Prométhée, lui-même condamné au supplice par Zeus pour avoir donné le feu aux hommes. Je lui dois donc de pouvoir faire quelques grillades sur mon barbecue, mais là encore point trop n'en faut, au risque d'attirer les foudres de Zeus.

Une affaire de cœur est donc à l'origine du triste sort de Circé dont Madeline Miller a décidé de nous entretenir, à mon grand plaisir de lecteur aux jours comptés. Car figurez-vous que les dieux et déesses de la mythologie grecque éprouvent des sentiments et convolent entre eux sans préoccupation d'inceste et consanguinité mais pas seulement, ils ou elles convoitent aussi les faveurs des mortels, sans préoccupation de chronologie cette fois, car leur temps n'est pas le nôtre forcément. Avec donc la certitude de voir leurs amours se dissoudre dans l'éternité divine, petite fenêtre de concupiscence contre un espoir fou pour l'élu(e) d'accéder à l'immortalité. Circé convoitait le cœur du modeste pêcheur Glaucos, en fit un immortel.

A ce propos Circé si tu me regardes…
Non, bon, c'était juste une suggestion comme ça !

Mais pour en revenir à Glaucos, devenu immortel mais ingrat, ce dernier se laissa tenter par les charmes de Scylla. Pour le plus grand déboire des deux rivales et de nombre de ceux qui, en victimes expiatoires, croisèrent la route de chacune d'elles. C'est ce qu'on appelle des dommages collatéraux.

L'exil de Circé sur son île sera toutefois adouci par quelques visiteurs. Au rang desquels Hermès, avec qui elle réchauffera sa couche, mais certes pas de son cœur. Car le messager des dieux, que certains présentent comme ancêtre d'Ulysse, avait une attitude quelque peu ambiguë, voire déloyale vis-à-vis de l'exilée. Jason y fera escale aussi, de retour de sa quête de la toison d'or. Mais c'est surtout le héros de l'Odyssée dans son périple de retour vers sa chère Pénélope qui s'autorisera quelques mois de repos auprès de Circé et conditionnera par là même une part de son avenir, dont on apprécie mal la durée tant il est confus de s'imaginer ce que peut être l'avenir d'un immortel.

On a compris qu'Ulysse ne sera pas aussi fidèle que sa tendre et chère dont on connaît le stratagème pour repousser les prétendants convaincus de la disparition du héros de la guerre de Troie. Il faut bien dire qu'ayant provoqué le courroux de Poséidon, il était encore loin du terme de son errance sur les mers. Il quittera cependant Circé sans savoir que le fruit de leurs amours sera un fils, Télégonos. Madeline Miller n'évoque que celui-là dans son ouvrage quand d'autres références mentionnent une filiation plus prolifique avec le roi d'Ithaque. Mais les sources de la mythologie étant ce qu'elles sont, les interprétations peuvent être diverses et contradictoires et donc aussi fantaisistes que plausibles.

"L'un de nous doit avoir du chagrin. Je n'allais pas accepter que ce soit lui". Voilà des propos empreints d'un amour tout maternel mis dans la bouche de Circé à l'égard de ce fils bâtard d'Ulysse lorsque la puissante Athéna, également aussi belle que redoutable, réclama son tribut en compensation de la mort de son protégé, Ulysse. Cet épisode nous fait toucher du doigt l'humanité avec laquelle Madeline Miller s'est intéressée au sort de Circé. Il nous ouvre sur la somptueuse dramaturgie en forme de réhabilitation d'une sorcière, car si l'on en croit cette auteure, Circé n'avait de démoniaque que ses pouvoirs surnaturels et non les intentions malfaisantes que notre culture moderne serait tentée de lui attribuer. Ses écarts n'étaient que la conséquence d'un cœur en proie aux déboires d'une sensibilité toute féminine.

C'est ainsi qu'en recevant en son île Pénélope devenue veuve et son fils Télémaque, l'auteure nous offre une belle passe d'arme chargée d'émotions entre ces deux femmes, toutes deux mères d'un fils d'Ulysse. L'ouvrage déjà riche en péripéties que l'on imagine dans la fantasmagorie mythologique connaît un sursaut digne d'une tragédie classique dans lequel le devoir s'oppose à l'amour, filial celui-là. le sacrifice d'une mère, fût-elle déesse, pour un fils mortel. Une éternité de chagrin donc pour un fils qui sur terre ne fait que passer. Voilà bien la preuve que l'amour ne connaît d'échéance que la mort de celui qui l'éprouve. Et lorsque celui-là est immortel, l'amour l'est autant.

