Les siècles ne tournent pas avec les années zéro. Les
siècles tournent avec des événements qui marquent les esprits. le 19ème s'est
terminé dans la grande sauvagerie patriotique de 14, après que les terres du
nord eussent été gavées de chair humaine. Edmond Rostand n'a pas voulu
connaître le siècle nouveau enfanté par ce martyre des humbles. Il est mort en
1918. Il savait que la lame de boue gorgée de sang qui avait englouti le 19ème
siècle avait emporté avec elle le "raffinement extrême, le luxe verbal et prosodique"
du théâtre en alexandrins. "Rostand a sombré en même temps que la Belle
époque."
Cyrano de Bergerac, l'Aiglon ou Chanteclerc, auront été le bouquet final d'une
époque incarnée par celui qui avait été, très jeune, auréolé d'une popularité
sans égal. Difficile de déchoir quand on a fait plus que tutoyer, plus
qu'embrasser, quand on a incarné la gloire. Après le triomphe de Cyrano, de
l'Aiglon trois ans après, Edmond Rostand avait bien perçu la gageure qui est
celle de durer dans le succès. Ce n'est donc que 10 ans plus tard, après moult
remaniements et atermoiements, qu'il se décide à lancer Chanteclerc, dans une
débauche de décors, d'acteurs emplumés, de déclamations tonitruantes. Mais le
siècle est sur le point de tourner, dans l'apocalypse, emportant avec lui la
Belle époque et la poésie classique.
Les grandes œuvres sont des monuments qui jalonnent l'histoire de la
littérature. Celles d'Edmond Rostand sont érigées à la croisée de courants
littéraires. Le néo classicisme et son exubérance en l'art déclamatoire, devenu
désuet, est supplanté par le surréalisme, plus déconcertant. Le figuratif et le
démonstratif ont vécu. Place au suggestif. Chanteclerc, le fier et bucolique
horloger des campagnes du 19ème siècle s'efface au profit du trivial et mécanique
réveil matin. Le charisme n'est plus une valeur. L'algorithme ne sait pas le
gérer.
Plus qu'une biographie du célèbre dramaturge, François Taillandier nous dresse
un panégyrique de cet "éveilleur d'âmes" et de son œuvre. Véritable
déclaration d'amour à l'adresse de celui qu'il n'hésite pas interpeler dans de
grands élans de familiarité, "mon Edmond", le plaindre parfois,
"mon pauvre Edmond". Il a enchanté sa jeunesse et le fascine
toujours, regrettant du même coup n'être pas né à la bonne époque, n'avoir pu
devenir un grand poète lyrique. N'avoir donc pu connaître celui qui
"incarnait le prestige de la littérature, magnifiait l'idée du
poète." Il dégage de sa personnalité trois caractéristiques qu'il
développe avec force argumentations : le conformisme, dans ses jeunes années,
la gravité, et la démesure.
"Je m'étais promis d'écrire ce livre."
Le temps était donc venu de faire cette déclaration à son idole de jeunesse,
parmi d'autres illustres versificateurs sans doute. N'imaginons pas de calcul avec
le centenaire de la mort de Rostand, il y avait jusqu'alors comme une retenue.
Dès lors, par-delà le siècle, Edmond le lui commande. François Taillandier sent
le moment venu de raviver une mémoire injustement élimée par les décennies
oublieuses de "celui qui voulait bien faire" - sous-titre de cet
ouvrage. S'interrogeant cependant toujours sur la raison de cette connivence d'outre-tombe.
Cet ouvrage est donc bien la confession rétrospective "d'une passion
singulière, anachronique, d'un gamin de quinze ans dans la France des années
soixante." Il est un non conformisme à la biographie, en ce sens qu'il
dévoile l'intimité de son auteur avec son sujet. C'est l'œuvre d'une passion.
C'est ce qui le rend plus touchant que simplement historique.
Quand est venu le moment de faire parler le cœur, de dire le ressenti, la
prose, plus apte à traduire les pensées, encore que, avoue son insuffisance et
laisse la place à la poésie. "Le poète est un professeur d'idéal, de sens
et de beauté."
Je n'arpenterai désormais plus la rue Edmond Rostand à Marseille avec le même
regard. Je devrai à l'opération masse critique de m'avoir ouvert les yeux
devant ce numéro 14, la maison natale du plus jeune académicien que la vieille
dame du quai Conti dame ait compté sous sa coupole.
Connaissance des auteurs
- ACCUEIL
- Albert Camus
- Antoine de Saint-Exupéry
- Alexandra Lapierre
- Christian Bobin
- Daphné du Maurier
- Dominique Bona
- Emmanuel Carrère
- Fernando Pessoa
- Franck Thilliez
- Haruki Murakami
- Hélène Bonafous-Murat
- Gilbert Sinoué
- George Orwell
- Jane Austen
- Joseph Kessel
- Joyce Carol Oates
- Jean-Christophe Rufin
- Marguerite Yourcenar
- Mario Vargas Llosa
- Michel Houellebecq
- Milan Kundera
- Philippe Labro
- Pierre Loti
- René Frégni
- Romain Gary
- Stefan Zweig
- Sylvain Tesson
- Yukio Mishima
Ouvrages par genre
lundi 31 janvier 2022
Edmond Rostand, l'homme qui voulait bien faire ~~~~ François Taillandier
mardi 26 octobre 2021
Berthe Morisot - le secret de la femme en noir~~~~Dominique Bona
Les artistes ont tous leur part d'ombre. du fond de laquelle
ils vont puiser cette limpidité que fait jaillir leur inspiration. le talent
consistant à abreuver les autres à cette source confidentielle. Berthe Morisot,
artiste secrète s'il en est, n'exprimait jamais mieux ses intentions que dans
sa peinture. Surement pas dans le bavardage, défaut bien féminin dont elle a
été préservée selon Dominique Bona. Son art dévoilait à son entourage ce qu'en
femme introvertie son cœur n'exprimait qu'avec circonspection.
Elle avait en son temps le double handicap d'être une
artiste avant-gardiste dans un courant pictural, l'impressionnisme, qu'il était
tout autant, et d'être une femme. Au XIXème siècle la femme était vouée à la
frivolité et n'existait que lorsqu'elles devenaient mère de ses enfants. Berthe
Morisot n'a pas dévié du chemin qu'elle s'était tracé. Elle a voulu être femme
pour elle-même, et ne séduire que par son art. Exprimer ainsi ce que sa nature
profonde ne savait dire qu'au bout de ses pinceaux. Femme et artiste au XIXème
siècle, deux raisons de disparaître qui lui ont donné deux raisons d'exister.
Le mot mystérieux est celui qui revient le plus souvent dans
les pages de Dominique Bona à l'écriture très agréable. Berthe Morisot
augmentait le mystère du féminin d'un autre, celui de l'observatrice taciturne
du monde qui l'avait vu naître et avec lequel elle ne communiquait bien qu'avec
son art. Les confidents en paroles et en écrits étaient rares à cette femme
dont le détachement aux choses du monde pouvait paraître froideur : sa sœur Edma,
le poète Mallarmé, sa fille Julie. La femme inspirée par une muse qu'elle
partageait sans doute avec celui qui l'a le mieux figée sur la toile, Edouard
Manet, n'aura de cesse de vouloir s'en démarquer, se singulariser, mettant en
œuvre une « peinture tantôt aérienne, tantôt aquatique, qui ne tient à la
terre que par un fil. » le réalisme a vécu, Berthe Morisot veut peindre le
mouvement, donne du flou au trait et ouvre la porte à l'abstrait.
C'est avec une grande acuité et une forme de communion que
Dominique Bona scrute ce regard et tente de découvrir qui était la femme
dissimulée derrière l'artiste ô combien prolifique. Elle avait fait métier de
sa passion. Dans la chaleur énigmatique de ce regard merveilleusement restituée
par Edouard Manet, elle cherche les reflets dorés qui dévoileront le secret de
la femme en noir, sous-titre de son ouvrage, au regard tout aussi noir tourné
vers son intérieur, dans une pudeur ténébreuse et fière. Superbe biographie
d'une artiste dont Manet vantera la « beauté du diable », énigmatique sans
doute parce que de sa personne émanait tous les antagonismes, chaleur du
regard-froideur au contact, incommodant à qui aurait voulu lire à livre ouvert
dans un visage fermé à la lecture des émotions.
Cette biographie de Dominique Bona n'en est pas une de plus.
Elle en est une autre. Une approche différente d'un personnage par sa
sensibilité et non pas par la chronologie des événements de sa vie. Une femme
cherche à en comprendre une autre dans son époque, son environnement affectif,
son obsession de peindre. Un travail de documentation fouillé autant que le
regard est sondé pour décoder un personnage plus cérébral que sensuel. Beau
document qui établit un rapport entre femmes, une autrice et son sujet, artiste
à qui sans doute le bonheur a toujours échappé dans le douloureux
accomplissement de la femme-artiste.
samedi 11 septembre 2021
La redoutable veuve Mozart ~~~~ Isabelle Duquesnoy
J'ai décidemment un faible pour le style d'Isabelle Duquesnoy. J'aime sa spontanéité, sa verdeur dans le langage. Cela confère affirmation et truculence à ses personnages, de ceux qui ne se laissent pas marcher sur les pieds. Encore faut-il que je fasse la part des choses entre sa propre écriture et les propos qu'elle leur prête. Mais certainement les choisit-elle sachant les voir s'imposer à leur entourage par la seule force du verbe.
Ascendant qu'elle a exercé en premier lieu sur les deux fils qui lui sont
restés des six enfants qu'elle avait mis au monde. Au point de les étouffer à
les vouloir perpétuer le génie de leur père. « Voilà des années que tu me fais
ployer devant le spectre de mon père, que tu compares ma musique à la sienne,
que tu relèves sur mon visage les traces de sa figure » lui jeta à la figure le
cadet de ses enfants survivants, excédé qu'il fut par la pression que lui
appliquait sa mère.
Question caractère, avec la veuve Mozart on est servi. le personnage n'envoie
pas dire par autrui ce qu'il a sur le coeur. Elle a survécu cinquante ans à son
époux adulé. Celui dont elle revendiquait la jalouse propriété en en parlant
jamais autrement qu'en l'appelant « Mon Mozart ». Surtout lorsqu'elle se
heurtait à sa belle-famille, sans doute méprisante de l'alliance qui ne permit
pas à Wolgang de mettre un pied dans la haute société. Constanze a consacré sa
vie à entretenir sa mémoire et beaucoup plus que cela même, à lui bâtir la
popularité que ses contemporains lui avaient boudée. Qui pourrait croire,
connaissant aujourd'hui la renommée de ce génie de la musique, que Mozart est
mort endetté jusqu'au cou.
Mozart serait-il tombé dans l'oubli si son épouse n'avait consacré le restant
de ses jours à remuer ciel et terre pour faire valoir son génie. « Vienne ouvre
ses bras mais ne le referme jamais. » Mozart a été inhumé à la fosse commune.
Et remuer la terre Constanze l'a fait, des nuits entières à creuser le sol pour
exhumer les restes de « son Mozart » et lui donner la sépulture qu'à ses yeux
il méritait.
L'opiniâtre mère n'a jamais baissé les bras pour faire éclater le génie de son
époux trop tôt disparu à trente-cinq ans. Elle a laissé en héritage à ses
enfants, outre l'aisance financière qu'elle avait eu l'intelligence de
constituer, la gloire d'un compositeur dont le talent est de nos jours une
évidence. Des statues, des noms de places et de rues, une fondation, des
festivals, un Mozart joué par les plus grands tant qu'il y aura des pianos et
des violons : « La popularité universelle de Mozart, c'est moi » pouvait-elle
se glorifier. À juste titre.
On se convainc à la lecture de cet ouvrage que cet acharnement n'était pas
appropriation. Tant Constanze était imprégnée du génie de son époux et déçue de
l'avoir vu partir dans la quasi indifférence de ses contemporains. Sans doute
en seule motivation qu'il n'était pas noble. Les seuls dont on pouvait orner la
sépulture de croix et plaque. Mozart à la fosse commune. Qui pourrait l'envisager
aujourd'hui ? Époque maudite où les honneurs étaient dictés par le mérite
d'être « bien né ». Quel beau mérite !
Constanze a consacré sa vie à rendre justice à celui qu'elle n'avait pas aimé
pour son seul talent. Isabelle
Duquesnoy nous apprend la sincérité de son amour pour l'homme. Elle
nous dresse le portrait d'un homme simple, lui aussi original, facétieux et
tout entier versé à son art.
Cet ouvrage m'a comblé. J'aime la façon qu'a cette auteure de nous embarquer
dans le tourbillon d'une femme de caractère, une femme amoureuse, décidée à
faire rendre gorge à ses pleutres de Viennois qui avaient dédaigné son époux de
son vivant jusqu'à le laisser enterrer comme un gueux. Autant que son génie,
c'est justice qu'elle voulait rendre à son époux. C'est le cadeau qu'elle fit à
la postérité. Cadeau à ses inconditionnels de tous les temps qui de noblesse ne
reconnaissent que celle du talent.
jeudi 2 septembre 2021
Une chambre à soi~~~~Virginia Woolf
Nous y voilà ! Enfin presque. En 1928 Virginia Woolf prédit
que « dans cent ans les femmes auront cessé d'être un sexe protégé ». Protégé,
à comprendre d'après ce que je viens de lire dans le sens de dominé. Je n'en
suis guère étonné. Après Simone de Beauvoir, Benoîte Groult,
je poursuis mon parcours de découverte du combat féministe. Dernière expression
que j'ai envie de convertir en combat égalitaire. Tant celles précitées
n'ont eu de cesse de vouloir gommer la différenciation sexuelle pour que la
femme trouve dans la société la juste place qui lui est due. Abolir toute
hiérarchie de genre et devenir des égales. Ni plus ni moins.
C'est donc un espoir que formule Virginia Woolf dans Une
Chambre à soi. Un espoir qui se dévoile au creux de ce pamphlet, lequel
délivre aussi son lot de ressentiments. Un espoir timide et fragile comme la
flamme d'une bougie dans le vent. C'est tout naturellement en sa qualité de
femme de lettre que Virginia Woolf se
penche sur le sort de la femme au travers du prisme de la production
littéraire. Au XIXème siècle les femmes commencent seulement à se faire
connaître en littérature. Bien sûr il y a eu au cours des siècles
précédents des Jane Austen, George Eliot, Anne Finch, et autres sœurs Brontë pour ce qui est de la
littérature britannique, mais Virginia Woolf clame
haut et fort que le talent qu'elles ont
déployé eut été décuplé si ces dames avaient disposé d'une
chambre à soi. Expression choisie pour décrire les difficultés qu'ont eu
ces auteures à faire éclater leur génie, tant les conditions matérielles, de temps
mais surtout de solitude indispensable pour accueillir le fluide pur de
l'inspiration leur étaient comptées. Jane Austen écrivait
dans la pièce commune et cachait ses manuscrits à la vue des importuns. Se
faire éditer était une autre difficulté. À l'indifférence, au mépris se
substituait cette fois l'hostilité de la gente masculine qui maîtrisait le
monde de l'édition. Virginia Woolf propose
de relire Jane
Austen en scrutant ces pans de talent qui ont été contraints. Allant
jusqu'à conclure « Que pouvait-elle faire d'autre que mourir jeune, déformée et
contrariée. »
Ce qui lui fait extrapoler que, la moitié du genre humain ayant été décrétée
inférieure par nature, la femme de classe moyenne n'existe pas dans l'histoire.