Magnifique ouvrage de Madeline Miller qui offre aux fervents des mythes et légendes une page d'émotions affranchie des contraintes du temps.


samedi 16 mai 2020

Et Nietzsche a pleuré ~~~~ Irvin D. Yalom

 


Pour qu'Irvin Yalom la provoque dans cet ouvrage, la rencontre n'était donc pas si improbable que cela. Elle aurait même été envisagée par les amis du philosophe dont le visage n'était que regard et moustache, tant le premier était insondable et cette dernière lui mangeait le visage. Confrontation envisagée mais jamais aboutie, de deux hommes certes, mais au-delà de cela, de deux démarches de réflexion : la philosophie et la psychanalyse. Si la première avait déjà fait ses armes depuis que l'écriture nous en rapporte les traits, la deuxième en était à ses balbutiements en cette fin de XIXème siècle.

Les deux personnages que le roman fait se confronter sont Josef Breuer, l'un des pionniers de la psychanalyse - Sigmund Freud alors étudiant est son ami - et Friedrich Nietzsche, qu'on ne présente plus dans son domaine. Encore que la rencontre se tienne en un temps où ce dernier n'avait pas encore acquis ses lettres de noblesse dans sa discipline, puisque la limpidité de sa pensée n'a éclaté aux yeux de ceux qui deviendront ses disciples qu'après que sa maladie eût raison de ses facultés intellectuelles.

Un prétexte a donc été trouvé par Irvin Yalom pour provoquer la rencontre. Nietzsche étant réfractaire à tout épanchement, toute confidence, reclus dans le fortin d'une solitude qu'il cultivait pour ne pas voir la pureté de sa pensée profanée par celle d'autrui. Les horribles maux de tête qui le harcelaient régulièrement furent ce prétexte. Un pacte fut conclut entre les illustres protagonistes pour escompter une guérison réciproque. Le premier de ses migraines, le second d'un mal qu'il croyait s'inventer : le désespoir.

Les séances de thérapie croisée donnent lieu à de formidables joutes verbales de haut vol qui permettent à l'un et l'autre de dispenser le fruit de leur réflexion profonde et user de leur partenaire pour affuter leur thèse. Au point que progressant dans l'ouvrage on ne discerne plus très bien qui soigne qui, d'un mal physique ou d'une angoisse. Dernière hypothèse dans laquelle le docteur Breuer fonde ses espoirs pour trouver à toute pathologie une origine psychologique.

Les deux forteresses armées de leurs certitudes et de leur théorie tentent de faire tomber le rempart adverse de l'apparence pour mettre au jour la véritable cause de leurs symptômes respectifs


D'un côté le sujet est revêche, hermétique, voire associable, campé sur l'obsession d'amener à son terme la transcription de sa pensée d'avant-garde pour les générations futures. Ses contemporains étant jugés par lui inaptes à assimiler la hauteur de celle-ci diffusée à grand renfort d'aphorismes. De l'autre, le praticien établi, d'ascendance juive mais athée, ouvert à la psychanalyse, qui croyait s'inventer un fonds de tourments pour susciter l'intérêt du philosophe. Les deux forteresses armées de leurs certitudes et de leur théorie tentent de faire tomber le rempart adverse de l'apparence pour mettre au jour la véritable cause de leurs symptômes respectifs. Peurs morbides et histoires de coeur seront tour à tour causes et conséquences des angoisses qui tenaillent les contradicteurs.

Car l'amour n'est pas absent des débats, aussi longtemps que s'en défendent les pugilistes du verbe. Mais amour destructeur ou salvateur, créateur d'angoisses ou remède à celles-ci. Convenons quand même que de la part de nos protagonistes c'est tenir la femme en cette fin de XIXème en un rôle qui ne lui laisse que peu de prise sur le débat, cantonnée qu'elle est au confort sentimental de son soupirant.

"Deviens qui tu es"

Irvin Yalom situe la rencontre périlleuse autant que prodigieuse entre les deux célébrités à la veille pour Nietzsche de se lancer dans la rédaction de son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra dans lequel il fera du leitmotiv qu'il assène à son médecin-patient, ou patient-médecin selon les alternances d'ascendance de l'un sur l'autre, une recommandation impérieuse : "Deviens qui tu es", en suivant ta propre voie.

Magnifique ouvrage qui rend accessible au lecteur peu averti, dont je suis, le fruit des réflexions et théories afférentes de l'illustre penseur et de la contradiction du thérapeute. Ouvrage qui se lit comme un roman et dont l'auteur justifie la raison d'être par une citation d'André Gide : "L'histoire est un roman qui a été; le roman une histoire qui aurait pu être."

Ouvrage qui me contente accessoirement d'avoir trouvé un auteur passionnant et m'engage à nourrir ma PAL d'autres de ses oeuvres, dont une qui met en scène un autre penseur en vogue en ce début de XXIème siècle alors que l'homme ferait bien de se remettre en question dans sa frénésie consumériste : Spinoza.