Citant Périclès pérorant que « la gloire pour une femme est que l'on ne parle
pas d'elle. » C'est donc à une acrimonie rétrospective à laquelle se
livre Virginia
Woolf, s'inscrivant à la liste de celle qui ont eu le cran de critiquer le
sort qui leur était réservé, parfois au prix de leur vie. Olympe de Gouge : «
si une femme peut monter à l'échafaud, elle doit avoir le droit de monter à la
tribune. »
Une lueur d'espoir donc dans l'esprit de Virginia Woolf lorsqu'elle
écrit Une
chambre à soi en ce tout début de XXème siècle. Y sommes-nous donc en
2021 ? Sur les 94 ouvrages dont Babelio dresse la liste pour cette rentrée
littéraire, j'en ai compté 40 qui sont l'œuvre de femmes. 40 qui ont donc
trouvé une
chambre à soi pour s'isoler et donner libre cours à leur talent.
Gageons qu'à la rentrée littéraire de 2029 on s'approche de la parité dans le
domaine de l'édition. L'espoir de Virginia Woolf semble
avoir été visionnaire en tout cas pour le temps nécessaire au rétablissement de
l'équilibre. Quant aux domaines de la parité en politique, de l'égalité des
salaires dans le milieu professionnel, de la répartition des tâches ménagères
dans le couple, ce sont là d'autres sujets qu'il conviendra d'aborder après la
rentrée littéraire de 2029. Une chose après l'autre. (Hum, hum...!)
jeudi 19 août 2021
La panthère des neiges ~~~~ Sylvain Tesson
Puisqu'il faut aller à l'autre bout de la terre, par 5000 m
d'altitude et moins 20 degrés de température pour trouver un animal épargné par
la domestication, si ce n'est par l'éradication, Sylvain Tesson n'hésite
pas, il y va. L'attente, la patience sont contre nature chez lui mais l'idée de
trouver un être qui échappe à la mise en coupe réglée de la nature par l'homme
balaie ses réticences et comble ses aspirations. Lorsque Vincent Munier l'invite
à la rencontre de la panthère des neiges, il n'hésite pas. Il sait qu'il a rendez-vous avec les
origines de la création. Même si le rendez-vous n'est pas honoré par l'animal
convoité, l'affût sera une quête salutaire. Une quête philosophique qui ouvrira
à la réflexion sur la place de l'homme dans ce monde qui l'a vu naître et
prospérer.
Prospérer au point d'occuper toute la place. Homo sapiens n'a plus de
prédateur. Après avoir éliminé tous ses concurrents, il est au sommet de la
chaîne alimentaire. Une chaîne qui est aujourd'hui mécanisée et n'a plus rien
de naturel. En dépit des promesses de la publicité qui a investi les écrans et
vante une nature aseptisée. Les animaux sont étiquetés dans les oreilles et
élevés en batterie. Les herbivores s'habituent tout doucement à consommer des
farines animales. À consommer contre nature.
Au-delà de la beauté virginale de la nature, c'est autant l'espoir de rencontre
avec un symbole qui pousse Sylvain Tesson à
affronter les solitudes glacées du Tibet. Stimulé par son goût de l'aventure,
épaulé par tous les philosophes et autres auteurs illustres dont il s'est
nourri des écrits, il répond à l'invitation de Vincent Munier.
La réputation de ce dernier n'est plus à faire en matière de photographie
animalière. Et c'est de nos jours par la force des choses dans les lieux les
plus inhospitaliers de la planète que se sont réfugiés les spécimens rescapés
de voracité de l'homme.
La
panthère des neiges. Beauté et noblesse de l'animal sauvage que l'homme n'a
pas encore avili. Que l'homme n'a pas encore entaché de ses jugements à
l'emporte-pièce entre le beau et le laid, le bien et le mal, le vice et la vertu,
le doutes et la certitude. Quand il est repu l'animal peut dormir une journée
entière. Pas besoin de raison pour vivre encore moins de croyance pour espérer.
Pas besoin de confort ni de ce superfétatoire qui empuantit la planète à force
de consumer ses ressources. C'est la pureté animale. Cette aurore des temps
préservée que Sylvain
Tesson est venu chercher si loin, si haut, dans le froid mordant. Et
se convaincre finalement que les instants de grâce qu'il aura glanés dans ces
affûts incommodes et douloureux lui vaudront enseignement pour la vie. Pour
l'observation des moineau, cigale et autre gardon qui luttent pour exister dans
les interstices que l'aménagement du territoire leur abandonne en leurre de sa
bonne conscience de préservation de la nature.
Animal versus homme : instinct de vie contre déterminisme fatal. Avec Sylvain Tesson chaque
pas sous toutes les altitudes et latitudes est un pas dans les méandres de la
raison pour disséquer cette obstination qu'a l'homme à se précipiter vers sa
perte. C'est fort de réflexion et asséné à grands renfort d'aphorismes et de
formules comme il en a le secret. C'est scandé comme une marche obstinée sur
des sentiers empierrés, martelé dans les pages d'un livre qu'homo sapiens lira
dans son canapé, se disant que c'est beau la nature dans les ouvrages de Vincent Munier.
Et l'ouvrage de Sylvain Tesson toujours
aussi évident de bon sens désespéré - en peine perdue ? -aride de croyance,
cristallisé de pudeur, avec toutefois une pensée aimante pour « sa pauvre mère
», mais surtout avec les mendiants du plateau tibétain l'espoir de « ne pas
être réincarné en chien, ou pire en touriste ».
jeudi 11 mars 2021
Amkoulel L'enfant peul ~~~~ Amadou Hampâté Bâ
"Quand la chèvre est présente, nul ne peut bêler à sa place". (Proverbe malien)
En entorse à la transmission orale de la culture africaine qui a prévalu jusqu'au 20ème siècle, Amadou Hampâté Bâ prend la plume. Il écrit ce qui jusqu'alors ne se transmettait que de bouche à oreille. De bouche de vieillard, celui qui a la connaissance, à oreille d'enfant, celui qui découvre. Malien de naissance, formé à l'enseignement de la famille africaine puis à l'école coranique et enfin à celle des Blancs, il a compris que si l'Africain n'écrivait pas son histoire, une chèvre bêlerait à sa place. Sans doute celle de M. Seguin. Il était donc important de graver dans le marbre, ce qui jusqu'alors ne l'était que dans les mémoires africaines. C'est ainsi qu'un livre naît de la tradition orale. C'est ainsi qu'une histoire du peuple peul s'écrit de main de Peul, afin qu'elle ne se perde pas dans l'obscurité du temps.
La tradition orale confie sa mémoire aux anciens. Ce sont eux qui transmettent le savoir. La tradition écrite n'a plus besoin d'eux. le savoir est dans les livres. C'est ainsi que la cohabitation des générations ne se justifiant plus dans la culture occidentale les vieux sont relégués. Alors que la culture africaine donne la primauté aux anciens, à la famille. Une famille qu'il faut concevoir au sens large dans laquelle un frère peut l'être devenu par les marques d'amitié qu'il a témoignées, un père par le soin qu'il a pris d'un enfant dans son éducation. La famille africaine n'est pas réduite aux liens du sang, elle s'agrandit au gré des affinités qui se constituent au fil du temps, mais toujours au sein de l'ethnie. Et l'enfant est habitué à évoluer dans un contexte familial qui n'est pas réduit à celui de ses géniteurs.
Tout cela on l'apprend de mémoire de Amadou Hampâté Bâ, qu'il nous confie avec force détails dans ce bel ouvrage qui témoigne de sa maîtrise de la langue. Avec force détails parce que les Africains ne savent pas résumer. Ils aiment parler et prendre leur temps pour dire les choses. Les dire correctement dans une langue friande de paraboles, empreinte de beaucoup de sagesse et rehaussée parfois d'un humour qui n'entache pas la gravité du propos. Parce que l'Africain aime aussi rire, et faire rire.
Une autre entorse qu'il fait à son éducation est de parler de soi-même. C'est
mal vu dans la culture africaine. Amkoullel,
l'enfant peul est bel et bien un ouvrage auto biographique. Il nous
instruit sur le parcours initiatique de son auteur. Mais à l'âge auquel il
écrit cet ouvrage, et dans la langue dans laquelle il le fait, alors qu'il
fréquente les instances internationales dans des postes élevés, ne parle-t-il
pas déjà d'un autre. de ce gamin qu'il a été, évoluant pieds nus au sein de la grande
famille africaine et promu par la sagesse de ses anciens.
Amkoullel est né dans un Mali colonisé par la France. La pondération dont il
fait preuve tout au long de son récit à l'égard de ceux qui ont fait main basse
sur le pays nous montre à quel point il sait faire la part des choses entre le
bon et le mauvais de cette emprise des Blancs sur l'Afrique. En visionnaire
qu'il est, Amadou
Hampâté Bâ, sentant le progrès venu avec les Blancs pervertir sa culture
ancestrale et mettre en danger la tradition orale qui a baigné son enfance,
ressent l'urgente nécessité de soumettre à celui qui veut imposer sa culture ce
que ses oreilles n'écouteront pas. Il écrit ce superbe ouvrage des plus agréable
à lire, on dirait presque à entendre, pour faire admettre à celui qui impose sa
loi que la tradition séculaire de perpétuation de la connaissance par la
parole, chargée d'une philosophie empirique et pragmatique, colporte bien plus
de connaissances que sa culture occidentale égocentrique ne l'imagine.
C'est un ouvrage de tempérance qui témoigne de l'intelligence et la sagesse de son auteur. On peut retrouver ce dernier sur Youtube dans un entretien évoquant son ouvrage qu'il a tenu à la télévision de son époque, l'ORTF: https://ytube.io/3FfQ
mercredi 27 janvier 2021
Mille femmes blanches ~~~~ Jim Fergus
Je fais partie de cette
génération nourrie au folklore de la conquête de l'ouest : films de cowboys et
d'indiens dans lesquels ces derniers étaient présentés sous le jour des
méchants agresseurs d'innocents fermiers, la foi chevillée au corps, ne
cherchant qu'à vivre chichement d'un labeur harassant. John Wayne et autre
tunique bleue de service à la Metro-Goldwin-Mayer accouraient au galop au
secours de ces infortunés au son du clairon en tête de la colonne de cavalerie.
Pétarade et youyous des indiens sur leur chevaux bariolés. Les valeureux
combattants en plumes et peinture de guerre roulent dans la poussière. Et ce
qu'il faut bien appeler les colons repoussent la frontière un peu plus vers
l'ouest, les Amérindiens un peu plus vers la sédentarité, celle-là même qui
ruine leur culture. On n'arrête pas le cours de l'histoire, celle des blancs en
tout cas. Et God bless America.
J'ai appris depuis à rétablir
l'équilibre quant à la responsabilité de qui agresse qui. J'ai appris depuis
que l'histoire de la plus grande démocratie de notre planète commence par ce
qu'il faut bien appeler l'anéantissement d'une culture. Et le premier opus de
la trilogie de Jim
Fergus, Mille
femmes blanches, dont je sais d'ores et déjà que je lirai les autres, est
un coup de projecteur sur un sujet que les Américains ont évidemment le plus
grand mal à aborder. Leur mémoire collective occulte cet enfantement dans la
douleur d'une société qui aujourd'hui domine le monde.
Jim Fergus se
défend de parler au nom des Amérindiens. Il ne s'en attribue aucune légitimité.
N'est-il pas lui-même descendant de ces aventuriers qui, débarqués sur la côte
est, n'ont eu de cesse de réduire les territoire et mode de subsistance des
indigènes à la peau rouge. Il le dit dans un français plus que correct au cours
des divers entretiens de promotion de ses ouvrages sur nos antennes. Il se sent
plus de légitimité à évoquer le sujet avec le point de vue des femmes, ce qui
est surprenant pour un homme. Des femmes qu'il faut bien en l'occurrence
qualifier de blanches, puisque héritières des expatriés du Mayflower.
Mille
femmes blanches contre mille chevaux. Curieux marchandage proposé par
les Cheyennes reçus à Washington par le Président Ulysse Grant. Ils avaient
bien compris que leur survie était dans l'assimilation. Une manière pour eux de
découvrir par le métissage la civilisation qui s'imposait à eux. de toute
façon, c'était ça ou disparaître. le grand chef blanc de son côté y a vu tout de
suite un double intérêt, le premier de se débarrasser de personnes devenues
encombrantes puisqu'il leur enverrait des femmes extraites des prisons et
asiles d'aliénés, le second de surseoir au climat de guerre inéluctable
provoqué par l'appétit des colons qui lorgnaient toujours plus loin dans
l'appropriation des richesses naturelles des terres indiennes. Les femmes en
question devaient y gagner quant à elles leur liberté. Sombre machination de
dirigeants d'une communauté d'individus qui se disaient civilisés à l'égard de
ceux en qui ils ne voyaient que des sauvages.
Ce que n'avait pas imaginé le
gouvernement c'est que lesdites femmes découvriraient une culture plus élaborée
et vertueuse qu'il ne voulait le reconnaître. Elles finiront par prendre fait
et cause pour leurs nouvelles familles. Ce que n'avait pas imaginé Little Wolf,
le chef de la tribu cheyenne persuadé selon sa culture qu'une parole donnée est
sacrée, c'est que l'homme blanc trahirait sa promesse. Et dans pareil contexte,
une promesse non tenue par l'homme blanc, c'est une entorse à la dignité. Cela
se terminera dans un bain de sang.
J'ai écouté Jim Fergus parler
de ses romans. J'ai aimé son humilité et la forme de sagesse avec lesquelles il
évoque ce sujet douloureux. On retrouve ces qualités dans son écriture.
Beaucoup de précaution de langage pour à la fois ne rien renier d'un passé
honni et ne pas se mettre non plus au ban d'une société dont il est issu. C'est
une écriture consensuelle qui peine parfois à traduire l'horreur des massacres
qu'il faut pourtant bien évoquer comme tels. Une écriture d'une grande pudeur
laquelle ne verse jamais dans l'affectation même quand les événements se font
dramatiques. Une écriture qui a aussi le mérite de traduire parfaitement la
communion avec la nature à laquelle s'astreignent les Cheyennes. Harmonie et
équilibre qui s'expriment par le respect des indiens vis-à-vis de leur milieu
de vie, quand les hommes blancs font des cartons sur les bisons depuis les
fenêtres du train. J'ai aimé ce point de vue des femmes qui contre toute
attente trouvent chez les Cheyennes, de tradition matrilinéaire, plus de
considération que dans leur milieu d'origine bouffi de code moraux empesés.
On "n'arrête pas le cours de l'Histoire" clament les nouveaux colons.
Pour sûr qu'ils ne parlaient pas de la même histoire. Celle des Amérindiens
s'est bel et bien arrêtée quand ils ont été parqués dans les réserves livrés
aux vices de l'oisiveté, ayant dû laisser leurs grandeur et fierté entre
prairies et collines en même temps que les terres dont on les
dépossédait. Mille
femmes blanches est un magnifique ouvrage servi par une écriture très
séduisante.
lundi 18 janvier 2021
Mes vies secrètes ~~~~ Dominique Bona
Le roman, univers de l'imagination sans frontière, du rêve, de la chimère, genre majeur de la littérature quand la biographie doit se cantonner à la vérité, si ce n'est à l'exactitude. Quelle grandeur dans la restitution d'un parcours de vie, semble l'interroger François Nourissier ?
C'est à cette question que Dominique Bona tente de répondre dans ce très bel ouvrage : Mes vies secrètes. Une partie de la réponse est selon elle dans le choix des personnages qu'elle a fait pour en dresser la biographie. Car, nous fait-elle comprendre, il en est dont la vie est un véritable roman tant la réalité de ce monde semblait ne pas s'imposer à eux. Qu'ils aient été acteurs ou victimes de cette réalité, ils rayonnaient par leur talent à contrer la fatalité ou à composer avec elle. Laissant derrière eux l'illusion d'avoir leurré "les forces de la nuit."
Mes vies Secrètes c'est tout sauf une justification, c'est une biographie des biographies, une biographie de la séduction pour un personnage qui a présidé à chacune de ses entreprises. Avec à chaque fois, selon Dominique Bona, l'espoir d'identifier les ressorts qui ont animé la personne choisie pour qu'il devienne aux yeux du monde un personnage. L'espoir de détecter "ce qui est mystérieux dans une existence, ce qui est en dehors des champs du raisonnement, de la logique." Si "le roman cultive le mentir-vrai … la biographie ne peut pas mentir. Elle repose tout entière sur le vrai ou tente de s'en approcher … ce vrai est le diamant brut du genre, son trésor, son orgueil."
Rédiger une biographie s'apparente à l'art de la sculpture qui à partir du monolithe brut le débarrasse de ses scories, dégrossit, arrache les éclats, affine, polit les formes pour finalement offrir à la lumière les traits du personnage qui se cache au creux du bloc, et restituer ce que le temps à tendance à enrober de la gangue de l'oubli. Sachant bien qu'aussi figurative soit l'œuvre, le sujet conservera toujours cette part d'ombre que chacun emporte avec lui dans l'au-delà.
Si j'en juge par la qualité de cet ouvrage intimiste de Dominique Bona, j'augure que les biographies de son cru, qu'il m'engage à découvrir, savent restituer plus que l'apparence des sujets qu'elle a choisis pour en dresser le portrait. J'augure qu'à l'instar des œuvres d'une Camille Claudel - laquelle a fait partie de ses sujets, les biographies de Dominique Bona, plus que restituer le portrait de ses modèles, savent suggérer au lecteur une part de ce mystère qui habite tout un chacun, un mystère d'autant plus ensorcelant que le personnage a fait lui-même de sa vie une œuvre.
Mais au final, s'intéresser à la vie des autres n'est-ce pas se chercher soi-même dans le miroir de leur destinée ?
Jardins secrets de Lisbonne ~~~~~ Manuela Gonzaga
Cette pérégrination dans la Lisbonne des initiés est organisée en neuf chapitres titrés jardins secrets et numérotés. A la lecture des deux premiers, j'en étais à me demander si je n'allais pas faire valoir mon droit de retrait. En le refermant, je déclare cet ouvrage en coup de coeur de cette année. Je n'en reviens pas moi-même.
Pareille construction est à l'évidence délibérée de la part de l'auteur. Une
façon de mettre son lecteur à l'épreuve, de tester sa capacité à aborder un
développement empreint de psychologie humaine. Un ouvrage qui enfièvre les
sentiments aux antipodes de la frivolité. Des sentiments exacerbés par l'attente
anxieuse d'un dénouement triomphal. Des sentiments qui commandent à la raison,
échappent à la condition terrestre de qui les éprouve.
Entrer dans pareil ouvrage n'est pas de première évidence. Il faut dire que
pour faire connaissance avec ses personnages, Manuela Gonsaga ne ménage pas son
lecteur. Elle ne fait pas les présentations. Qui sont ces "je",
'il" ou "elle" qui font mystère de leur personnalité. Il faut
traverser les premiers jardins secrets, l'esprit sur le qui-vive, pour se
familiariser avec ceux dont on découvre la complexion par petites touches. Mais
lorsque l'on a été admis dans l'intimité des caractères, qu'on est devenu un
familier d'Alice,
d'Amalia, de Brigite ou encore de Jorge, le
séducteur malgré lui, on se trouve compromis dans des intrigues amoureuses qui
exaltent le noble sentiment. Pour une plus grande désillusion ? L'Amour
majuscule serait-il inaccessible à la pauvre nature humaine ? Inaccessible au
coeur assoiffé de plénitude de la femme en butte à l'autre, homme ou femme,
quand il est lâche, arrogant ou dédaigneux.
"Fuis le serpent, mais garde sa semence". C'est ce que retient Alice de
l'amour qu'elle voue à Jorge. Un être
dont la nature est toute de répulsion mais dont l'absence lui est
insupportable. Alice ne
comprend pas elle-même cette force qui la dirige vers Jorge, un homme
qui n'a pourtant rien pour plaire : banal d'apparence, alcoolique, brutal en
parole, mais toutefois jamais en acte, qui en outre est marié. Un homme sans
attrait et pourtant indispensable. Un génie de la séduction qui parvient à
l'entraîner dans tout ce qui peut terrifier une femme : les toiles d'araignée
dans les cheveux, les rats entre les pieds dans les souterrains de Lisbonne,
comme dans les dédales de l'âme humaine, entre attirance et répulsion. Les confins
de la folie. Incompréhensible penchant. Il le déclare lui-même : "Alice, qu'est-ce
que tu fais avec moi ? Je ne fais de bien à personne. Je n'apporte de bonheur à
personne. de moi tu n'obtiendras rien de bon." C'est le mystère, le grand
paradoxe de l'amour. Celui qui fait fi de l'apparence, du comportement et
pourtant crée entre deux êtres une attraction souveraine. Amour divin et nocif
à la fois.
Amalia connaît aussi son déboire sentimental. Amalia est d'une beauté rare.
Elle reste pourtant dans l'attente inassouvie d'un geste, d'un simple mot,
puisque de déclaration il ne peut être question, de la part de celui qu'elle
aime. Pourtant elle s'est dénudée devant lui. Il a fait des photos d'elle. Des
photos qui ne témoigneront cependant pas de la sensualité qui brûle son corps,
ardent du désir de voir une main se poser sur sa peau. Meurtrie d'indifférence,
Amalia laissera Brigite, la mère maquerelle qui a pour Amalia une attention
toute maternelle, vendre sa virginité au plus offrant et faire commerce de son
corps avec la même indifférence que celle qui avait été la seule réponse à son
attente fébrile.
Là encore, le théâtre de ces mélodrames est autant personnage du roman que
celles et ceux dont le coeur palpite sous les coups de boutoir de l'amour. Un
ouvrage qui m'a fait regretter de ne pas connaître Lisbonne. La langue aussi.
J'ai dû avoir recours à une portugaise de naissance pour me faire traduire un
terme auquel notre langue n'offre pas d'équivalent. Un terme essentiel pour
traduire le sentiment complexe qui anime ces femmes en proie au désarroi du
coeur. Ce terme c'est la "saudade". Il pourrait être un autre titre à
cet ouvrage pour exprimer cette oppression faite de mélancolie, de nostalgie en
même temps que d'espoir.
Un coup de coeur qui au point final vous fait revenir vers le début de
l'ouvrage, revisiter les premiers jardins
secrets de Lisbonne avec un regard averti. Encore plus curieux. Encore
plus avide de s'imprégner de la "saudade" qui répand son voile sur le
coeur d'Alice et
d'Amalia.
"Fuis le serpent, mais garde sa semence". Beau, beau, bel
ouvrage que les Jardins
secrets de Lisbonne. Vraie performance d'auteur à mon goût.
Je remercie Babelio et les éditions le poisson volant de m'avoir gratifié de
pareil moment de lecture.
mardi 12 janvier 2021
Le tatoueur d'Auschwitz ~~~~ Heather Morris
"Si l'écho de leur voix faiblit, nous périrons."
Associons-nous à cette sentence de Paul Eluard et félicitons-nous qu'il y ait encore au 21ème siècle des auteurs qui écrivent sur la déportation. Des auteurs qui captent les derniers témoignages avant que ne s'éteigne leur voix.
Félicitons Heather Morris d'avoir convaincu Lale Sokolov de sortir du silence qui l'avait écrasé durant plusieurs décennies pour publier le tatoueur d'Auschwitz. Pour que l'écho de la voix de ceux qui ont été broyés par la barbarie nazie résonne encore en nos esprits, et raisonne celui qui négligerait la menace. Car la menace existe encore. Elle existera aussi longtemps que l'être capable d'amour le sera autant que de haine.
Une chose est sûre, de tous les ouvrages qui relatent le cauchemar d'Auschwitz, fort peu à ma connaissance font émerger une histoire d'amour de cet océan de violence et de mort. S'agissant de cette page de honte de l'histoire de l'humanité, on ose à peine se réjouir de lire l'histoire de Lale et Gita. Ils se sont connus, aimés à Auschwitz et s'en sont sortis. Mais puisque cette histoire est vraie, on la recevra comme le signe du sort qui sur le cloaque fait prospérer une fleur.
Avec pareil ouvrage, lorsqu'il ne s'inscrit pas dans le genre de la fiction mais du témoignage, on est tenté de lui accorder le plus haut degré de satisfecit littéraire. C'eut été le cas pour ce qui me concerne vis-à-vis de celui-ci si mon élan n'avait pas été quelque peu retenu par le style. Je l'ai trouvé détaché du drame, un peu trop journalistique, amoindri par rapport à la portée dramatique des écrits d'un Primo Levi ou d'un George Semprun. Est-ce parce que de l'abjecte il fait émerger le sublime ? Mais c'est à n'en pas douté dû au fait que le témoignage s'exprime par propos rapportés, par une auteure dont je salue toutefois encore avec conviction et l'initiative et la performance. Celles d'avoir su donné corps à un témoignage nécessaire, comme ils le sont tous sur ce thème des camps de la mort, d'une histoire singulière et finalement belle. L'histoire d'un déporté qui avait la tâche de tatouer les détenus à leur arrivée au camp et qui grâce à sa fonction, son courage est parvenu à en aider beaucoup d'autres au leitmotiv de "qui sauve une vie sauve le monde entier". Mais surtout l'histoire d'un déporté qui a trouvé l'amour à Auschwitz.
Et ce n'est pas déflorer l'épilogue de dire que le mutisme de l'horreur a été entretenu tant que les amoureux d'Auschwitz s'encourageaient mutuellement au silence. Quand l'une est partie avant l'autre, le temps était venu de dire la force de l'amour face à la haine.
mardi 20 octobre 2020
La désobéissance ~~~~ Alberto Moravia
Comment survivre à l'adolescence quand le corps subit la
déferlante hormonale qui le fait quitter le pays de l'enfance pour accéder à
celui des êtres capables de donner la vie. Comment comprendre ce séisme qui
secoue tout l'être, le fait se rebeller contre l'insouciance, renier la
sécurité du giron maternel pour entrer dans l'âge adulte.
La mutation est douloureuse. Passer de l'innocence à la
responsabilité est un chemin chaotique, parfois dangereux. Certains sont tentés
de refuser la vie plutôt que la perpétuer. Il suffit d'un rien pour basculer.
Puis le chemin se découvre. Le jeune adolescent comprend que ce corps qui a
expulsé la vie après l'avoir fait prospérer dans la chaleur de ses viscères est
en fait la source. Il est temps de se mettre en danger, de se rebeller, de
retrouver un corps capable de ce même miracle, capable d'héberger et faire prospérer
la vie. Il est temps de retourner à cette source pour s'abreuver à la vie. Il
est temps de retourner à ces entrailles pour se survivre à soi-même. Après
viendra l'apaisement.
Formidable roman d'initiation vu d'un point de vue masculin. Luca est un jeune
garçon qui subit la mutation de son corps. Il perçoit inconsciemment qu'obéir
c'est disparaître. Il perçoit que pour exister il faut aller vers l'interdit.
Se rebeller, désobéir pour naître à la vie, quand obéir c'est naître à la mort.
« La vie, c'est s'abîmer dans cette chair et en sentir l'obscurité, le
ressac et le spasme comme des choses bénéfiques et vitales »
dimanche 20 septembre 2020
La caravane du Pape ~~~~ Hélène Bonafous-Murat
Imagine-t-on de nos jours ce que pouvait être la traversée
des Alpes pour une caravane à dos de mulets au 17ème siècle quand routes et
pistes n'existaient pas, qu'en outre les dangers de la montagne pourtant
redoutables étaient loin d'être les seuls à mettre l'entreprise en péril ?
Certes non. Hélène
Bonafous-Murat nous le fait entrevoir dans ce roman historique aux
allures d'épopée.
Rien ne lui sera épargné à cette caravane : intempéries,
incendie, trahison, vol, attaques de pillards, rivalités confessionnelles,
disette, enlèvement des femmes du convoi à fin de servilité sexuelle, autant
d'infortunes qui émailleront son périple conduit par la volonté d'un seul homme
: Leone Allacci. Animé d'une foi à toute épreuve, d'une autorité inflexible et
opiniâtre, il était tout désigné pour mener à bien la mission divine reçue de
la bouche du pape Grégoire XV: extraire du Palatinat du Rhin, contrée autrefois
gagnée à l'hérésie et reconquise par la Ligue catholique, et ramener en lieu
sûr, à Rome, une bibliothèque connue pour être une des plus riches d'Europe.
Elle comportait aux yeux de la papauté des ouvrages d'une valeur inestimable,
tant civile que religieuse, dont l'évangéliaire de Lorsch écrit vers 810 à la
cour de Charlemagne.
Leone Allacci n'était résolument pas un homme comme les
autres. Galvanisé par une foi dévote chevillée à l'âme, un dévouement sans
faille à l'Église de Rome, il n'avait de passion que pour les livres. Pourtant
lorsque la jeune Lotte, au charme discret mais entêtant, témoigne de l'intérêt
pour la lecture et devient son élève, point en son for intérieur une douleur jusque-là
ignorée de lui. Une douleur qui embrase son corps et obsède son esprit.
Tiraillé entre l'appel des sens et la chasteté qu'il s'était imposée en règle
de vie, il perçoit ce combat comme une mise à l'épreuve supplémentaire que lui
inflige ce dieu qu'il avait choisi en optant pour la foi catholique. L'épreuve
tourne à la torture lorsqu'il voit sa protégée s'éprendre du beau capitaine
lequel assure la sécurité de leur expédition. La jalousie est un sentiment
nouveau dont il peine à s'émanciper.
Gagné à la panique de voir son élève lui échapper et à la
crainte de la voir faire de l'ombre au maître qu'il avait été pour elle, Leone
Allacci se reprochera cet engouement pour celle qu'il perçoit alors comme
l'instrument du démon : "N'avais-je pas cependant commis une erreur,
oubliant qu'elle n'était qu'une femme, en conséquence gouvernée, non par la
raison, mais par ses sens ?" Et l'auteure d'ouvrir à juste raison l'esprit
de son lecteur, en thème corollaire à celui de la sauvegarde de la fameuse
bibliothèque, sur le sort trop longtemps réservé à ses congénères du beau sexe
en ces temps d'obscurantisme tant religieux que discriminatoire sexiste.
La gageure avec ce genre littéraire est de ne pas faire de
l'intrigue prétexte à se glorifier d'une érudition poudre aux yeux. Hélène
Bonafous-Murat évite l'écueil. Quand elle fait du narrateur de ce
récit un contemporain des faits qu'il rapporte, elle sait lui faire tenir le
vocabulaire, les idiomes et les tournures syntaxiques de l'époque et éviter les
anachronismes de langage. le style devient alors garant de crédibilité. Les références
historiques en tous domaines, dont mythologiques et bibliques dans pareil
ouvrage, témoignent aussi de l'imprégnation et de l'érudition de son auteure.
Elle nous livre un très bel ouvrage qui établit son éclectisme d'écriture.
N'est-elle pas l'auteure de polars contemporains - Avancez
masqués, Morsures entre
autres, qui m'ont fait faire connaissance avec son écriture - même si ces
derniers ne sont pas dénués de références historiques.
Aux portes de la mort, Leone Allacci évoque cet épisode de
sa jeunesse qu'il avait gardé en mémoire, en étalon de la souffrance quand
d'autres épreuves étaient venues mettre sa vie en difficulté et sa foi à
l'épreuve. Avec le souvenir de Lotte en repoussoir des appels du corps qu'il savait
dans la main du Malin.
Cette aventure tirée de faits réels, nous dit l'auteure en
note finale, assura la postérité d'ouvrages exceptionnels qui existent encore
de nos jours. Elle s'inscrit à la gloire de l'érudition quand cette dernière
est perspective pour changer la face du monde. Même si l'obscurantisme
religieux de l'église catholique de l'époque imaginait en arrière-pensée ce
changement à son profit, soutenu par un prosélytisme outrancier que lui
commandait son monopole sur la direction des consciences, qui plus est lorsque
ce monopole était mis à mal par la montée de fois concurrentes.
Superbe ouvrage qui vaut tant par le récit de l'aventure
humaine, surhumaine serait-on tenter d'enchérir, que pour l'insertion de
celle-ci dans un contexte historico religieux savamment documenté.
dimanche 30 août 2020
Le trestoulat ~~~~ Henri Bosco
L'édition Folio du Trestoulas d'Henri Bosco comporte en fait deux nouvelles qui tiennent leur intrigue en des temps décalés. L'habitant de Sivergues est la deuxième.
Dans un Luberon aux relents de Provence non encore devenu ce lieu de villégiature aux allures de Toscane que l'on connaît aujourd'hui, les gens vivaient au rythme des saisons et aux caprices d'une terre avare de ses faveurs.
Le Trestoulas est un plateau où seuls poussent les cailloux sous le soleil brûlant de l'été. Il retrouve tout à coup de la valeur quand le ventre de la colline ouvre ses enrailles au Clapu, son propriétaire qui était sur le point de s'en défaire. Ce solitaire taiseux y a trouvé le moyen de faire rendre gorge à ceux qui avaient décidé de changer le cours de l'eau. Dans la mentalité et la culture villageoises on ne touche pas à impunément au jet de la fontaine et au miroir du bassin de la place du village qui depuis les temps immémoriaux avaient fait la prospérité du village.
Avec une écriture aussi claire qu'imagée, Henri Bosco nous restitue ce parler du fond de l'âme de ces gens simples qui n'avaient que leur honneur et la fierté de ceux qui vivent de leur travail pour tout bagage. Deux nouvelles qui a leur lecture font chanter à nos oreilles les sonorités de l'accent provençal et resplendir à nos yeux ce qui vaut à cette région l'engouement dont elle jouit aujourd'hui.
samedi 22 août 2020
Avancez masqués ~~~~ Hélène Bonafous-Murat
dimanche 12 juillet 2020
L'écriture ou la vie ~~~~ Georges Semprun
George Semprun a choisi d'écrire certains de ses ouvrages autobiographiques en français, langue qu'il dominait comme tant autres. Il s'est alors heurté à une difficulté sémantique inattendue de la langue de Molière, une lacune. Il est un mot qui fait défaut à cette dernière, celui qui exprime le "vécu intime" de la personne. En français, le mot expérience a une connotation trop physique, presque scientifique, il ne fait pas suffisamment appel au ressenti qui grave la mémoire profonde comme peuvent le faire les substantifs idoines en allemand ou en espagnol.
Car c'est évidemment sur ce terrain que se situe la raison d'être d'un
témoignage, la transmission du "vécu intime" d'une page de l'histoire
personnelle d'un être aussi tragique qu'a pu être celle des camps de la mort.
Comment faire comprendre à autrui que celui qui en est revenu n'est plus celui
qui y est entré, à celui qui est dehors ce qu'a vécu celui qui était dedans.
Cette discrimination du dedans dehors est le credo de son premier ouvrage le grand
voyage. Comment faire comprendre que celui qui était dedans y a vécu la
mort, si tant est que la mort puisse se vivre, même s'il en est revenu.
Alors évidemment, quand il s'agit de transmettre ce "vécu intime",
les difficultés se font jour : que dire, quand le dire, comment le dire, et au
final pourquoi le dire ? Car le témoignant se heurte en fait à l'écueil suivant
: qui pour entendre, comprendre et surtout admettre ? Qui aura le courage de se
placer dans l'inconfort moral d'affronter une vérité historique déshonorante
pour l'humanité ?
Jorge Semprun avait
observé le sort réservé à l'ouvrage de Primo Levi édité
dès le lendemain de la guerre, en 1947. le rejet des grands éditeurs, la
diffusion confidentielle, le piètre accueil de ses contemporains étaient perçus
par lui comme une volonté d'occulter cette page sombre de l'histoire de
l'humanité, comme un faux-pas de cette dernière. Jorge Semprun s'était
donc imposé l'exercice surhumain de repousser le harcèlement du souvenir et la
tentation de le crier à la face du monde. Il refusait la culpabilisation d'être
revenu de l'enfer - Il faut lire à ce sujet en fin d'ouvrage ce qui concourut à
la survie du matricule 44904, son matricule. Il voulait connaître le bonheur
fou de l'oubli. Il se plaçait en posture de quête de repos spirituel.
Avec L'écriture
ou la vie, Jorge
Semprun nous propose une forme d'élévation, que lui autorise sa
culture philosophique. Conscient qu'une écriture de témoignage de faits ne
serait que "litanie de douleurs", qu'il faut pour frapper les esprits
lui préférer une forme suggestive plus que figurative, il n'évoque jamais la
haine mais dénonce le Mal absolu. Avec la majuscule qui donne à ce substantif
la dimension mythologique que lui vaut l'ampleur des conséquences néfastes
infligées à l'espèce humaine par le nazisme.
La mort de Primo
Levi en 1987 a été pour Jorge Semprun la
prise de conscience de la dépendance du souvenir au témoignage des seuls
survivants des camps de la mort : "Le souvenir vivace, entêtant, de
l'odeur du four crématoire : fade, écoeurante… l'odeur de chair brûlée… Un jour
prochain, pourtant, personne n'aura plus le souvenir réel de cette odeur : ce
ne sera plus qu'une phrase, une référence littéraire, une idée d'odeur.
Inodore, donc." La disparition de Primo Levi remettait
la mort d'actualité. Jorge Semprun qui
disait avoir vécu sa propre mort à Buchenwald acceptera quelques années plus
tard, en 1992, une invitation à se rendre sur le site du camp. Il acceptait de
confronter le rêve de la vie d'après, et d'avant aussi d'ailleurs, avec celui
cauchemardesque qui lui avait volé ses vingt ans. Sa vie après le camp, c'était
sa vie après la mort. Renaissance, aussi absurde que naissance, pour se voir
confronté à une mort tout aussi stupide. Ce ne sont ni Camus ni Cioran qui le
contrediront.
Après une stratégie de survie qui consistait à ne rien lire, ne rien écrire sur
le sujet honni, à rechercher la compagnie de personnes ignorant tout de ce
passé maudit et tenter de devenir un autre, Jorge Semprun trouve
le courage d'affronter cette page de sa vie au travers de l'écriture, bien
averti qu'elle le rendrait vulnérable aux affres de la mémoire. Il se convainc
de dire que tout ce qui n'est pas du domaine du camp est du domaine du rêve,
dans un ouvrage qu'il avait d'abord intitulé L'écriture ou la mort qui sera
publié sous celui de L'écriture
ou la vie.
Moi qui suis un lecteur de ces mots des Jorge Semprun, Primo Levi, et autres
hommes et femmes témoins de l'enfer des camps, moi pour qui "l'odeur de la
fumée du crématoire n'est qu'une phrase, une référence littéraire, une idée
d'odeur", je reste fasciné d'horreur à la lecture de chacun de ces
ouvrages qui du Mal absolu ne me donne certes qu'une idée, mais qui
m'attribuent ma juste part de responsabilité d'appartenir à une espèce capable
de ce Mal.
jeudi 9 juillet 2020
Comme un enfant qui joue seul ~~~~ Alain Cadéo
Si le passé cesse trop vite de nous appartenir, l'avenir happera tout aussi goulûment celui qui se livrera à la quête effrénée de lendemains meilleurs. Folle et mortelle fuite en avant. C'est à n'en pas douter le raisonnement que s'est tenu Barnabé Raphaël dans sa vie bien établie pour tout plaquer, et retourner au pays qui l'a vu naître. Sans autre projet que celui de vivre chaque instant. Souveraine et absolue procrastination qui consiste à repousser les lendemains eux-mêmes vers un futur toujours plus lointain. Remâcher le présent pour ne le déglutir avant d'en avoir apprécié toutes les saveurs. Philosophie de vie qui ne saurait déplaire à un certain Épicure.
Barnabé Raphaël a décidé de bannir tout ce que la vie
moderne peut comporter de promesse de vie meilleure pour laisser ses poumons
s'emplir de l'air du temps, son coeur de la vie des autres, son être de la
force de la Nature. Rejoindre l'océan et l'entendre lui confier le secret du
Monde. Insouciant du tumulte des pauvres inconscients qui lui tournent le
dos. Comme
un enfant qui joue tout seul.
Alain
Cadéo est doué d'une grande acuité dans l'observation de l'âme
humaine. Mais ce ne serait qu'égoïste satisfaction si cette qualité ne se
doublait de l'aptitude à la rendre intelligible à autrui. Généreux partage qui
confère sa noblesse à l'art d'écrire.
Il y a dans son écriture la solitude de l'homme rentré en
lui-même pour y fouiller les tréfonds de son être comme Zorba le grec les
entrailles de la terre : "Putain de montagne, j'aurai ta peau". Et ce
cri de victoire de la pépite ramenée à la contemplation des incrédules. Cette
prose poétique dispensée aux coeurs à la dérive en cicatrisation de leurs
désillusions d'une vie abandonnée au démon du confort matériel.
On est souvent seul dans la multitude, on n'est jamais seul
dans le désert. Il y a toujours un être improbable qui surgit d'un épineux ou
d'un rocher. Et pourquoi pas l'amour quand le coeur s'est libéré des
contingences qui brident sa spontanéité. Lire Alain Cadéo pour
ne pas dire j'ai oublié de vivre.
samedi 20 juin 2020
Le problème Spinoza ~~~~ Irvin D. Yalom
A trouver le nom de Spinoza en titre
d'un ouvrage on est surpris de le voir associé à celui d'un Alfred Rosenberg,
l'idéologue du parti nazi.
Rosenberg, personnage en retrait, plus introverti, moins exposé que ceux avec
qui il partagea le banc des accusés au procès de Nuremberg, nourrissait en
lui-même trois contrariétés souveraines. Il n'était en premier lieu pas aimé
des têtes d'affiche du parti, au premier rang desquels son idole Hitler. Ce
dernier ne le gratifiant de compliments que pour les diatribes racistes
enflammées qu'il publiait dans le journal dont il était rédacteur en chef. En
second lieu, son arbre généalogique pouvait faire ressortir, à qui aurait su
fouiller les archives, une lointaine ascendance juive. Et enfin, il se
confrontait au problème Spinoza.
L'obsession principale d'un idéologue tel que lui étant la légitimation de ses
théories, plus ces dernières sont scabreuses, voire malsaines jusqu'à être
nauséabondes, plus le recours aux références du passé lointain s'impose pour
dissoudre leurs fondements dans le bourbier d'une mémoire invérifiable. C'est
l'exercice auquel se livre Rosenberg dans son intention de soutenir la thèse de
la nature vénéneuse de la race juive, en remontant bien au-delà du siècle qui a
vu naître Spinoza,
le penseur juif d'ascendance portugaise dont la famille persécutée avait trouvé
refuge aux Pays Bas. Mais Spinoza pose
problème dans l'argumentation historique du théoricien du fait de l'aura qu'il
a auprès des penseurs allemands de souche, au premier rang desquels Goethe.
Les Allemands plaçant ce dernier très haut sur l'échelle des célébrités du pays
et l'évoquant volontiers quand le discours se fait nationaliste, sans doute au
grand dam de sa mémoire. Sa notoriété fait référence. Spinoza avait
certes été excommunié à vingt-trois ans par les autorités religieuses de sa
confession, mais selon Rosenberg le poison juif n'est pas dans la religion,
mais bien dans le sang de la race. Aussi, la célébrité de Spinoza auprès de
l'intelligentsia allemande, de purs Aryens, est-elle un caillou dans la
chaussure du théoricien névrosé et pervers qu'il est et dont le racisme
imprègne chaque cellule de son corps.
En peine de comprendre les écrits du philosophe, dont a fortiori son ouvrage
majeur l'Ethique,
Rosenberg qui se dit lui-même philosophe, s'empresse, dès la conquête des Pays
Bas par l'armée allemande en 1940, de s'approprier la bibliothèque de Spinoza. Espérant sans
doute y trouver la clé du succès des pensées de ce dernier auprès des
intellectuels allemands et élucider ainsi ce qui était devenu en son esprit le
problème Spinoza.
Spinoza, refusant de
voir son raisonnement étouffé par le dogme, avait été un problème pour ses
coreligionnaires contemporains. Ils avaient été conduits à le marginaliser. Il
en est resté un pour les idéologues nazis en sa qualité de juif dont ils
auraient pu épouser les thèses si ce n'était le soi-disant poison que sa
naissance avait introduit en ses veines.
Beaucoup des personnages des ouvrages d'Irvin Yalom deviennent
fictivement ses patients. Il est un psychanalyste américain de renom et la
thérapie psychanalytique reposant beaucoup sur la libération de la parole, il
fait grandement usage dans ses ouvrages de la technique du dialogue. Elle a le
mérite de rendre ses ouvrages très vivants, de structurer de manière très
lisible au profane le cheminement de pensée dans la recherche des sources du
mal. Cette approche convaincante permet d'intégrer le processus intellectuel
qui a pu amener une personne à commettre le pire. Même si, s'agissant des
théoriciens de l'idéologie nazie, on ne peut déceler de justification
intelligible à leurs thèses. L'exploration de leur raisonnement débouche dans
l'impasse de la perversité pure, laquelle a pu trouver en la personne du
schizophrène mégalomane qu'était Hitler la prédisposition à l'envoutement
hypnotique des masses.
Le problème Spinoza est
un ouvrage absolument passionnant en ce sens qu'il confronte par chapitre
alternés le bien et le mal absolus, la philosophie libérée de la tradition, de
la prière, des rituels et de la superstition d'un Spinoza à la
théorie irrationnelle et contrainte d'un Rosenberg. le premier plaçant la raison
au dessus de tout quand le second se focalise les critères de race. L'esprit
éclairé contre l'obscurantisme le plus opaque et le plus malfaisant.
Ma lecture de "Et Nietzsche a
pleuré" m'avait fait découvrir et apprécier cet univers de l'évocation
philosophique au travers du prisme de la psychanalyse, avec une écriture
accessible dépouillée du jargon technique spécialisé, ce second ouvrage que
j'ai lu de cet auteur me conforte dans cet engouement. Ouvrage très
enrichissant tant sur le plan historique que sur celui des mécanismes de
pensée.